Un jeu fou de la part de quelqu'un qui n'aimait pas les jeux vidéo

Takeshi Kitano est un être étonnant, aussi étonnant que talentueux en fait. Démarrant sa carrière d'homme public en effectuant du stand-up à la japonaise (plus précisément on appelle cela du manzaï, des duettistes qui enchaînent des vannes souvent graveleuses), Beat Takeshi poursuit sa carrière au cinéma. Réalisant quelques films, il continue néanmoins son destin de comique en animant différents shows à la télévision. Peintre à ses heures perdues, écrivain également, Kitano est un véritable touche-à-tout qui réalisa même, avec l'aide d'une équipe de développeurs japonais, un jeu vidéo en pleine époque 8 bits. Sadisme et délire se rejoignent pour former un tout détonnant aussi jouissif que détestable.


I) Une liberté totale


L'homme qui n'aimait pas les jeux vidéo


Takeshi no Chosenjou, ou Takeshi's Challenge en anglais, est un jeu sorti en décembre 1986 sur Famicom (uniquement au Japon). Tout commence un beau jour, lorsque les développeurs de Taito viennent voir Kitano-San et lui demandent de collaborer avec eux pour réaliser un jeu vidéo. Problème, notre homme n'aime pas les jeux vidéo. Malgré tout, il décide de se lancer dans cette entreprise et profite de l'occasion pour nous offrir un jeu aussi expérimental qu'absurde.


Dans le jeu vous dirigez un homme lambda, peut-être une réplique de Kitano, en costume de salary-man. Aucun objectif n'est clairement défini, pas de carte ni de journal ni d'indications rappelant quoi faire. RIEN ! Le soft vous lâche dans des endroits aussi ordinaires qu'un bureau, un bar ou les rues d'une quelconque ville. Une liberté totale ou presque. Justement, par rapport à ce sujet, certains considèrent Takeshi's Challenge comme le titre précurseur de la fameuse licence GTA. La comparaison reste tout de même un brin excessive. Surtout que, par rapport à un GTA fortement scénarisé, ici le joueur ne sait pas ce qu'il doit faire pour progresser, pire il ne sait même pas s'il y a une histoire, un véritable déroulement. Voire, une fin.


Réflexion sur la liberté


Ce premier point, qui peut sembler anodin, ne l'est pourtant pas. Par ce simple fait c'est toute une règle du jeu vidéo qui tombe, le soft tourne en effet le dos à la narration classique que l'on retrouve dans toutes les autres productions et propose une implication et un pouvoir de décision au joueur qu'il n'a jamais connu auparavant. Pas de scripts dirigistes pour offrir une mise en scène spectaculaire ou des interventions extérieures nécessaires pour créer des péripéties (et donc rythmer un récit).


En effet, que dois-je faire dans ce jeu ? Aller au bar et boire quelques verres avant d'éteindre ma console ? Essayer de draguer des filles ? Casser la gueule à des passants ? En réalité, on peut tenter l'un ou l'autre de ces choix même si certains permettront de faire avancer "l'histoire" tous sont possibles et ont des conséquences. Le jeu, une fois de plus, n'impose rien. La seule barrière qui s'impose à nous est celle de notre libre arbitre. Spinosa disait bien que le frein de la liberté est le fait de ne pas connaître le pourquoi de ses envies. Pour ceux qui pensent que le libre arbitre suffit, le philosophe dirait simplement pourquoi avoir fait tel ou tel choix ? Quelles sont les raisons qui motivent à faire ceci et non cela, de telle ou telle manière ? La réponse à cette vaste question est la clé de la liberté pour le philosophe italien.


Au-delà même du jeu vidéo, Takeshi's challenge nous fait donc réfléchir à la notion même de liberté et de son usage. En tournant le dos à la linéarité intrinsèque aux jeux vidéo post-Mario, ce petit jeu commet au fond une petite révolution à lui tout seul. Mais ce n'est pas tout.


II) L'absurde et le pourquoi de nos actions


L'absurde avant tout


Les actions que le joueur doit effectuer dans cet ovni vidéo-ludique sont nombreuses. Seulement, il faut chercher, traquer un semblant de chemin, ce qui n'est pas simple et met à rude épreuve notre réflexion et notre pouvoir d'analyse. Comme si l'on était plongé dans une pièce sans lumière, déambulant dans le noir le plus total, on tatônne. Parmi les épreuves proposées, le joueur devra par exemple chanter dans le micro de la manette jusqu'à reproduire à la perfection la chanson originale, ne pas toucher au pad tout en gardant l'écran allumé pendant une heure pour faire sécher une carte, appuyer durant quatre heures sur le bouton select sans relâcher la pression, frapper des gens sans aucune raison, joueur à un jeu de shoot them up avec un avion qui ne peut jamais remonter ou encore achever le boss final avec 20 000 coups !


Tout cela est absurde, hautement absurde, comme une émission de Kitano, comme ces moments profondément bouffons et risibles qu'il met parfois en scène dans ses livres ou dans ses films. On comprend alors toute l'influence de l'école du cabaret qu'il pratiqua plus jeune. Son roman, Asakusa Kid, illustre parfaitement cela.


