Edité en 2007, The Witcher était le premier projet ambitieux d’un petit studio polonais alors méconnu, CD Projekt. Cloisonné et linéaire mais servi par un scénario ouvert, très joli mais un peu rigide, ce titre perfectible mais attachant avait su se montrer étonnamment convaincant sur l’essentiel et rallier à sa cause les suffrages de joueurs en quête d’univers matures, de background fouillé, d’aventures longues et tortueuses. Cinq ans plus tard, la 360 accueillait la suite du périple vidéoludique du sorceleur Géralt de Riv dans une version enrichie et admirablement maîtrisée.

Le statut de sorceleur, dans l’univers créé par Andrzej Sapkowski, fine plume de l’heroic- fantasy contemporaine, n’a rien d’une sinécure. Transformé par des rites occultes et l’administration massive de substances toxiques, Geralt de Riv est un mutant aux aptitudes physiques extraordinaires, maître dans l’utilisation des signes (une forme de magie) et talentueux alchimiste. Mais ses yeux de serpent, sa longue crinière blanche et son caractère cynique suscitent en contrepartie méfiance et hostilité, faisant de lui un paria auprès du tout-venant des Royaumes du Nord, qui l’évite comme la peste. Un beau profil d’antihéros en somme.

De surcroît amnésique et en quête d’un passé dont les rares bribes restantes posent plus de questions qu’elles n’apportent de réponses, Géralt pensait pouvoir jouir d’un répit temporaire auprès de son amie et amante Triss Merigold, magicienne, après avoir sauvé, au terme de l’épisode précédent, la vie du Roi Foltest de Temeria.

A l’issue d’une cinématique introductive splendide mais obscure, c’est pourtant dans un cachot, malmené par deux gardes et accusé du régicide de ce même Foltest, que s’ouvre The Witcher 2. S’ensuit un long interrogatoire de Géralt où, à la faveur d’un prologue en flashback jouable, le voile de lève sur les événements qui l’ont conduit dans cette posture délicate.

Adoubés à la cour de Foltest après leurs précédents exploits, Geralt et Triss participent au siège du château de La Valette. La maîtresse des lieux, ancienne amante du roi et accessoirement mère de deux enfants illégitimes, semble s’être alliée à quelques nobles désireux de faire vaciller l’autorité en place en Téméria en dévoilant l’existence des bâtards. Initié dans le camp du roi, ce prologue se poursuit par l’assaut en règle du château, des remparts au village intérieur, avec tout ce que cela comporte de péripéties, dangers et rebondissements, puis par la progression vers le cloître abritant les enfants. C’est avec le récit des événements dramatiques qui secoueront ce cloître et ses occupants que le flashback, et l’interrogatoire, prendront fin.

Appuyé par quelques amis et soutiens convaincus de son innocence, Geralt parviendra à fuir (avec pertes et fracas), entamant une quête de réhabilitation qui dévoilera un complot d’ampleur insoupçonnée, à même de bouleverser l’équilibre fragile des Royaumes de la Vallée du Pontar.

Plus que le tutoriel succinct et pas forcément très utile (une mini-mission indépendante et inintéressante), ce préambule mouvementé permet de prendre la pleine mesure du gameplay de The Witcher 2. Le jeu s’articule autour d’un triptyque classique mais efficace : phases d’exploration libre en environnements ouverts, dialogues à choix multiples orientant la trame narrative, et combats en temps réel. En entrant de plein pied dans l’aventure, on accède également à un peu d’artisanat. La récolte de matières premières dans l’environnement ou sur les corps de vos victimes et l’utilisation de plans (achetés ou trouvés) autoriseront la confection, auprès de spécialistes (forgerons, tanneurs) et moyennant finances, de nouvelles armes, accessoires, et pièces d’armures.

Très complet et d’emblée relativement riche, le système de combat demande du sang-froid et un peu de pratique pour être pleinement dompté. Si les assauts à l’épée et les enchaînements ne posent guère de soucis, la défense est moins instinctive. Les déplacements et la caméra sont libres, et un curieux système de verrouillage (comprendre “chiant”) vous fait tourner le dos à vos adversaires quand vous tentez de vous en éloigner. Inutile de se mentir, il est fréquent de prendre une belle tannée, avec majoration des dégâts en bonus, en essayant de reculer. On se rabattra donc plutôt sur la garde, au timing serré, et sur la roulade d’esquive.

Une pression prolongée sur LR ralentit considérablement l’action et dévoile un menu radial où il est possible de choisir une des cinq magies disponibles : poussée de télékinésie, boule de feu, contrôle mental, piège magique ou bouclier temporaire vous tendent alors les bras. Leur emploi est toutefois limité par l’apparition, sous votre barre de vie, d’une jauge de vigueur dont le principe rappelle celle de Dark Souls. Tout emploi d’un sort consomme un point de cette jauge, et vous n’en avez que 2 en début d’aventure. Elle se recharge naturellement, mais lentement, surtout en combat. Impossible donc de spammer vos boules de feu planqué dans un coin, ça ne marchera pas. Notez que la garde aussi est liée à cette jauge. Toute tentative de parade sans réserve de stamina revient à pisser dans un violon, et à encaisser l’intégralité du coup.

