Novembre 2014, une brève illumination me traverse en jouant à Dragon Age Inquisition : et si tout ça n’était que du vent ? Il faut dire qu’avant de me remettre en question, j’ai quand même bien passé une trentaine d’heures à enchaîner les mêmes missions insipides, les mêmes ramassages d’objets idiots, les mêmes roues de dialogue binaires. Et puis, finalement, au bout de 70 heures, j’ai fini par lâcher l’affaire, avec un compendium à moitié rempli et toujours aucun boss final à l’horizon. J’étais ressorti du jeu à la fois enthousiaste et sali. Enthousiaste, parce que Bioware avait quand même sacrément bossé pour remettre sa formule à plat et que le moteur Frostbite envoyait du lourd graphiquement. Sali, parce que tout le jeu était bâti autour d’une nette volonté d’aseptisation globale, cédait aux facilités les plus éculées pour maintenir le joueur devant son écran, pour le faire revenir, encore et toujours, vers les mêmes missions insipides, les mêmes ramassages d’objets idiots, les mêmes roues de dialogue binaires. Sali aussi parce que, d’une certaine façon, j’avais passé 70 heures à m’emmerder, et à en redemander.


Avril 2017, une autre illumination me traverse (oui, beaucoup d’illuminations me traversent en ce moment) en jouant à Mass Effect Andromeda : c’est la même soupe. On l’avait honnêtement tous vu venir, on se doutait bien que la nouvelle recette Bioware testée sur Dragon Age allait être appliquée sur d’autres jeux. On a désormais la confirmation que désormais, Bioware, c’est ça. Et, quand même, ça fait tout drôle. Parce qu’autant la recette avait eu le mérite de relever le niveau sur Dragon Age après zéro marketing, un deuxième épisode mal reçu et une franchise en recherche d’identité, autant Mass Effect Andromeda succède, lui, à une trilogie mythique (notamment pour moi, qui suis même de ceux à avoir aimé la première fin de Mass Effect 3). Au contraire des elfes et autres nains gentiment anonymes de Dragon Age, le commandant Shepard, autour duquel ont été construits trois jeux, est entré pour certains au panthéon des meilleurs héros de RPG, avec sa clique de mercenaires stylés, avec toutes les races imaginées, avec la richesse de son background ; avec, aussi, les nombreux tâtonnements de game design le long desquels la série a évolué avant d’enfin se trouver un équilibre gracieux en fin de trilogie.


Bioware n’est jamais le dernier à se remettre en question, voilà un mérite qu’il faut lui reconnaître. A l’inverse de nombreuses licences annualisées d’autres gros poissons de l’industrie, chaque jeu de chaque série de ce développeur se démarque visiblement des autres, avec des idées nouvelles ou remaniées, des tweaks de gameplay souvent appelés de leurs vœux par la communauté… Pour ce nouveau Mass Effect, le studio a décidé d’encore une fois écouter les joueurs, mais de manière indirecte : c’est-à-dire, en piochant directement dans les idées des jeux qui se vendent le mieux. Bref, Bioware a mélangé Bethesda, Ubisoft et Square Enix. Rempli ras la gueule de contenu façon MMO, croulant sous un nombre faramineux de couches de gameplay, peuplé de PNJ donneurs de quête et de matériaux d’artisanat, décoré à tous les coins de l’écran de radars ou d’indicateurs, Mass Effect Andromeda est une nouvelle créature de Frankenstein. Si vous voulez tout faire, réussir toutes les quêtes, fabriquer tous les objets, déverrouiller toutes les entrées de codex, prévoyez une centaine d’heures. Avec un sac à vomi près de vous de préférence, tant vous allez vous bâfrer toujours de la même cuisine, des mêmes arômes de synthèse, ressentir ce même arrière-goût gras et pâteux de junk food engloutie un lendemain de cuite. Parce que c’est un jeu répétitif jusqu’à l’écœurement, qui ne demande pas à vous amuser mais simplement à vous maintenir devant votre écran. « Je joue, donc je m’amuse » : cette maxime est totalement fausse, ce n’est donc pas pour rien si personne ne l’a jamais prononcée ; reste que c’est par elle que jurent de plus en plus les gros développeurs, et il n’y a rien de plus triste que de voir Bioware se joindre au troupeau.