Le créneau de Kitano, c'est l'absurde mais pas l'absurde pour l'absurde, ce qui n'a aucun sens, c'est gratuit et comme le dit Céline "Tout ce qui est gratuit pue le gratuit", au contraire il s'agit d'un absurde révélateur de sens comme Ionesco peut le faire dans La leçon par exemple. L'homme de théâtre distille aux spectateurs, derrière une pièce comico-absurde, une critique du système éducatif.


L'absurde et les règles du jeu vidéo


Ce qu'il faut comprendre c'est que cet absurde, qui peut être bouffon, n'est jamais gratuit et n'est au fond qu'un moyen au service d'une cause. Ce que cherche Kitano en proposant ces petits jeux sans intérêt et hautement frustrants c'est tout simplement briser le carcan du jeu vidéo. Casser toutes les lois qui régissent un jeu pour faire d'une partie une véritable expérience.


Et si l'on poussait à son paroxysme l'idée du boss à battre (plus difficile que les sbires) en fixant un objectif de tatanes hallucinant, et si on proposait aux joueurs de refaire quelque chose deux fois de suite quasiment et sans aucun intérêt comme chanter devant sa manette pendant soixante longues minutes, et si on imposait des gestes qui amènent le joueur à s'énerver constamment ? Avec ces "si", Kitano rompt avec tout le classicisme du jeu vidéo. Il nous pousse à réfléchir sur le pourquoi même d'un jeu vidéo, ses tics, les manies que l'on contracte en tant que joueur, les choses que l'on accepte par habitude.


En effet, pourquoi faire certains objectifs et pas d'autres ? Pourquoi joue-t-on et persévère-t-on à un jeu vidéo alors que la frustration et l'énervement nous font bouillir de rage ? Pourquoi suit-on les rails des développeurs ? Pourquoi ne pas pouvoir sortir, de temps en temps, de ces balises et faire autre chose ? Takeshi's Challenge est une sorte de dynamite en fait. C'est comme si un livre venait rompre, dans un siècle aux règles strictes et inviolables, tout le carcan existant en soulevant un chapelet de questions.


III) Le sadisme de Kitano


Dégoûter du jeu vidéo


Kitano est un sadique également, cette notion apparaît souvent dans son oeuvre et fait clairement partie intégrante de sa pensée. Takeshi's Challenge est donc un jeu sadique. Tout pousse le joueur à l'usure, tout le pousse à craquer, lâcher la manette et faire autre chose. Kitano n'aime pas les jeux vidéo et il le dit dès l'introduction du jeu, "Ce jeu a été fait par un homme qui déteste les jeux vidéo". Même s'il n'aime pas les jeux vidéo, Kitano apporte beaucoup, en terme de réflexion, à ce média sans que cela soit forcément volontaire.


Ultime preuve du sadisme de Kitano, et de la frustration incroyable que procure le jeu, la fin du titre. Après des heures à s'acharner, on voit apparaître le visage du maître nous disant "Pourquoi considérez-vous ce jeu vidéo aussi sérieusement ?". A l'époque où le jeu est sorti, vendu à 80 000 unités au Japon ce qui en faisait à l'époque un véritable hit comme un Dragon Quest, l'éditeur recevait des centaines de plaintes par jour. Personne n'arrivait à finir le jeu, tout simplement personne. Autrement dit, on se retrouve là face à un sadisme terrible qui propose d'aller à l'encontre même du jeu vidéo, de son objectif initial : finir un jeu pour en découvrir la fin, décrocher la fameuse cinématique même si celle-ci, à l'époque, n'était bien souvent qu'un dessin à l'ordinateur. Les embûches sont tellement nombreuses que ce principe de base est balayé pour ne laisser qu'une expérience aride aux joueurs.


La question du ludique


Autre élément de base balayé par le jeu de Kitano et qui fait le sel une fois de plus du jeu vidéo : l'aspect ludique. Un jeu vidéo se doit apparemment d'être ludique. Où est le ludique dans la répétition d'actions laborieuses ? La direction d'un avion idiot et la déambulation sans but d'un homme dans les rues d'une ville ?


Est-ce fun ? Fun, ce maître-mot qu'on ne cesse de porter aux nues depuis des années maintenant. Un jeu doit-il forcément être fun pour être bon ? Grande question. Est-ce que la marche d'un duo tout en fragilité dans la brume d'un château étrange comme dans Ico est une action fun ? Est-ce que surmonter une difficulté abominable dans un point and click mérite la qualification de fun ?


Voilà des questions qui, au-delà du jeu vidéo, nous interrogent sur l'art lui-même. Un tableau est-il forcément beau pour être bon ? D'ailleurs qu'est-ce que le Beau ? Un film est-il nécessairement jouissif et divertissant s'il est de qualité, s'il veut être considéré comme une oeuvre noble ? D'ailleurs, l'aspect ludique d'une oeuvre est-elle une entrave à la qualité finale de celle-ci ? Autant de problèmes qui demandent à réfléchir.


Mention


Commentaire : Difficile de noter un tel jeu. On est partagé entre un soft intelligent nous faisant réfléchir et cherchant à produire une vraie rupture avec les codes vidéoludiques mais également une aventure clairement injouable et ludiquement parlant incroyablement frustrante. Il en ressort donc une note bâtarde. Du fait de son caractère atypique, ce Takeshi's Challenge reste un jeu important, impensable aujourd'hui tant la production actuelle ne tolérerait pas un tel titre.

Al_Foux
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le 31 déc. 2015

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