The Witness
7.6
The Witness

Jeu de Jonathan Blow et Thekla (2016PlayStation 4)

Être brillant c’est bien… Mais à condition de ne pas être trop vaniteux.

Ah ça ! Dans l’idée je ne vais certainement pas cracher dans la soupe : « The Witness » c’est vraiment tout ce que j’aime.
Pas de blabla ni de chichi. Tout de suite on nous plonge dans du jeu pour le jeu… Et quel jeu mes amis !
Ah ça, ce « The Witness », il a su tout de suite me brosser dans le sens du poil.
Un couloir. Une porte qu’on ne peut ouvrir qu’en utilisant l’interface spécifique à ce jeu.
En moins d’une minute « The Witness » nous a déjà tout dit : tout sera question de puzzles à base de lignes à tracer sur des cadrans. Mais il sera aussi question d’un lieu mystérieux à parcourir ; une île sur laquelle on se retrouve bien seul…
…Une île avec tous ces écrans de contrôle qui n’attendent que notre ligne pour ouvrir une porte ou dévoiler un nouveau pan du mystère.


Autant vous le dire tout de suite, lors de mes deux premières heures de jeu, j’avais des étoiles dans les yeux.
Pour moi tout était parfait : le jeu déroulait limpidement sa grammaire, sachant se renouveler et s’enrichir très vite tout en restant très ludique, tandis qu’en parallèle il me charmait par la pertinence de son cadre.
Ah mais cette île !
Rien n’est de trop. C’est ramassé sans être étouffant. C’est calme et reposant tout en sachant faire planer cette impression qu’on est au cœur d’une expérience froide et malsaine.
La direction artistique est à mon sens totalement irréprochable et cohérente. Qu’il s’agisse de l’épure du trait aux couleurs pastels comme à l’absence judicieuse de musique : tout participe à percevoir notre expérience au sein de ce « The Witness » comme un moment à part.
…Comme un moment privilégié qu’on passe avec le jeu.
…Voire même comme un moment privilégié qu’on passe avec soi.


Car « The Witness » ne nous tient pas la main.
Après un premier sentier assez linéaire et dirigiste pour s’assurer qu’on a bien maitrisé les mécaniques de jeu, « The Witness » nous lâche sur son île, sans dirigisme aucun.
Douze zones en tout, dont la fameuse montagne finale. Rien ne nous invite à faire une chose avant l’autre. Pas de panneau. Pas d’indication. Juste quelques sites remarquables avec un écran allumé devant qui appelle au tracé de notre ligne.
Jouer à « The Witness » devient très vite synonyme de « comprendre ce qu’est "The Witness" ».


Rester bloquer face à une mécanique qu’on ne comprend pas fait d’ailleurs partie intégrante de l’expérience de jeu.
Car être bloqué signifie parfois qu’il faut juste passer par une autre zone pour mieux cerner la grammaire d’un nouveau puzzle.
Et ça on le découvre justement à force de bloquer et à force de se balader.
Ce mystère permanent que constitue ce jeu est indéniablement sa plus grande force car progresser dans « The Witness » est clairement gratifiant. On nous aide si peu – et certaines logiques sont parfois si cryptiques – qu’on a vraiment l’impression d’avoir percé un secret divin quand on parvient à déjouer un mécanisme.
Mais sitôt avance-t-on qu’on se rend compte qu’en parallèle le mystère reste total.
Moi, pour me tenir accroché à un jeu, tu ne fais pas mieux.


…Seulement voilà – et j’avoue que je suis le premier surpris de ce que je vais vous dire – mais je crains malheureusement que ce jeu est peut-être allé trop loin dans son délire.
…Carrément trop loin.
Ah ça me fait vraiment chier d’avoir à dire un truc pareil mais plus j’ai avancé et plus le bilan se faisait sans appel : « The Witness » en fait trop.
BEAUCOUP trop.


