Ah, Just Cause 1. C'était en 2006, les vrais jouaient alors sur Xbox 360 et se prenaient l'une des mandales graphiques de leur vie. C'était le premier véritable open-world bac à sable de cette ampleur, un an avant Assassin's Creed. A l'époque, le jeu s'était relativement fait défoncer par la presse (un pauvre 73% sur Metacritic) à cause de ses principes de jeu répétitifs et de son scénario nullissime, des griefs il faut le dire parfaitement justifiés... qui, pourtant, allaient constituer l'argument de vente numéro un des AAA de la génération suivante. Les développeurs suédois d'Avalanche Studios avaient eu le nez, il y a dix ans, d'anticiper la mode des open-world vides et chiants remplis des mêmes missions dupliquées à l'infini. Remarquez, c'était bien aussi : on s'y promenait distraitement, on admirait un coucher de soleil, on foulait du pied des plages de sable blanc. Je me rappelle qu'à l'époque, Just Cause avait été pour moi une révélation, une sorte de promesse de ce qu'allaient être les jeux du futur : de grands espaces, une totale liberté de mouvement, des graphismes somptueux... tant et si bien que j'y passai des dizaines d'heures, régulièrement ébahi par la beauté des décors (redisons que sur Xbox 360, pour l'époque, le jeu était graphiquement fabuleux) et aussi, quand même, par la furie des explosions dévastatrices qui pétaient aux quatre coins de l'écran dans un spectacle pyrotechnique, là encore, techniquement extraordinaire. Just Cause 1, c'était un peu le Crysis console, un immense coin de paradis à arpenter dans la plus totale liberté. Au point qu'on faisait précisément abstraction de son côté profondément ennuyeux et répétitif, qui finissait, à vrai dire, par devenir rassurant, familier ; qui, manette en main, permettait au joueur d'éteindre son cerveau pour ne faire appel qu'à ses réflexes les plus primaires, pour ne pas dire primitifs. Une certaine conception du game design qu'on a d'abord honni, donc, avant de l'accepter avec docilité, quand on a commencé à comprendre qu'Ubisoft et plus généralement l'ensemble de l'industrie AAA nous en ferait bouffer à toutes les sauces (le comportement de la presse vis-à-vis de Just Cause 1, puis son revirement de bord au moment du 2 et vis-à-vis des productions du même genre qui ont suivi est, encore une fois, très révélateur).


Just Cause 1 était chouette, donc. Répétitif et vide, mais aussi libre, idiot, furieux, avant tout précurseur dans son domaine. Son successeur l'était un peu moins, ou alors un peu plus, tout dépend du point de vue. Plus cool car il y avait plus de trucs à faire. Moins cool car c'était en fait toujours la même chose. Sauf qu'il n'y a qu'à voir comment fonctionnent les autres mastodontes open-world : plus il y a de contenu, mieux c'est, et peu importe la nature de ce contenu. Et Just Cause 3, en toute logique, continue dans la surenchère : il y a toujours énormément de choses à faire, et ça prend un temps fou. Les développeurs ont fait en sorte d'étirer au maximum la durée de vie du jeu sans faire attention au plaisir de jeu réel qui pourrait se dégager de l'expérience, de la même manière que Just Cause 2 ou que les Far Cry/Assassin's Creed/Watch Dogs d'Ubisoft : l'essentiel est d'occuper du temps de jeu, de retenir le joueur devant son écran sans réelle considération pour l'intérêt de ce qu'on lui propose de faire. Même si l'on retrouve le côté mètre-étalon technologique dans ce troisième épisode, ce qui était sympa et innocent à l'époque du premier Just Cause a ici disparu, remplacé par une espèce de philosophie de design pervertie consistant à dupliquer à l'infini les mêmes contenus pour faire un maximum de ventes et de pognon. Critique facile mais ô combien évidente quand on voit à quel point les développeurs se reposent ici sur leurs acquis, ou justement, leurs non-acquis.


