The Song of Saya
7.2
The Song of Saya

Jeu de Gen Urobuchi, Nitroplus et Jast USA (2003PC)

Je ne m’embêterai pas à faire les éloges de Saya no Uta explicitement : un rapide coup d’œil aux notes et aux autres critiques présentes sur le site devraient vous donner une ou deux indications sur la qualité de l’histoire, sans même prendre en compte la réputation de l’œuvre. Je suis encore plutôt un novice sur le sujet des visual novels (genre décidément fascinant qui sera le sujet principal de mon exploration culturelle de 2014), et je ne sais pas spécialement si Saya no Uta se démarque beaucoup ou non d’autres VN, mais la lecture de ce dernier attaque l’esprit plus frontalement que la vision des œuvres les plus déjantées de Satoshi Kon.
En rétrospective, cependant, l’histoire contient une étrange tendresse en elle ; une sorte de cocon délicat au centre d’une masse de chair pourrissante. La plupart des lecteurs ne la remarquera pas au premier abord, mais il y a des choses à dire sur ce jeu une fois ce dernier terminé, et après avoir compris l’apparente vérité innocente derrière le titre du jeu – « Saya no Uta » pouvant être traduit par « Le chant de Saya ».

(Les paragraphes qui suivent seront plutôt remplis de spoilers, si vous n’avez pas fini votre lecture je vous conseille de reporter la lecture de ma critique à plus tard, à moins que les spoilers ne vous dérangent pas)

Il n’est probablement pas besoin de préciser que le jeu est angoissant. La définition d’angoissant varierait d’une personne à l’autre, je suppose, et il y aura probablement quelques assidus aux films d’horreur qui me diront qu’il est possible de lire le jeu entier sans même un petit frémissement et, qui sait, ils auront probablement raison. Mais cela ne change pas le fait que ce jeu est tordu, perturbant, et que le suspens palpitant qui nous prend à suivre la descente dans la folie du héros est aisément la plus grande attraction qui soit.
Sur ce sujet, il est bon de noter que la violence psychologique du jeu est renforcée par le fait que l’histoire est montrée de deux perspectives différentes. Dès le début du jeu l’on peut voir que la vie de Fuminori est un enfer – assez littéralement pour lui, par ailleurs. Qualifier sa vision du monde de « révulsive » serait un euphémisme, ses amis ressemblent à des monstres inqualifiables, et ne serait-ce que ses draps de lit sont un mélange terrifiant entre de la peau et des entrailles. Dès le début, il est difficile de ne pas sympathiser avec lui. Au premier abord, Fuminori semble être la victime d’une terrible tragédie – ce qui n’est rien de moins que la vérité, après tout – et, combiné avec le fait que nous sommes à sa place, laisse le lecteur le voir comme étant le "héros" de l’histoire. Il est pour sûr le personnage principal, mais « héros » est un mot ambigu dans ce jeu. L’aller-retour incessant entre les perspectives permet au lecteur de garder un certain sens de la réalité, le forçant à ne pas voir les choses uniquement du point de vue étroit de Fuminori – ou même d’un point de vue humain tout court. C’est ce qui fait que le premier choix possible dans le jeu est un des plus intéressants que j’ai pu voir : quel côté choisiriez-vous ? Est-ce que le démon revient dans le monde humain et devient un être chassé par la société ? Ou continue-t-il à vivre perpétuellement dans son propre univers tordu ?

La croissance dans la folie de Fuminori est le point central de l’histoire. Sans elle, le suspens n’existerait nullement. Sans la découverte progressive qu’il a mangé la chair d’une de ses amies et a apprécié l’expérience, la terreur serait absente. Et, bien sûr, sans les décisions qu’il prend vers la fin du jeu, le lecteur n’aurait pas besoin de changer son opinion ou de questionner ses choix. C’est vraiment une histoire bien menée, tout compte fait, dès le moment où l’on imagine que cela aurait pu tourner au simple récit d’horreur gore si Urobuchi Gen avait décidé de nous mettre uniquement dans les chaussures de Fuminori (ou, pire encore, de Koji) ; la distinction évidente entre Humain et Monstre aurait annihilé la tension psychologique du jeu.
La force du récit est que, bien que les actions de Fuminori et de Saya ne soient clairement pas bonnes d’un point de vue moral, l’on continue à sympathiser avec eux. C’est, à mes yeux, la grande réussite du jeu : non seulement l’on encourage les "méchants", mais on arrive à agréer à leurs actions à un niveau émotionnel résolument tordu. Mais justement, assez parlé de Fuminori : il sombre dans la folie, et a ses raisons pour, mais qu’en est-il de Saya ?