Très rapidement, le menu radial vous permettra également de sélectionner une arme secondaire, et d’en changer : couteaux de lancer, bombes et pièges aux effets divers (empoisonnement, incinération, aveuglement,…) viendront enrichir le champ de vos possibilités.

Si on s’emmêle un peu les crayons au début, sachez que les ennemis, retors, ne vous laisseront guère de temps pour vous exercer. Nombreux et agressifs, ils n’hésiteront pas à vous encercler pour vous frapper en fourbe, et, contrairement à un Assassin’s Creed par exemple, n’attendront pas gentiment que vous ayez fini de rosser leur petit copain pour entamer les hostilités. Nombre d’entre eux seront par ailleurs suffisamment équipés (boucliers, armures) ou expérimentés pour se jouer des assauts frontaux estampillés “button-bashing”, et nécessiteront la combinaison de plusieurs capacités pour plier. Poser un piège pour immobiliser le gros bourrin et en finir avec son compagnon plus faible, lancer une télékinésie pour déstabiliser le porteur de bouclier, le jeu, dès vos premiers pas, impose un certain sens de la stratégie, du placement et de l’anticipation pour survivre. Intéressant, mais parfois frustrant, surtout dans les niveaux de difficulté élevés, où Geralt meurt en un ou deux coups.

Pour compenser cette effarante faiblesse initiale, une première parade consiste à utiliser vos dons d’alchimiste pour préparer et ingérer des potions qui accroîtront temporairement les capacités de votre héros : dégâts accrus, résistances diverses, signes plus puissants, la panoplie est large. A l’instar de l’artisanat, deux prérequis sont indispensables à la fabrication d’une de ces potions : en posséder la formule (achetée, trouvée, ou possédée dès le départ, puisque vous démarrez avec un jeu de mélanges usuels), et trouver les ingrédients (des variétés de plantes dans la plupart des cas) en explorant l’environnement. La réalisation s’effectuera en passant par le menu « méditation », accessible depuis le menu radial et disponible à tout moment, sauf en combat. Sachez toutefois que toute potion est plus ou moins toxique durant toute la durée de son effet et possède des effets secondaires handicapants. A vous de faire les bons choix pour ne pas plomber votre dopage de tares collatérales plus graves que l’effet de soutien.

Vous pourrez aussi, comme dans tout bon RPG, compter sur l’expérience glanée en remplissant vos objectifs de quête pour monter de niveau et gagner des points de talent. Ces points devront être utilisés dans 4 arbres de compétence. Chacun d’eux permet d’approfondir et de développer l’un des aspects du gameplay de combat : voie de l’Epée (coups supplémentaires ou critiques, contre-attaque, esquives améliorées…), de la Magie (signes plus puissants, points de vigueur supplémentaires…), de l’Alchimie (effets des potions accrus ou prolongés, effets bonus, toxicité réduite…), et voie d'entraînement, qui est d’ailleurs la seule disponible initialement. Les 3 autres ne s’ouvrent qu’une fois vos 7 premiers points de talent dépensés.

Le jeu étant plafonné au niveau 35 et les arbres étant bien fournis (chaque compétence peut être montée sur deux niveaux), n’espérez pas vous forger un Geralt omniscient, maître de chaque voie. Il faudra faire des choix drastiques. Un run complet, quêtes secondaires incluses, permet d’explorer une voie de façon très poussée et de picorer quelques compétences dans les autres. Une approche polyvalente -en papillonnant d’une voie à l’autre- est possible, mais les compétences finales de chaque arbre sont suffisamment attractives pour qu’on cherche à les débloquer.

Le périple est décomposé en trois chapitres principaux, et chacun d’eux prend place dans un environnement précis, toujours crédible et cohérent. Le premier acte par exemple, centré sur un gros bourg abritant une garnison militaire, est un modèle du genre avec son petit hameau adossé aux remparts de la ville, sa vaste forêt abritant de nombreuses ruines elfiques, ses marais saumâtres en bordure du fleuve. Magnifique, avec son cycle jour/nuit, ses effets climatiques, ses jeux de lumières travaillés, The Witcher 2 ne sacrifie pourtant rien au tape-à-l’œil superficiel, chaque élément trouvant sa place de façon harmonieuse.

Mieux, ce cadre n’est jamais un écrin vide. Il vit et fourmille de détails bien vus. Les villes sont divisées en quartiers, ou plutôt en ghettos, reflets d’une structure sociale minée par les luttes de pouvoir, les discriminations, le racisme. Les habitants y vaquent à leurs occupations, discutent entre eux (souvent de façon fort drôle), vous interpellent pour vous confier leurs états d’âme ou initier une quête secondaire, fuient ou appellent les gardes si vous vous montrez belliqueux. En extérieur, les monstres rôdent (surtout la nuit), mais si deux espèces hostiles se rencontrent, elles se détournent de vous pour s’étriper joyeusement. Chaque variété a de plus son mode de vie, son biotope, sa façon de vous combattre, et la prudence est de mise.