Il n’y a rien de plus triste, non plus, que d’admettre l’efficacité bête de ces jeux mangeurs de temps. On joue longtemps à Andromeda. Il m’a fallu à peine une heure pour comprendre que ce jeu allait être médiocre, ce qui ne m’a pas empêché d’y investir vingt-quatre heures de plus. Toute action en appelle une autre, dans une logique de flux relativement maîtrisée : une quête terminée appelle la visite d’un point d’intérêt non loin, un ennemi abattu appelle un scan pour engranger des points de recherche, un dialogue à choix multiple appelle l’exploration de toutes ses branches, une ressource ramassée appelle son exploitation à bord du vaisseau, une colonie fraîchement construite appelle sa visite, une entrée dans une galaxie appelle la visite de ses planètes, un groupe d’ennemis à abattre en appelle un autre. C’est sans aucune finesse et mal équilibré, mais tout est présent en quantités astronomiques.


Pourquoi cela fonctionne-t-il moins bien que Dragon Age Inquisition, et pourquoi cela donne-t-il la nausée ? Déjà, redisons que Mass Effect Andromeda est d’une facilité confondante. La disparition de la pause active indiquait certes un niveau un peu moins brutal qu’avant, mais en mode Normal, le jeu est une promenade de santé qui devient de plus en plus ridiculement simple jusqu’à faire perdre toute envie d’avancer. On monte de niveau toutes les trente secondes, les coups pleuvent sur des ennemis tous plus impotents les uns que les autres, et l’infinité des compétences à acquérir dévoile très vite sa totale inutilité : celles-ci ne communiquent jamais entre elles, il n’y a pas vraiment d’arborescence mais des dizaines d’aptitudes dont seulement trois pourront être de toute manière utilisées, et l’intérêt de faire progresser son personnage a complètement disparu après le niveau 15 sauf à vouloir absolument changer de spécialisation et perdre les avantages acquis jusqu’alors. Sachant qu’on dépasse le niveau 40 dans la campagne, environ les trois quarts du temps de jeu n’ont aucune incidence sur la montée en puissance du personnage. Reste l’idée de la complémentarité entre les membres de l’escouade, mais celle-ci n’est qu’effleurée et demande davantage de chance que de stratégie puisqu’il n’est pas possible de contrôler ses coéquipiers (qui passent leur temps à se téléporter près du joueur même quand on leur donne le seul ordre possible, celui de tenir une position). Il faut impérativement lancer le jeu en mode de difficulté supérieur dès le premier run, mais même ici les dés sont pipés, avec un équilibrage désastreux et apparemment voulu comme tel. Les meilleures armes et armures s’achètent dès le début du jeu pour des sommes dérisoires, tandis que la création d’objets par l’artisanat est extrêmement longue et suit un lent process de récolte, recherche et développement faisant entrer en jeu trois variables différentes à lui seul... Mass Effect Andromeda s’ajoute donc à cette liste grandissante de RPG modernes tenant absolument à caler quelque part de l’artisanat, avec tout un système compliqué et contraignant dont l’exploitation ne procure qu’agacement pour des résultats dérisoires. En faisant cela, le jeu espère clairement rallier à sa cause les amateurs de MMORPG enclins au grind ; cependant l’intention s’effondre tant par sa malhonnêteté que par l’idiotie que les développeurs ont eu à la rendre facultative, comme s’ils admettaient eux-mêmes son iniquité et renonçaient à assumer une vision.


Ce renoncement se lit également dans cette décision, apparemment abandonnée à mi-chemin, de centrer le jeu sur l’exploration et la complétion. Le joueur est sans arrêt encouragé à faire monter des jauges et des pourcentages en tous genres pour améliorer la viabilité de ses colonies et la puissance de sa flotte, en soi une idée sympathique et raccord avec l’univers Mass Effect ; pourtant rien ne semble finissable ni maîtrisable à 100%, il y aura toujours une icône de quête secondaire flottante ou des extraterrestres agressifs à buter sur une planète conquise à son taux maximum. Les Kertts, grosses brutes décérébrées de l’espace dont le charisme est encore inférieur à celui des Locustes de Gears of War, ont le don d’apparaître n’importe où et n’importe quand, en quantités systématiquement inappropriées et pour des raisons que le scénario n’expliquera jamais – c’est juste pour que le joueur ait toujours quelque chose à tuer sous la main. Les zones nettoyées peuvent continuer de l’être indéfiniment, avec des taux de réussite qui peuvent dépasser les sacro-saints 100% jusqu’à des totaux apparemment infinis. Le codex, le journal et l’inventaire passent leur temps à signaler au joueur de nouvelles entrées n’existant pas, à afficher des petits points d’exclamation pour attirer son intérêt sur des éléments introuvables ou déjà lus dix fois. On ne comprend pas la signification des icônes de points d’intérêt mis à part celui de signaler des hordes de brutes à massacrer et qui sont parfaitement inoffensives, vu qu’elles restent toutes seules à gentiment camper dans leur coin sans venir menacer la paix de nos colonies. A force de détails de ce genre, le joueur féru de complétion et de nettoyage, qui est clairement la cible de ce jeu, finit par être lassé d’avoir toujours l’impression que ses efforts sont vains et continuent d’être exigés en boucle sans que rien ne le justifie.