Pour ma part ça a commencé sitôt je suis arrivé au « temple » du désert.
J’arrive sur le site. J’observe bien les lieux. J’explore les alentours. Je repère bien les écrans, les marques au sol, les différentes icones qui me font comprendre que le soleil va être la thématique centrale de la zone. Soit…
Franchement, j’ai bien dû faire le tour pendant une bonne demi-heure à la recherche d’indices, d’un schéma logique mais en vain, si bien qu’au bout d’un moment j’ai fini par être tenté de faire ce que je déteste pourtant dans un jeu : essayer de le « forcer ».
Après tout, face à un seul puzzle, on peut essayer toutes les combinaisons possibles. Avec un peu d’intuition et de chance, on peut espérer trouver la solution au hasard pour mieux comprendre a posteriori quelle était la règle ; quel était la chose à voir ou à chercher…
C’est ce que j’ai fait avec cette énigme du désert : j’ai forcé, j’ai trouvé et puis… Eh bah et puis rien.
Toujours l’inconnu.
Toujours l’obscurité totale pour comprendre la logique de cet endroit.

Alors certes, cette expérience m’a permis d’intégrer cette logique du « allez, c’est pas grave. Cherchons autre chose… »
Mais le problème c’est que même après trois, six, dix heures de jeu passées ailleurs, quand je revenais à ce foutu temple, je ne trouvais toujours pas la solution.
Alors du coup, au bout d’un moment, j’ai fini par craquer. Je me suis dit que « juste pour celui-là » je vais tricher : je vais regarder une soluce.
Et là, lorsque la solution est apparue sous mes yeux, loin d’être dégouté de ne pas avoir saisi cette évidence qui aurait dû me sauter aux yeux, je me suis juste dit : « Pfff… Non mais vas-y là c’est abusé. »


Bah ouais – les connaisseurs comprendront – mais moi franchement, l’élément susceptible de me débloquer dans ce temple là, je ne l’avais juste pas vu.
Et encore aujourd’hui, je me dis qu’il aurait vraiment fallu une sacrée chance et une sacrée intuition pour que je découvre l’indice par moi-même.
Pourtant la logique je l’avais ! Ça faisait partie des pistes que je creusais !
Mais pas un seul instant je ne m’étais imaginé que le jeu était fourbe à ce point ; à planquer son SEUL indice dans un détail qu’on ne pouvait percevoir qu’à une position précise et selon une orientation du champ de vision exacte…
Alors certes, une fois qu’on connait bien l’esprit tordu du jeu, on peut commencer à savoir quoi chercher ; à quoi faire attention…
Mais le problème c’est que pour qu’on puisse commencer à cerner la logique qui anime les énigmes, encore faudrait-il que le jeu prenne la peine de nous y initier !


Et sur cette question là – je l’avoue – je n’arrive pas à comprendre la démarche de l’auteur Jonathan Blow.
Quand il s’agit de nous confronter à ses puzzles sur écran, « The Witness » commence toujours par une petite séquence didactique bien foutue. Certes on ne nous explique rien textuellement, mais on nous propose une séquence de puzzles très simples qui nous permettent d’expérimenter et de déduire les règles du puzzle par nous-mêmes.
Sur ce point, Blow a su comprendre et reconnaître qu’il fallait savoir fixer des règles de base avant de lâcher le joueur dans la jungle. Et d’ailleurs c’était déjà ce qu’il venait de faire par son intro.


Du coup, moi, je pose une question : pourquoi ne pas avoir fait de même pour nous présenter le lien qui peut exister entre les puzzles et l’environnement ?
Parce que là – franchement – je ne vois AUCUN moment où le jeu nous fait clairement comprendre que – attention – à partir de ce moment-ci, il va vraiment falloir être attentif à tout, y compris au décor car celui-ci fait partie intégrante de l’énigme.
(...Ou plutôt si, c'est vrai qu'il y a le verger. Merci à Thetchaff de me l'avoir signalé en commentaire. Du coup je corrige : dommage que Blow n'ait pas pris la peine de nous initier au début de chaque zone...)


Le pire c’est que – comme je le disais plus haut avec l’exemple de mon temple du désert – j’avais fini par deviner quelque chose du genre. Mais vu que la réponse à ma question était totalement planquée, à aucun moment je n’ai pu valider mon intuition.
A aucun moment je n’ai pu INTÉGRER pleinement cette logique à ma manière de jouer.
Et ce qui est terrible c’est que cette interaction avec les décors c’est DE LOIN ce que j’ai trouvé de plus intéressant et de plus fascinant dans ce jeu.
Et pourtant c’est donc ce que Jonathan Blow rend de plus inaccessible, sans que je ne voie de réel intérêt à ça, bien au contraire.


