Pillars of Eternity premier du nom est-il un CRPG surcoté ? Pour les fans hardcore de l’Infinity Engine et de l’époque de Baldur’s Gate, sans doute pas. Pour les habitués de la patte moderne d’Obsidian ou plus généralement ceux qui ont découvert le genre un peu plus tard, cela a plus de chances d’être vrai. Quiconque n’a pas vécu les premières et grandes heures de Bioware dans les années 90 n’a probablement pas pu saisir toutes les qualités de ce jeu de rôles pourtant sorti sous un tonnerre d’éloges. Pour ceux-là, c’est la désuétude de l’expérience, son côté verbeux et son amour excessif du cliché rôliste qui aura tué le jeu. Son côté figé, aussi, cet aspect faussement libre seriné à longueur de temps camouflant une épopée pourtant (sur)écrite à l’avance, où le principal plaisir consiste à passer son temps davantage dans des écrans de statistiques surchargés que dans la lecture (au sens littéral) d’une histoire trop souvent racontée. En 2015, Pillars of Eternity est un jeu trop ancré dans le passé, qui oublie volontairement l’évolution du genre pour se contenter de faire du gringue aux anciens. C’est sa plus évidente limite, et ce qui aurait pu condamner sa suite si Obsidian avait décider de s’entêter dans cette voie.


Heureusement, cette suite corrige beaucoup de choses. Le jeu est habité par un souci de respecter l’esprit du CRPG traditionnel, sans pour autant s’écarter de ce qui rend, de nos jours, le jeu de rôles vivant et amusant. Obsidian aurait pu se contenter d’une resucée du premier épisode, mais n’en a rien fait : le résultat est là, vivant, stimulant, bouillonnant d’une passion profonde pour le genre dans sa définition historique, et tout autant désireux de vivre avec son temps. On a l’impression, en jouant à Pillars of Eternity II, d’être témoin d’un mariage d’amour entre passé et présent. C'est simple : ce jeu est émouvant. Pour cette suite, Obisidian donne le sentiment d’avoir réfléchi non seulement à ce que le jeu de rôles traditionnel garde d’attirant de nos jours (une réflexion qui avait été totalement zappée pour le premier épisode), mais, en plus, celui d’avoir beaucoup pensé à la manière par laquelle le CRPG peut encore communiquer avec les formes actuelles du genre. Le résultat est une hybridation audacieuse et touffue entre un Baldur’s Gate canonique et les RPG produits par l’Obsidian des années 2010-2015. Les bases du premiers Pillars sont conservées, mais bouleversées juste ce qu’il faut pour rendre l’expérience moderne sans sacrifier à sa richesse. C’est le premier jeu, en moins verbeux, plus grand, mieux rythmé, et mécaniquement enrichi avec finesse et bon goût.


L’univers de la piraterie semble tout d’abord avoir particulièrement inspiré les développeurs, puisque l’essentiel des possibilités offertes par la thématique répondent présent, sans sombrer dans la gadgétisation ni le remplissage automatique. Une carte du monde immense qu’on explore petit-à-petit. Un bateau à affréter, une gestion de l’équipage et des provisions. Des batailles navales, au format « livre dont vous êtes le héros ». Des dizaines d’îles à découvrir, remplies de secrets, de villages, d’autochtones… et jamais, au grand jamais, de baratin inutile, de kilomètres de dialogues stériles. Pillars of Eternity II nous fait engloutir des montagnes de texte, mais jamais en forçant. L’écriture est naturelle, rythmée, les rebondissements nombreux et intéressants, et le bouton « Fin du dialogue » sait exactement quand apparaître. On a davantage l’impression de jouer un navigateur que de lire ses aventures. Dans les moments les plus forts, on communie même avec lui, avec son équipage, on se laisse cueillir avec délices par une surprise au détour de l’exploration d’une forêt vierge, on conquiert et nomme des territoires inexplorés, on cartographie, on joue à l’aventurier, au flibustier, à l’explorateur, au complotiste. On s’amuse, vraiment.


Pourtant les bases sont les mêmes que Pillars I. C’est du jeu de rôles en vue isométrique, avec des combats en temps réel pausable qui peuvent devenir assez vite bordéliques, des montées de niveau complexes, des factions dont on gravit assez rapidement les échelons et un système de réputation pas forcément très poussé, comptant surtout sur l’illusion du joueur d’appartenir à tel ou tel groupe. Mais cet aspect traditionnel s’épanouit beaucoup mieux lorsqu’il est accompagné de modernité, que seul comme il pouvait l’être dans le jeu original. Il en devient même attachant, lorsqu’on considère le jeu comme ce qu’il est : un produit moderne aux accents old-school, une sorte d’exposition d’art moderne qu’on aurait déployé dans un musée ancien et respectable.


