Red Dead Redemption 2 est sorti, tout le monde reprend son souffle. Le vacarme assourdissant d’une campagne marketing intense et sa réplique, une effervescence quasi-hystérique, ont épuisés fans et détracteurs. Près de quinze jours plus tard, la poussière retombe. Le phénomène Red Dead Redemption 2 est enfin derrière nous. Je terminais moi-même le jeu il y a quelques jours, posant définitivement la manette, emplis de sentiments contraires. Vous avez vu ma note, alors dissipons toute ambiguïté dès cet incipit : ma critique ne sera pas dithyrambique.


Bercé depuis les limbes de mon enfance par le genre tout entier - qu’il soit classique, méridional, crépusculaire ou post-moderne – je devenais en 2010, totalement acquis à la cause de John Marston. Déjà très en forme quelques années auparavant avec la refonte impressionnante de sa série phare, Rockstar transposait sa formule et l’ensemble de ses mécaniques dans les vastes plaines désertiques de l’ouest américain. Un Far West crépusculaire, bientôt domestiqué, où les coyotes à foie jaune laissent leur place à la barbarie des cols blancs.


La reconnaissance critique quasi unanime et son succès commercial d’une ampleur inattendue propulsaient alors cette fausse suite du mineur Red Dead Revolver au panthéon des jeux mythiques. Succès total donc, qui préfigurait une complainte quasi-ininterrompue des joueurs PC qui réclameront, à cor et à cri, un portage sur leurs machines de nantis, chaque soubresaut de copyright devenant alors un prétexte pour renflammer un puits de hype intarissable.


Mais tout aussi violente fut la claque que cet illustre aïeul m’infligea, il était d’ores et déjà possible, pour le jeune joueur que fût, de distinguer un certain nombre de faiblesses et d’artifices, révélant sans mal quelques coutures un poil trop saillantes de l’ouvrage. Je pense ici notamment au rythme général de la trame principale, assez peu maîtrisé, et au relatif manque de variété des missions proposées, bien trop appuyées sur des mécaniques de Third Person Shooter honnêtes et une distribution abondante de chair à canon à peine plus éveillée qu’un teuton en plein Oktoberfest.


On imagine donc sans difficulté, la motivation des frangins Houser et de leur actionnariat quant à la décision rapide de poursuivre l’exploration vidéo-ludique de cette période charnière. Ce qui était pressenti initialement comme un projet satellite, dont la vocation était d’occuper le terrain entre deux volets de Grand Theft Auto, devenait alors une licence de premier plan. Quand on a un fer aussi incandescent, difficile de se retenir de le battre. Rockstar engageait dans la foulée la pré-production d’une suite à ce tabac surprise, qui se révélera être un développement pharaonique de près de huit ans. Rendez-vous compte : huit ans. À titre de comparaison, la norme pour les productions AAA se situe entre 2 et 3 ans. Huit ans à l’échelle du jeu vidéo c’est une éternité.


Ce qui frappe de prime abord, manette en main, c’est le bilan technique et artistique du jeu, qui rassurez-vous, ne sent pas la naphtaline. Sans problème l’une des productions les plus belles qu’il m’ait été données de voir, le RAGE Engine nouvelle version met les tripes de la génération actuelle en vrac. Sur PS4 Pro, on entend même la bestiole cracher du sang, quand il ne s’agit pas de perdre pied dans le compte des frames per second, de façon éparse fort heureusement. Je crois que personne, en dehors des magiciens responsables de l’optimisation graphique du moteur, ne pouvait s’imaginer qu’on pourrait atteindre un tel résultat avec si peu de moyens matériels. Bien entendu, cette débauche d’effets visuels est parfaitement mise en valeur par la patte artistique du jeu, plus cinématographique que jamais. Lorgnant sans problème vers le travail des chefs opérateurs les plus talentueux de ces dernières années, avec en tête pour les plus triviaux et contemporains Roger Deakins, Robert Ritchardson et Emmanuel Lubezki, RDR2 se construit une identité visuelle si forte que tous vos prochains jeux risquent de vous paraître aussi fade que des navets bouillis en période de gabelle. Il faut trébucher dans les bois pénétrés de rayons aveuglants, se noyer dans les brumes pendant un lever de soleil et sillonner les cimes au crépuscule, bref, se perdre dans ces immenses contrée sauvages, pour se repaître et se remettre de toute cette pornographie oculaire. Non, vos rétines n’étaient pas prêtes et ne seront manifestement plus les mêmes.


Cette débauche de talent créatif semblerait incomplète sans le travail titanesque abattu sur les animations. Héritage fort heureusement consolidé de GTA IV, Rockstar remet le couvert, malgré les critiques acerbes de l’époque, en imposant toute l’inertie que devrait impliquer le maniement d’un être de chair et de sang. Chaque mouvement fait l’objet d’une décomposition minutieuse qui participe à l’atteinte des objectifs de réalisme complètement assumés. Exit la maniabilité plus arcade du Grand Vol de Voiture V, welcome la lourdeur du cowboy charpenté. Chaque action, chaque mouvement prend du temps, presque exagérément, renforçant de fait un aspect simulateur de bandit auquel je ne m’attendais pas nécessairement. Cette orientation favorise la recherche d’une esthétique cinématographique contemplative, et une représentation presque naturaliste des prémices de la société américaine moderne.