Pour moi, sur cet aspect, il s’est vraiment fourvoyé.
Il n’a pas su jauger comme il fallait l’équilibre nécessaire entre dirigisme et effacement ; entre indice subtil et indice planqué.
Jouer à « The Witness », c’est un peu comme apprendre à jouer aux échecs avec un mec qui nous a expliqué que la moitié des mouvements de pièces et qui jouera toute sa partie avec des pièces invisibles.
OK ça te pousse dans tes retranchements et ça rend chaque découverte d’autant plus jouissive, mais encore faut-il que ces découvertes, on puisse les faire.
Le pire, c’est que j’ai l’impression que ce manque d’accessibilité a été dicté par de mauvaises raisons.
C’était comme si Jonathan Blow ne voulait pas « s’abaisser » à se faire trop accessible ; comme si le cœur de son jeu devait rester pur quoi qu’il en coûte, et tant pis pour tous ceux qui ne sauraient pas faire partie des « vrais » joueurs.


Et l’air de rien, cet obscurantisme – ce refus d’être conciliant – il conduit à des situations de jeu qui desservent clairement les objectifs que Blow semblait pourtant s’être fixés.
D’une part, à rendre ses énigmes environnementales si obscures, « The Witness » peut très rapidement n’apparaitre que comme un jeu à puzzle où le décor n’est que secondaire.
Et des puzzles il y en a !
Il y en a trop d’ailleurs.
…Beaucoup trop.
…Et trop tordus.
…Trop « tout » en fait.


Alors OK, je comprends la logique qui consiste à anticiper une certaine forme de lascitude en renouvelant régulièrement les mécaniques utilisées pour les puzzles.
En tout il y a une dizaine de codifications différentes à connaître et à maitriser. Et si la plupart du temps je reconnais que ces codifications sont plutôt limpides et bien combinées entre elles selon des panachages très variés, il y a quand-même des situations où le surplus de puzzles finit par tuer l’intérêt de certaines sessions de jeu.
Parce que quand on maitrise plutôt bien les mécaniques mobilisées et qu’on ne passe pas plus de trente secondes voire une minute sur un puzzle, ça ne gonfle pas de devoir s’en enfiler une série de six ou huit pour arriver aux prochaines épreuves. Au contraire, c’est même stimulant et grisant.
Par contre, quand on arrive sur des puzzles sur lesquels on patine davantage au point qu’on passe plusieurs minutes sur la réalisation d’un seul d’entre eux, la série de six elle gonfle vite, surtout quand on se rend compte que notre récompense pour avoir résolu ces puzzles c’est de débloquer juste derrière une nouvelle série de puzzles !
Or, franchement, dans des moments comme ceux-là, le plaisir s’estompe vite.
On se demande ce qu’on fout là à enchainer les puzzles. Il y a un côté fastidieux. On se dit qu’on préfèrerait déjouer les mystères de l’île plutôt que de rester fixé à un écran rudimentaire.
Et autant vous dire que dès que je voyais un bloc « Tetris » apparaitre dans l’énigme, ce sentiment était multiplié par 20 tant il m’a fallu du temps avant de comprendre le VRAI fonctionnement de ces saloperies.


Et pourtant c’est dommage parce qu’on sent que Jonathan Blow avait anticipé le problème.
Pas une fois l’environnement n’est laissé de côté et l’obligation de lier le puzzle qu’on déjoue au monde qui nous entoure est fréquent dans chaque séquence.
Seulement voilà – encore une fois – dès qu’il s’agit de parler de connexion avec l’environnement, le jeu se refuse à toute compromission.
Par exemple moi je me souviens de la première fois où je me suis retrouvé dans la carrière de pierre. Là-bas, il se trouve que quelques écrans ne sont pas des puzzles à résoudre mais des commandes qui servent à activer des plateformes ou des ascenseurs.
Le problème c’est que lorsque je tombais sur une de ces commandes, j’entendais bien que la résolution du puzzle avait bougé quelque chose dans le décor, mais je ne savais pas quoi.
Vu qu’à chaque fois j’étais le nez sur l’écran au moment de l’activation, difficile ensuite de zieuter à droite et à gauche pour apercevoir ce qui venait de s’activer.
Dans des situations comme celles-là, qu’est-ce que ça coûtait franchement à Jonathan Blow de faire un petit mouvement de caméra ou de rajouter une loupiotte qui clignote pour nous permettre de VOIR et COMPRENDRE ce qui se passe ?
Encore une fois j’ai l’impression que c’est une démarche de puriste qui a fait qu’il s’est interdit de nous aider sur des moments comme celui-ci… Du purisme mal placé…


