Une oeuvre qui pose les bonnes questions... mais qui n'y répond pas !

Avant que le jeu ne sorte, je m'amusais de la confusion générale qui existait à propos d'Heavy Rain: comment y jouerait-on, finalement ? Je lisais, un sourire aux lèvres, les interviews de Cage, qui lui-même n'arrivait pas à le définir: "Mais non, ce n'est pas qu'une suite de QTE, c'est plus que ça, c'est, heu... il faut y jouer pour comprendre !" Tant de bla-bla alors que, depuis le début, j'étais convaincu qu'Heavy Rain serait simplement un Fahrenheit plus abouti. Et c'est exactement ce qu'il est, au final ! Pourquoi donc tant de mystères ? Pourquoi David Cage n'a jamais fait de parallèle entre ses deux oeuvres pour mieux faire comprendre son point de vue ? Pour des raisons marketing, de toute évidence, la curiosité suscitant l'achat...

De mon côté, je n'ai donc pas été déçu, sachant d'avance à quoi m'en tenir. Du coup, je n'ai pas non plus été surpris comme je l'avais été avec Fahrenheit, que j'avais considéré comme une véritable bouffée d'air frais à l'époque, malgré ses défauts. Deux d'entre eux ont été gommés, rendant l'expérience interactive un peu plus profonde:

- Les choix effectués dans Heavy Rain ont véritablement plus de poids que dans Fahrenheit. Ce dernier ne proposait que trois fins, minables, et qui ne dépendaient que de votre façon de vaincre le boss final. Heavy Rain contient une vingtaine de fin potentielles qui prennent en compte pas mal d'éléments de votre façon de jouer.

- Le scénario de Fahrenheit partait en couille vers la fin, Heavy Rain reste plutôt logique et égal à lui-même jusqu'au bout.

Le principal reproche qu'on fait souvent au dernier bébé de Quantic Dream, c'est qu'il demande au joueur d'accomplir des actions complètement inutiles, comme se brosser les dents, se vider la vessie, etc... Je me dois de protester. L'ambition du jeu, me semble-t-il, est de proposer une expérience à mi-chemin entre le cinéma et la vie réelle. Ce qui sépare les deux, entre autres, c'est l'ellipse. On balance généralement aux orties tout ce qui ne fait pas progresser un scénario. Un jeu vidéo, bien plus long qu'un film, peut se permettre de faire autrement même si ça n'arrive pratiquement jamais non plus. Personnellement, l'idée me séduit beaucoup. Je fais partie des gamers qui adorent les actions inutiles, les à-côtés presque invisibles des univers virtuels qui parviennent pourtant à renforcer leur cohérence. Que penser d'un héros qui ne mange jamais, qui ne boit pas, ne se lave pas, etc... alors qu'on le dirige non-stop pendant des heures et des heures... ? Les récits interactifs de Quantic Dream permettent de se plonger dans le quotidien de ses héros avec une banalité qui fait d'autant plus ressortir le caractère extraordinaire des tuiles qui leur tombent dessus. Un personnage qui se fait attaquer en sortant de sa douche apparait bien plus vulnérable qu'un policier hard-boiled qui a descendu du mafieux toute la journée. Un bon mélange entre ordinaire et extraordinaire me semble un puissant outil d'expérimentation vidéoludique. Hélas, dans le cas qui nous occupe, le mélange n'est pas parfait, mais pas dans le sens que l'on croit: pour moi, il y a beaucoup trop d'action dans Heavy Rain !

Plutôt que de prendre son temps à explorer la psyché des personnages via des scènes intimistes, le jeu ne cesse de vous balancer de longues séquences de poursuites et de bagarres à la figure. L'effet de surprise finit par en être totalement annihilé. Le jeu est subdivisé en une soixantaine de chapitres qui se présentent tous plus ou moins de la même façon: vous arrivez dans un nouveau lieu, vous recherchez des indices ou vous parlez avec un personnage et puis, paf ! Vous recevez un coup de poing dans la gueule et la baston commence. Les 4 personnages que vous incarnez ne font plus ou moins que se battre et courir (au moins cinq fois par jour), alors qu'ils sont quand même censés enquêter. On se retrouve projeté dans un blockbuster pas toujours très fin, qui multiplie les clichés en provenance directe de films ultra connus et de... Fahrenheit ! Hé oui, certaines séquences sont des copier-coller purs et simples du précédent jeu de Quantic Dream. Ceux qui l'ont torché verront leur sentiment de déjà-vu d'autant plus renforcé.

Un certain manque de maturité narrative plane donc sur Heavy Rain, à force de vouloir en foutre en permanence plein la vue. Un comble, quand on connait les prétentions du réalisateur... C'est d'autant plus dommage que le scénario reste mieux écrit que les 3/4 des autres jeux et que l'expérience proposée est vraiment intéressante, voire diablement maitrisée sur le plan des embranchements scénaristiques: la plasticité de l'histoire renvoie Fahrenheit à l'âge de pierre et témoigne d'une précision plutôt admirable. De plus, certains chapitres se permettent quelques originalités qui font ressortir le réel potentiel de la vision de Cage: les passages auxquels je pense et dont je ne dévoilerai bien sûr rien m'ont vraiment marqué, voir étonné et justifient largement, selon moi, de se lancer dans l'expérience. Je terminerai par l'idée la plus géniale de Heavy Rain: pas de game over mais pas de relance de sauvegardes non plus. Un personnage mort est définitivement mort, l'aventure se poursuit sans lui. Du coup, j'y ai beaucoup tenu, à mes 4 héros virtuels, surtout que tous, excepté la jeune journaliste sexy, m'ont ému à un niveau ou à un autre. Comme je l'ai dit, on ne s'attarde pas assez sur eux pour vraiment les comprendre (malgré la possibilité d'écouter leurs pensées à presque tout moment, un comble !), et de grosses zones d'ombre continuent à planer sur eux à la fin. Malgré tout, leurs faiblesses et l'espèce de mélancolie qui les imprègne m'a beaucoup parlé. L'abnégation d'Ethan Mars pour son fils, la sympathie doucement résignée du détective Scott Shelby et la fascinante relation que l'agent du FBI Norman Jayden entretient avec ses lunettes de réalité augmentée, à la fois meilleur élément de gameplay du jeu et meilleure trouvaille scénaristique.

Mon intérêt (certes frustré) pour les personnages n'est pas étranger au doublage français, une fois de plus excellent (c'était déjà le cas dans Fahrenheit) ! Vous retrouverez, en vrac, les voix françaises de Viggo Mortensen, Al Pacino, Matt Damon, Angelina Jolie, Pierce Brosnan... Des jeux d'acteurs subtils (surtout les voix de Viggo et Al, bluffantes) qui multiplient par 10 l'immersion. D'ailleurs, si Quantic Dream pouvait donner le secret de cette excellence à tout le reste de l'industrie vidéoludique, je leur en serais vraiment reconnaissant !

Il y aurait encore beaucoup à dire, mais je vais vraiment m'arrêter ici. Qu'il me suffise de remarquer que la conclusion de l'histoire pose des questions très intéressantes sur la relation que l'on a entretenue avec les personnages du jeu, clé de voûte, selon moi, de la vision de David Cage. Pour son prochain jeu, toutefois, il est impératif de passer à une autre formule: celle-ci a bel et bien été exploitée jusqu'au trognon, et il est temps à présent de faire peau neuve. Sinon, il se pourrait bien que ce réalisateur tombe définitivement dans les travers qu'il ne cesse de dénoncer...

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le 16 nov. 2011

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Amrit

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