Saya est là où les choses deviennent intéressantes, car le lecteur la remarque à peine durant le jeu : bien sûr, elle a ses dialogues et la grande majorité des scènes de sexe du jeu sont avec elles, mais au-delà du mystère initial du « qui est-elle et pourquoi paraît-elle si humaine ? », elle n’est pas développée plus que ça. La plupart de l’histoire repose sur les épaules de Fuminori, avec Saya servant de liant entre tous les éléments. Mais lorsque l’on découvre qui elle est vraiment, l’histoire change de façons qui semblent n’avoir aucune incidence, mais sont pourtant intrigantes. Disons les choses clairement : Saya est une abomination d’une autre dimension. Un monstre-plante, si l’on veut, ou peut-être un démon, un mutant, qu’importe comment elle est considérée, le point étant qu’il s’agit d’une chose d’un autre monde. Ça vous semble familier ? Probablement parce que cela a été fait, je sais pas, environ un millier de fois dans la science-fiction. Le monstre de l’espace, la bête qui commence tel un enfant innocent, avant de mûrir… et d’atteindre la forme finale de son évolution, celle qui développe sa capacité à détruire l’espèce humaine et à voler les ressources de la Terre pour sa propre planète. Pris très littéralement, le scénario de Saya no Uta n’est qu’une variation du film de SF le plus classique qui soit.
Cependant, c’est là que les choses changent. Tout comme la folie de Fuminori, supportée par son analyse à travers deux perspectives distinctes, la vie de Saya comme "monstre" est approfondie par la perspective. Dans ce cas, on ne voit pas l’endroit d’où elle vient, mais on connaît déjà leur objectif : tout comme les antiques empires humains qui se partageaient de façon conflictuelle la Terre, tuant au nom de leur Patrie, ces créatures étrangères ne veulent rien de plus ou de moins que de conquérir. Ils ne sont pas si différents de nous, probablement. Et c’est ça : ils ne sont PAS si différents de nous, d’autant plus si l’un d’entre eux a été élevé parmi nous !
Comme dit, Saya est un enfant avant tout. Un alien, certes, mais aussi un enfant. Elle veut apprendre. Elle veut faire ce que son instinct lui dit de faire. N’est-ce pas ce que les humains ont théorisé pendant des siècles ? Quelque chose sur l’ignorance béate, et sur le Mal inné de l’esprit humain ? Le terme de Mal n’est pas tout à fait approprié, mais le fait est que Saya a absorbé la capacité de penser dès lors qu’elle s’est mise à étudier la culture humaine. Elle a évolué (ou dévolué, encore une fois tout est question de perspectives), et est devenu incapable de suivre son instinct en se reproduisant sans pitié afin de prendre contrôle de la planète. Avant de pouvoir se reproduire, il lui faut quelque chose. Elle souhaite quelque chose que les humains veulent également.

L’amour.

J’essaierai de ne pas trop m’appesantir dessus, mais il est doux de penser à la fin d’une histoire aussi tumultueuse et cruelle que la destruction d’une planète est le résultat d’un amour. "Doux" n’est peut-être pas le bon mot, mais lorsque l’on est condamné à regarder les êtres humains être mutés en abominations jour après jour, il est dur de ne pas être touché à la réalisation qu’il y a quelque part sur cette planète deux personnes qui n’ont jamais été aussi heureuses. Et qui sont parfaitement saines d’esprit. Fuminori était fou dans les standards de la société humaine, mais en réalité, son cerveau l’a forcé dans un monde différent : tout ce qu’il a fait était de s’adapter à ce nouveau monde.

Il est dans le fond étrangement approprié que la chose grotesque qu’est Saya soit représentée par une jeune fille innocente (au-delà de l’évident facteur Lolita destiné à un certain pan du public japonais originel), car c’est, après tout, exactement ce qu’elle est. Dès le moment où elle est devenue "humaine" en apprenant le concept d’amour dans la littérature romantique, elle est devenue une désaxée de sa propre espèce, n’ayant pas d’endroit qu’elle pouvait appeler "maison", et, après la mort d’Ogai, sans personne sur qui compter. C’est pourquoi Fuminori est devenu un tel soulagement pour elle : elle l’a sauvé, dans un sens, mais il a indéniablement sauvé Saya également. Ils étaient deux aliens dans un monde froid et sombre, mais ensemble, ils ont pu créer un monde juste pour eux. Dommage pour l’espèce humaine, je suppose, mais depuis quand la nature est gentille ? Combien d’espèces les humains ont-ils détruit, et combien ont été annihilées avant même notre arrivée ?
Mais au final, comme dans la plupart des visual novels que j’ai faits pour l’instant, le goût doux-amer vient lorsque l'on repense aux personnages suivis durant l'histoire. À la fin du voyage tordu de Fuminori, il reste une dystopie pour une espèce et une utopie pour l’autre. Encore une fois, tout est question de perspectives. La potentielle haine et peur envers l’espèce de Saya disparaît au cours du générique de fin, et après l’avoir considéré comme l’enfant innocent qui lui sert de portrait, il est difficile de repenser à elle avec la crainte originelle. Elle était seulement une fille qui cherchait l’amour, et Fuminori était un homme perdu en quête de salut. Ensemble, ils ont créé un monde parfait.

C’est ce qu’est réellement le jeu : déformé et dénaturé de l’extérieur, mais doux de l’intérieur. Tout comme Saya elle-même. En tant que lecteur je n’ai jamais eu l’impression, contrairement à plein de films de torture-porn récents, que c’était choquant juste pour le plaisir d’être choquant : la descente progressive dans la folie de Fuminori et sa relation avec Saya sont bel et bien les éléments proéminents de l’histoire.
Et la plus belle chose dans Saya no Uta est que, malgré toutes les horreurs qui nous sont jetées au visage (meurtre, infanticide, cannibalisme, viol, esclavage sexuel, potentielle pédophilie et j’en passe), le récit réussit à rendre l’abominable d’une beauté incroyable.

Créée

le 28 déc. 2013

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BiFiBi

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