Commençons par noter la plus grande qualité de Just Cause 3 : sa phénoménale beauté graphique. C'est vraiment, vraiment sublime. Distance d'affichage de folie, éclairages de très bon goût, normal mapping de fou furieux, textures hyper nettes, détail extrême des environnements naturels qui sont hallucinants de réalisme, même à l'arrêt ; en action, furie toujours décomplexée, fluide et démente des explosions, tirs de roquette et embrasements massifs aux quatre coins de l'écran. Voilà, Just Cause 3 est l'un des plus beaux jeux actuellement existants sur le marché. Maintenant, vous voyez les défauts de Just Cause 1 et 2 ? Ils sont toujours là. Maniabilité des véhicules ratée (voire catastrophique), espaces urbains extrêmement moches, caméra unique, combats imprécis, corps-à-corps scandaleux, mauvaises sensations des armes à feu "basiques", héros sans charisme aux animations erratiques, design global en contradiction avec l'idée de tout faire péter sans se prendre la tête. Les livraisons d'armements sont conditionnées à l'obtention de jetons distribués parcimonieusement : elles sont par ailleurs inutiles car 90% des armes sont inefficaces dans 90% des situations, sans parler des véhicules qui ne constituent que des versions bridées et laides du désormais célèbre combo grappin/parapente. En plus d'un nombre affolant de problèmes de design intrinsèques (on y vient après), on constate dès le départ, en surface, qu'Avalanche Studios n'a en rien cherché à corriger des défauts qui étaient déjà gênants en 2010. On leur accordera bien un mérite, celui d'avoir créé un archipel méditerranéen assez joli. En revanche, pas question de les laisser s'en tirer à bon compte sur les problèmes fondamentaux qui gangrènent la série depuis sa création. Plus grave, pas question de valider leurs nouvelles "idées" de design, tellement mauvaises et je-m'en-foutistes qu'elles annihilent le peu d'intérêt qu'il reste au jeu. Just Cause 3, dans sa logique de surenchère de contenu, commet, de façon tout à fait consciente et volontaire, des erreurs de conception absolument ahurissantes qui ont peu de chance de garder rivés à leur écran les plus patients des joueurs et qui sonnent comme un total manque de respect. On a ce qu'on mérite, d'une certaine façon, tant le titre prolonge, dans l'esprit, cet esprit de remplissage barbare qui est devenu norme ; sauf qu'ici, les développeurs poussent le vice bien trop loin.


Pourtant, ce n'est pas le fait que Just Cause 3 ne corrige pas les problèmes de son prédécesseur qui le rend si antipathique. Non, le problème est que le jeu a bien plus été pensé pour "prendre du temps de cerveau disponible" (ainsi que tout votre pognon, voir plus bas) au mépris le plus total de la qualité de l'expérience. Les sessions de jeu individuelles sont d'abord plus longues, premièrement parce que les bases à libérer sont géographiquement très étalées, deuxièmement parce que les armes sont complètement nulles, la plupart n'ayant pour ainsi dire aucun effet sur les structures à démolir. On sent que les développeurs ont sciemment réfléchi à faire durer chaque chose : les flingues sont mous, les lance-roquettes efficaces mais en munitions limitées, les grenades pratiques mais inutiles en version non améliorée, les seules armes viables étant au final des mines qu'on est obligé de poser en se collant à un centimètre du bâtiment (alors qu'on aurait très bien pu les lancer). Les véhicules armés, quant à eux, sont rendus complètement inutiles soit par une lenteur volontairement exagérée (les tanks), soit par la présence grouillante d'armements antiaériens qui empêchent de piloter tout hélico ou avion en zone ennemie. La santé de Rico, enfin, est constamment basse, ce qui s'illustre à l'écran par un rougeoiement de l'écran façon Call of Duty : autant vous dire qu'on passe l'essentiel des phases d'action avec un filtre écarlate en cherchant désespérément des abris sans vraiment pouvoir comprendre d'où viennent les coups. On meurt très souvent, ce qui a d'ailleurs pour seule conséquence de recharger l'univers dans l'état exact où il était au moment de votre mort tout en vous retéléportant presque au même endroit. La mort est donc fréquente, énervante, stressante, mais n'a absolument aucune incidence sur le jeu : il faut le vivre (huhu) pour le croire. Ce game design a une vraie odeur de bullshit où l'on sent que les devs n'ont pas seulement rien glandé, mais qu'ils ont littéralement planché sur comment rendre le jeu chiant. Pour preuve supplémentaire, ils ont introduit dans cet épisode un système de compétences à déverrouiller qui sont, du coup, presque indispensables pour expédier un peu plus facilement ces raids, par exemple en augmentant les munitions des meilleures armes ou en les rendant plus efficaces... sauf que les déverrouiller demande non de "libérer" les bases et villes du jeu, mais de se fader des défis faussement présentés comme facultatifs, que l'on ne déverrouille eux-mêmes qu'après avoir libéré les zones. Vous vous dites : "Ce serait comme si on ne montait de niveau dans un RPG qu'en accomplissant des quêtes secondaires" ? Vous avez probablement raison.