Genre oblige, l’équipe de scénaristes s’est attelée à traiter bon nombres de problématiques actuelles au travers du prisme des grands bouleversements de l’époque. Certes la proximité thématique avec le premier volet est omniprésente, mais elle n’entrave pas pour autant le scénario, qui s’ouvre à de nouvelles latitudes. L’occasion pour un mastodonte comme Rockstar de délivrer une critique acerbe et punk de la société américaine et de ses fondations sanglantes. Un exercice toujours aussi savoureux, d’autant plus qu’il devient de plus en plus paradoxal. Critiquant entre autre le monde occidental moderne et l’aliénation de l’humain dans le processus d’industrialisation, le niveau de lecture peut très bien s’appliquer à l’industrie vidéoludique dont le chef de file ici à l’œuvre est tristement connu pour ses pratiques managériales douteuses. Difficile donc de ne pas y voir un degré de lecture d’une ironie mordante, qu’elle soit volontaire et assumée ou totalement collatéralle. Dans tous les cas, cela n’empêche aucunement d’apprécier la caractérisation des protagonistes principaux et secondaires ainsi que l’alchimie qui se développe entre eux au fil des événements. La bande devient rapidement très attachante, au point d’impliquer émotionnellement le joueur dans sa vie et sa destinée, forcément tragique, époque crépusculaire oblige. Qu’il s’agisse de Dutch, le père charismatique, révèlant progressivement ce qu’il camoufle sous cette épaisse couche de boniments, la transformation de Sadie Adler ou nos interactions avec la famille Marston, impossible de rester hermétique à ces tranches de vie. Même Arthur parvient à tenir la dragée haute à l’inoubliable John « fucking » Marston : le défi est amplement relevé. Enfin, les dialogues, toujours savoureux, accompagneront chacune de nos minutes au contact de cette seconde famille, tant dans le gameplay que les cutscenes, forcément surabondantes.


Cette surabondance, cet excès de narration dans ce qui devrait être pourtant un medium interactif, ne se révèle pour autant jamais problématique dans RDR2. Excessivement bien réalisé, Rockstar a invoqué six décennies de cinéma, dans une démarche cinéphile d’une maturité surprenante. Jamais aussi balourde et grossière que dans les jeux R* précédents, le jeu digère ses influences pour mieux se les réapproprier. Si j’abordais précédemment l’utilisation des travaux de grands directeurs de la photographie, il serait criminel de ne pas saluer une réalisation bluffante qui transcende chaque scène de l’œuvre. Le jeu conjugue parfaitement le classicisme d’un John Ford lorsqu’il s’agit de filmer un plan d’ensemble dans les étendues sauvages et certains placements des caméras virtuelles lors des scènes de chevauchées ou convoi en "mode cinématique", des instants beaucoup plus baroques qui ne dépareilleraient pas dans un western méridional du maître Leone, du western crépusculaire comme chez Pekinpah et Eastwood et même des influences post modernes à chercher du côté de Tarantino ou les plans séquences d’un frimeur comme Innaritù et bien des influences externes au genre lui-même. Tout est fait pour captiver le joueur devant ce ballet d’acteurs numériques qui n’en finit jamais. Œuvre fascinante qui, comme Icare, se brule les ailes à la frontière entre 7° et 10° art, comme pour mieux décrocher les lettres de noblesses d’une culture qui peine encore aujourd’hui à trouver la reconnaissance qu’elle mérite. Ne cherchez pas plus loin, RDR2 est sans conteste l’un de ses ambassadeurs les plus capables.


Enfin, pour clore cet éloge interminable, comment ne pas évoquer la bande sonore du jeu, peut-être la réussite la plus éclatante de Rockstar. Là encore, plus d’un demi-siècle d’influences a été savamment distillé dans une OST exceptionnelle. Chaque morceau a une identité musicale forte, agrémentant parfaitement la scénographie. Ont été convoquées pour l’occasion les incontournables guitares rythmiques, violons, qu’ils soient frottés ou pincés, des chapelets de notes rondes émanant de contrebasses et parfois d’emblématiques arpèges de guitare électriques complètement distordues et même quelques notes d’harmonica. Petit bémol cependant pour les morceaux de blues lyriques, à mes yeux de trop, par deux fois à la fin du jeu. Gageons que cette mineure déception ne soit que l’expression de mes préférences musicales marquées.


C’est à ce stade de mon article que les plus courageux et attentifs se demandent bien pourquoi j’ai placé autant de caractères pour introduire mon point de vue dans cet article. Chères lectrices, chers lecteurs, voici le moment tant attendu où l’on va disséquer la dimension ludique de RDR2. Et forcément, expliquer cette odeur tenace de formaldéhyde que ne parvient jamais véritablement à masquer toute cette extraordinaire maîtrise artistique. Évitons de prendre les chemins traverse et partons au galop nous attaquer frontalement à la problématique.