Et puis, il faut bien sûr parler de cette écriture générique au possible. Mass Effect Andromeda atteint un degré d’aseptisation sans précédent en partant de bases pourtant prometteuses. Coloniser des planètes inconnues, établir un premier contact avec de nouvelles espèces, le tout à l’autre bout de l’univers : comment est-il possible de se planter à ce point avec un pitch pareil ? On reste sur une galerie de races parfaitement anthropomorphes (le cas des premiers Mass Effect) et sans aucune imagination sur le background et leur culture (pas le cas des premiers Mass Effect). Signalons ensuite ce qui était déjà un problème dans Dragon Age Inquisition, la mise en scène bâclée et sans personnalité. La plupart des cut-scenes ont l’air d’avoir été bricolées par des stagiaires et durent moins de temps qu’il n’en faut pour dire Kertt, un comble quand on sait que la trilogie Mass Effect a bâti une partie de sa légende sur son côté mûrement cinématographique. La laideur inouïe des personnages humains, qui marquent un gros pas en arrière par rapport à Dragon Age Inquisition, pose un réel problème d’identification avec ces cheveux en plastique et ces yeux morts ; si les autres races sont mieux loties, l’idiotie et la caricature généralisées des personnalités de chacun rendent le moindre dialogue d’une rare pénibilité.


On peut établir une certaine parenté entre l’évolution de la SF mainstream au cinéma et celle du jeu vidéo : si les premiers Mass Effect approchaient le genre avec un souci du détail comparable aux premiers films de Ridley Scott, cet Andromeda tend ouvertement vers ses derniers films. En effet, la bande de teubés narcissiques et immatures que l’on dirige (héros inclus) et qui est chargée de sauver l’univers ressemble étonnamment, dans son unidimensionnalité et sa banalité, à celle du film Prometheus (il y aurait d’ailleurs sans doute un parallèle à tracer entre l’uniformisation de ces deux univers, les développeurs de Bioware ne faisant quelque part qu’emboîter le pas à leurs collègues du cinéma). Même en termes d’exploration et d’exotisme, Andromeda tient à laisser le joueur en terrain connu, avec des planètes visitables en sous-nombre et bien trop banales pour y accrocher l’esprit ou le regard. On se rappellera particulièrement cette promesse audacieuse des développeurs que chaque planète explorable allait être plus grande en superficie que la totalité des zones de Dragon Age Inquisition : éclats de rire (jaune) garantis à la vue de ces surfaces extraterrestres effectivement immenses, souffrant d’un level design cafardeux, plantées de structures sans harmonie qui évoquent, dans le patchwork souvent dégueulasse formé à l’écran, le gloubi-boulga visuel d’un Torment : Tides of Numenera, et qu’on parcourt sans plaisir à bord d’un véhicule tout-terrain que le seul fait de quitter plonge dans une légère dépression – certainement à la pensée de ces kilomètres carré d’ennui à parcourir à pieds. Et ce, en dépit de réelles fulgurances esthétiques dans les éclairages, les effets atmosphériques et les lointains panoramas que le moteur Frostbite sait rendre avec classe.


Dans cet océan de tristesse, il reste une (1) chose sympa : le dynamisme des combats. A condition, donc, de lancer le jeu directement en difficulté maximale. Si vous faites abstraction de l’écriture atroce, de l’appel permanent au grind et globalement du gaspillage de temps éhonté auquel vous invite chaque mécanique de jeu, il n’est pas impossible que vous appréciez l’expérience Mass Effect Andromeda, ou plus exactement que vous ne la détestiez pas – car ce n’est pas un jeu qu’on peut aimer, c’est au mieux un jeu sur lequel on peut tolérer de passer du temps. C’est précisément un jeu qu’on peut tolérer, dont le seul attrait consiste à garantir une certaine forme de distraction bête, une évasion discount vers une galaxie sympa, qui nous célèbre en héros et n’arrête pas de supplier notre aide, qui fait monter plein de petits compteurs et se montre quelquefois « satisfying as fuck », de la même façon que mordre à pleines dents un Double Steakhouse révèle un plaisir immédiat : c’est gras, c’est lourd, et c’est étudié en amont pour avoir ce goût et cette texture. Ça rappelle aussi à quel point on est idiot de ne pas être resté chez soi à se cuisiner un bon repas.

boulingrin87
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le 14 avr. 2017

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Seb C.

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