Imaginez la situation, vous venez de vous fader quasiment une demi-heure à nettoyer une base particulièrement looongue. Vous déverrouillez alors un défi arcade vous permettant d'y revenir. "Le rêve", pensez-vous, "je viens de terminer cette base, je vais refaire exactement la même chose en défi arcade pour déverrouiller des points de compétence". Il y a déjà des centaines de bases à libérer dans tout le jeu ! Qui est l'abruti stagiaire/commercial/demeuré qui a eu, et fait passer, cette idée de refaire les mêmes passages pour faire progresser son personnage ? Les bases à détruire sont en plus si grandes, si étalées, que même si les éléments destructibles sont indiqués assez clairement, il faut presque systématiquement refaire plusieurs fois le tour de chaque zone la première fois pour chercher les éléments destructibles qu'on aurait oublié. Le level design des zones de combat est déjà assez médiocre à cause de ce problème majeur qui transforme chaque partie d'explosions en chasse au trésor désespérée sous les coups de feu d'une IA décidément toujours aussi débile (et dont on a plus que jamais l'occasion de s'apercevoir des nombreuses errances : suicides, ennemis qui se tuent entre eux, se roulent dessus, se tirent dessus à coups de missiles nucléaires, etc). On finit généralement chaque mission de libération en étant littéralement bouffi et écœuré d'avoir fait et refait dix fois le tour de la zone à la recherche du pixel rouge qu'on n'aurait pas explosé. Mais en plus, il faut refaire la zone si on veut devenir plus fort...


Le pire n'est même pas qu'un réflexe pavlovien nous commande de les plier directement pour en finir une bonne fois pour toutes. Les compétences qu'on déverrouille sont, pour beaucoup, des fonctions qui étaient déjà dans Just Cause 2 ; on a donc affaire, littéralement, à un Just Cause 2 appauvri en début de partie. Sans compter que, du fait qu'ils permettent de faire progresser le personnage, les défis sont devenus un élément central du jeu... mais ils sont presque tous ratés. Les courses aussi sont de véritables plaies qu'il est quasiment impossible de simplement terminer à cause de la physique désastreuse des véhicules. Les tracés sont sinueux, à tel point qu'il est impossible de les aborder avec de la vitesse, or la maniabilité et les sensations ne sont jamais aussi absentes que lorsqu'on les pilote lentement. Les parcours les plus idiots n'hésitent même pas à faire intervenir des sauts à moto, alors même qu'il est impossible de se réceptionner après un saut à moto : on se vautre systématiquement et il faut recommencer le défi, encore et encore, jusqu'à ce qu'on finisse par se convaincre qu'il n'existe aucun moyen de le terminer. La même chose est valable pour les parcours en avion de chasse, en wingsuit... presque tous les défis sont extrêmement tendus à finir à cause de la maniabilité et de la physique affreuses de chaque élément du jeu, et à cause de l'idiotie profonde des tracés qui demandent du joueur une maîtrise surréaliste d'un système de conduite pété jusqu'à la moelle. Que les développeurs n'aient pas planché sur les défauts du 2 est déjà un gros problème ; qu'ils se soient en plus offerts le luxe de les mettre au premier plan est un doigt d'honneur à l'adresse du joueur.


Enfin, last but not least : le jeu a été pensé pour vous faire cracher un maximum de pognon. Les rares nouveautés de gameplay ont été extrêmement bridées pour le bon plaisir des DLC payants. Par exemple, la wingsuit n'est utile que si on achète l'extension Forteresse volante, qui lui ajoute un petit moteur permettant de transformer Rico en avion humain. Sympa, mais pourquoi ne pas avoir inclus cette fonction dans le jeu de base ? Sans le DLC payant, la wingsuit n'a absolument aucun intérêt, se contentant de faire la nique au joueur qui s'est "contenté" d'acheter la version de base à 50 €. Donc oui, il y a des nouveautés : un cadre plus joli, le double grappin qui permet de s'amuser un peu mais qui est globalement gadget et inadapté à une utilisation rapide (encore un énorme défaut de conception, impossible de s'en servir dans le feu de l'action puisque cela requiert précision et temps), ainsi qu'une wingsuit qui change simplement la façon dont Rico tombe. La principale caractéristique de Just Cause 3 reste pourtant qu'il n'est qu'un duplicata de son prédécesseur qu'on aurait rendu certes beaucoup plus beau, mais aussi beaucoup plus long, fastidieux et encourageant l'achat de DLC jusqu'à la nausée, comme pour répondre à une demande croissante d'une certaine frange de la population gamer qui ne jure plus que par le remplissage et le compteur d'heures de jeu : Just Cause 3 est un titre vulgairement bridé qu'on déverrouille progressivement en échange de temps et d'argent. Dès l'introduction et pendant toute la partie, le jeu confirmera ses intentions extrêmement mercantiles d'open-world "à contenu", qui commet de très violentes erreurs de design en ayant l'outrecuidance de ne pas remédier à celles qui existaient déjà, et dont tous les joueurs se plaignent depuis quasiment 10 ans. Quand on voit ce qu'une autre équipe d'Avalanche a réalisé avec Mad Max qui, en un coup d'essai, est parvenu à livrer un simili-Just Cause sans la plupart de ses défauts originels (jouez-y, vraiment : une expérience utilisateur incroyable, comme on dit dans le milieu), on peut légitimement se demander qui, de Square ou d'Avalanche, a décidé de faire de Just Cause 3 le naufrage que voici.

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le 7 mars 2016

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Seb C.

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