Séparant la phase de pré-production de la livraison d’un nombre d’années considérable, Rockstar livre un jeu de 2010 avec la trogne d’un jeu de 2018.
À trop investir dans la reconstitution naturaliste de son univers, à voir trop grand, Rockstar, œillères bien en place, a abandonné ses mécaniques de gameplay aux affres cruelles des ans.
Manette en main, les frustrations surgissent depuis toutes les strates de son gamedesign, de la structure même de son open world jusqu’à la plus menue des interactions contextuelles. Les tares de son prédécesseur, que j’excusais jadis eut égard à la relative fraîcheur de l’expérience proposée, deviennent aujourd’hui d’épouvantables archaïsmes auxquels j’espérais sottement ne pas être confrontés.


Oui, j’espérais naïvement une refonte, même timide, de cette formule d’open world ressassée depuis Grand Theft Auto 3. Pour reprendre un mot à la mode, une approche plus moderne, plus systémique. Aussi somptueux le monde de la bande de Dutch, soit-il, on est frappé par une approche extrêmement conservatrice du monde ouvert. Tout est somptueux, mais aussi terriblement prédéterminé, rempli de scripts qui n’attendent que le joueur consentant pour se déclencher. Pour reprendre un concept de William Audureau, le jeu est un « éco-musée » : un monde incroyablement fouillé mais finalement très avare en interactions, et du coup bizarrement linéaire. Jamais le travail abattu n’est mis en valeur par la structure, le jeu préférant enfouir son core gameplay sous un amas de mécaniques superficielles et chronophages, diluant inutilement un rythme qui déjà seul, peine à se passer de Ventoline.


Douloureux constat, un an après la sortie de Zelda Breath of The Wild, que de mesurer la presque absence d’impact d’une révolution mécanique pourtant saluée unanimement par la profession. Cette année encore, les Open Worlds n’ont pas changé : les cartes du monde, toujours plus vastes, sont encore trop souvent remplies de marqueurs à effacer machinalement. Pour des problèmes de conception et d’affordance, le joueur se voit encore et toujours retirer cette liberté d’explorer, de fixer ses propres objectifs et d’expérimenter avec les outils mis à disposition par les développeurs, constat tristement antinomique puisqu’on parle ici de bacs à sable. Jusque dans la structure même des missions, la liberté est retirée au joueur contraint d’atteindre les objectifs du game designer par l’unique méthode qui lui est imposée. Dévier d’une dizaine de mètre du chemin préétabli appelant inexorablement une sanction par un écran de Game Over.


Difficile d’accepter aujourd’hui que le millésime 2018 de Rockstar impose encore des missions dont les deux mamelles principales demeurent encore et toujours des déplacements interminables et bavards entrecoupés de massacres mollassons de légions d’ennemis vaguement belliqueuses.
À trop dilapider ses millions dans la modélisation superflue des gonades de ses destriers et un inventaire faune flore exhaustif, Rockstar s’épuise en perdant de vue l’essentiel : Red Dead Redemption 2 demeure un jeu. Si je conçois parfaitement que l’on veuille alourdir ses mécaniques pour viser un hyper-réalisme et produire une simulation de cow boy très cinématographique, je ne comprends en revanche pas en quoi cette démarche doit être portée au détriment du fun. Avec un budget dépassant sans doute les 365 millions de dollars de GTA V, on a les moyens de mener de front un travail de rénovation. On a les moyens remettre à plat les mécaniques de gunfight pour les rendre plus juicy et immersives et surtout de s’inspirer, par exemple, du virage opéré par Naughty Dogs entre Uncharted et The Last Of Us, vers des combats plus viscéraux en comité plus restreint. On a les moyens de s’inspirer de ses concurrents pour proposer des approches furtives dignes d’intérêt et mises en valeur comme une alternative au sein de ses missions. On a les moyens d’ajouter trois fois rien pour rendre les combats forcés mano a mano plus tactiques et amusants. Et enfin, on a les moyens d’ouvrir son gameplay vers des possibilités permettant d’appréhender les embûches de façons différentes, à la manière des braquages de GTA V.


Toujours plus démesuré et diablement plus beau, RDR2 oublie tout simplement d’être un meilleur jeu que son prédécesseur. J'aurais préféré voir trois fois moins d'oiseaux et une carte plus menue pour profiter en contrepartie de mécaniques de jeu plaisantes, d’une interactivité développée avec cet univers et une liberté d’agir qui ne se limite pas à choisir l’ordre d’exécution entre deux points d’intérêt. Pourquoi ? Parce que sur tous les autres aspects, Red Dead Redemption 2 prouve que Rockstar a aujourd’hui atteint un niveau de savoir-faire qui justifie sans problème son exposition en tête d’une industrie toute entière. Mais qu’importe, Red Dead Redemption 2 est enfin sorti, le petit monde du jeu vidéo peut de nouveau respirer.

YvesSignal
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le 8 nov. 2018

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Yves_Signal

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