The Witcher 2 déroule une trame tortueuse et très riche, basée sur une succession de quêtes principales « à tiroirs », dont les objectifs s’effectuent la plupart du temps dans l’ordre choisi par le joueur. Choix dans l’ordre des missions, mais aussi dans la manière, puisqu’il y a souvent plusieurs approches pour atteindre son but : combat, discours, persuasion, intimidation, infiltration, le jeu n’est pas avare d’options pour parvenir à ses fins.

Grosse particularité, ces quêtes débouchent régulièrement sur des dilemmes cornéliens, requérant des arbitrages et des choix difficiles, aux conséquences parfois radicales sur des pans entiers de l’aventure. Prodigieux tour de force, ces choix évitent avec une déconcertante facilité le piège du manichéisme caricatural. Rien n’est jamais totalement bon ou mauvais dans ce titre, et chaque interlocuteur possède au-delà des apparences une part d’ombre et des motivations personnelles teintées d’ambigüité et frappées du sceau de l’équivoque. A vous de savoir les décrypter pour progresser dans l’aventure en accord avec vos propres principes moraux.

A ce réjouissant constat, il faut ajouter une belle rasade de quêtes secondaires variées, souvent marquées du même souci de brouiller les frontières du Bien et du Mal. On trouve bien quelques chasses aux monstres basiques (avec toutefois un petit côté «étude d’espèce» bienvenu) mais il y a aussi beaucoup de bonnes enquêtes, où l’innocente victime cache bien son jeu et où le coupable désigné, sans être un parangon de vertu, a les mains plutôt propres.

Ce sens affirmé de la nuance et ce jeu d’équilibriste narratif ne prennent évidemment leur ampleur qu’à l’aune d’une qualité d’écriture irréprochable. Sur ce point, The Witcher 2 ne renie assurément pas son ascendance littéraire. Les dialogues sont ciselés, parfois très crûs, jalonnés de jurons ou de références sexuelles, mais le ton et le style délibérément suranné font mouche, simplement ternis par une VF moyenne dont les élans atones et monocordes cadrent mal avec la truculence des propos tenus.

Esthétiquement splendide, le titre est aussi une belle réussite technique. Si la version 360 ne peut espérer rivaliser avec la quasi-perfection d’une mouture PC « full options », on est clairement dans le très haut du panier des productions de la machine : les textures sont fines, colorées, les effets de lumières classieux, le frame-rate constant, les animations du héros et des protagonistes fluides, quoiqu’encore un peu rigides parfois.

En étant tatillon, on trouvera bien un peu de « tearing » et un clipping assez prononcé, en particulier quand il s’agit d’afficher les effets d’ombres et d’éclairages, mais il s’agit là de vétilles. Plus regrettable, le jeu souffre de problèmes assez récurrents d’affichage tardif de textures pendant les cinématiques utilisant le moteur du jeu. L’installation sur D.D ne règle que très partiellement le problème, et ces phases étant strictement contemplatives, l’évidence du souci saute aux yeux. Curieusement, les phases in-game sont totalement épargnées, à l’exception de quelques fins de chargements, en entrant ou sortant d’une auberge par exemple.

Ces considérations technique mises à part, The Witcher 2 pâtit également d’un dosage de difficulté assez curieux. Après une première moitié de jeu (prologue, Acte 1) exigeante, la difficulté s’effondre à la faveur de quelques points de talent judicieusement placés et d’un recours modéré à l’artisanat pour optimiser un peu son équipement. Il y aura bien quelques duels un peu plus tendus en deuxième partie d’aventure mais le titre, comme tant d’autres avant lui (et après lui), n’échappe pas au syndrome du « jeu à difficulté inversée » : plus on progresse, plus on rigole.

On ne pourra pas non plus ignorer quelques lourdeurs d’interface. Les menus de quête et le glossaire, comme l’utilisation de la carte, manquent singulièrement de confort et de lisibilité. Carton jaune également à la gestion des inventaires (pléthoriques), peu pratique et très confuse, même si on finit par s’y retrouver correctement.

La dernière pomme de discorde, pas la moindre, est paradoxalement un effet pervers de l’extraordinaire richesse du jeu en termes de background. La profusion de lieux, de personnages et de factions rend le suivi de certains dialogues éminemment compliqué pour le profane qui attaquerait la saga par ce titre. Concrètement, il est fréquent de froncer les sourcils d’un air circonspect, noyé dans une discussion qui voit Geralt et son interlocuteur multiplier comme si de rien n’était les références à des individus, à de vieilles batailles ou à certains événements passés alors qu’ils n’ont jamais été portés à la connaissance du joueur. La fréquentation assidue du glossaire permet généralement de recoller les morceaux, mais il est peu probable que cet impératif de lecture assidue plaira à tout le monde.

Ces petites maladresses n’entament cependant que très peu l’intense sensation de satisfaction ressentie en parcourant The Witcher 2, production maitrisée et adulte, qui porte haut l’étendard du RPG à l’occidentale et fait honneur au charisme de son héros torturé. En attendant que le 3e volet balaie les scories résiduelles, il serait dommage de passer outre ce titre majeur.
lastbuzz
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le 11 mars 2014

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