Par rapport à son prédécesseur, outre les changements structurels apportés à l’univers et au mode de navigation, Pillars II se distingue particulièrement sur deux points : sa plus grande accessibilité et, pour un public francophone, sa traduction. Deux points essentiels, qui rappellent à quel point ils ne doivent pas être négligés. Concernant l’accessibilité, cette suite pousse « simplement » le challenge vers le bas, en rendant plus faciles les affrontements et les jets de dés, plus enclins à réussir. En gros, le mode Normal correspond au mode Facile de Pillars I. Cette décision pourrait faire grincer des dents, mais est probablement plus raccord face au public moderne des jeux de rôle, sans pour autant exclure les anciens qui auront toujours accès à des modes spécialement taillés pour eux. Un joueur actuel habitué des productions récentes exigeantes progressera en mode Normal à un rythme raisonnable. Peut-être un peu trop facilement en fin de partie, mais c’est dans l’ensemble préférable à la difficulté trop punitive du premier épisode, qui donnait constamment l’impression d’être nul à qui n’avait pas passé ses nuits dans des tableaux Excel à l’époque du premier Baldur. Cet adoucissement de la difficulté permet par ricochet de rendre un peu plus joyeuses les montées de niveau, et invite à la prise de risque et à l’exploration sans pour autant affadir l’expérience. Quant à la traduction, on nous sert ici une version française royale qui n’a rien à voir avec la soupe moldavo-roumaine servie sur Pillars I… et vu la richesse du background, les nombreux termes inventés pour le jeu et la multiplicité d’infobulles en tous genre sur l’histoire et les langues de l’archipel, on peut dire sans hésiter que les traducteurs ont accompli un exploit. Pour un jeu aussi centré sur la lecture, c’est un plaisir indicible et on se retrouve à avaler les lignes de texte avec un appétit de rat de bibliothèque, ce qui permet de prolonger naturellement les sessions de jeu et de renforcer la crédibilité de l’univers.


Enfin et plus généralement, Pillars of Eternity II est beau. Le premier jeu avait déjà explosé les standards de la vue isométrique, mais ici on se trouve face à une œuvre d’art. Les écrans sont en 3D précalculée, avec des touches de temps réel pour les arbres, les feuillages et les nombreux personnages qui se promènent à l’écran. Dans les villes, le jeu peint de véritables tableaux vivants en très haute résolution. Dans les campagnes (tropicales), on ressent le souffle du vent sur les feuilles des palmiers. Et dans les grottes, c’est le mystère et le recueillement qui prédominent, avec de nombreux sanctuaires et autres catacombes à explorer dans une ambiance visuelle et sonore très réussie. Le dépaysement apporté par l’univers pirate est une véritable bouffée d’air frais, et l’harmonie formée entre graphismes, musiques (splendides, même après des dizaines d’heures de jeu à les écouter) et doublages (intégralement interprétés par une tripotée d’excellents acteurs) construisent ensemble une production particulièrement fignolée, qui trouve un sens profond dans ses mécaniques et sa narration.


Le jeu n’est pas sans reproches, loin de là. Il y a toujours ce côté un peu linéaire, cette impression d’être le pantin d’une histoire préécrite qui rappelle la structure de son prédécesseur. Certaines mécaniques sont un peu fausses, comme la réputation, les factions et l’illusion d’avoir le choix lors de bon nombre de dialogues. Pour autant, le plaisir apporté par l’ensemble des mécaniques de jeu, cette sensation de jouer à un tout cohérent et finement conçu, emportent le morceau. Avec elle, la satisfaction de voir Obsidian remettre ainsi à plat son concept, le revisiter pour s’aligner sur ce qui rend un jeu de rôles contemporain amusant et profond, fait également qu’on a envie de tolérer au jeu ses quelques errances, sa difficulté pas toujours équilibrée ou le côté involontairement abrupt de la progression, qui nous fait parfois passer d’un claquement de doigts à des situations imprévues ou non désirées (sauvegardez souvent : ça reste un CRPG, après tout). Pillars of Eternity II réussit l’essentiel : en refondant sa narration, en multipliant ses systèmes, et en tissant une cohérence entre chacun d’eux, il réussit à allier tradition et modernité, en ne gardant que le meilleur des deux mondes. Si le premier jeu était trop enfermé dans le passé et jouait un peu trop les snobinards sans forcément toujours en avoir les moyens, son successeur s’impose comme une refonte profonde, intelligente et très cultivée, à la hauteur du savoir-faire d’Obisidian et de son propre héritage ; et sans doute un passage obligé pour tout rôliste, pointu comme occasionnel, ancien comme nouveau.

boulingrin87
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le 26 mars 2020

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Seb C.

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