Et attention ! Là, jusqu’à présent, je ne vous ai parlé que des commandes que j’ai su identifier et dont j’ai su comprendre le fonctionnement !
Combien de fois me suis-je retrouvé bloqué parce que je n’avais pas compris qu’un des puzzles que je venais de valider était en fait une commande que je n’avais pas entrée comme il fallait !
Or moi je peux vous dire que quand tu viens de t’enfiler plein de puzzles, qu’on te les valide avec un seul petit bip sonore, et que tu te retrouves soudainement avec une commande qui valide ton tracé par le même petit bip, quand bien même la commande entrée – bien que valide – n’est pas la bonne, tu ne te dis pas que c’est là que tu as merdé !
Non le jeu a fait « bip ». Il a dit « OK ».
Alors forcément, pour comprendre par toi-même que quand le jeu te dit « OK » ce n’est pas forcément « OK », je trouve ça quand-même fortement problématique car pour le coup ça brouille la grammaire du jeu.
Or, pour moi, là, on n’est plus dans une forme d’obscurité et d’intransigeance acceptable.
Non, pour moi, là, on rentre clairement dans un défaut de conception. Un problème de narration.


Alors après, je ne dis pas : il y a vraiment des zones qui ont très bien fonctionné sur moi et que j’ai enfilé sans trop de difficulté ni aide.
Pour tous ces cas-là, mon plaisir à parcourir le jeu a été optimal…


…Je pense notamment à l’île symétrique, à la forêt automnale, au château-fort, au verger ou bien encore – et surtout – au marais.


Certaines autres zones se sont aussi révélées géniales sitôt j’avais compris quelle était la base de sa grammaire environnementale…
Ce qui a juste été dommage c’est que pour ces zones-là, il m’a fallu lire des soluces pour comprendre qu’elle était cette fameuse grammaire de base…


…Là je pense tout particulièrement à la serre. Ce niveau est sûrement mon préféré. Je te trouve génialement pensé. Il suffisait juste de faire en sorte de mieux mettre en valeur l’importance qu’allaient jouer les vitres de couleur dans la résolution des puzzles pour ce soit juste parfait. Parce que franchement, à quel moment tu peux espérer que le joueur maintienne le volet du puzzle ouvert, fasse marche-arrière et se repositionne à l’endroit où on peut constater qu’il y a un changement de couleur ? Et comment espérer qu’en plus de ça, ce même joueur parvienne à ce moment là à déduire que toute la solution du puzzle se trouve là ?!
Pour moi c’est exactement le même problème que pour le temple du désert ! Si le jeu entend introduire un nouvel élément dans sa grammaire, qu’il le signale en le mettant plus en évidence ! Parce qu’encore une fois, je ne vois quel est le gain à procéder ainsi. Trouver la solution relève presque du hasard. Preuve en est, quand j’ai découvert la solution je ne me suis pas dit « mais bon sang c’était si évident ! ». Non. Encore une fois, comme au temple du désert, je suis retombé dans le « pffff… Non mais vas-y quoi… »


Mais malheureusement – puisqu’il s’agit d’être honnête jusqu’au bout – dans « The Witness » il y a aussi des zones pratiquement infaisables.
Ces zones, ce ne sont pas les plus nombreuses certes, mais elles sont quand même là, et on ne peut pas les ignorer.


(Vous l’aurez compris, parmi ces zones je mettrais forcément ce foutu temple du désert. Même en lisant les soluces, il y a des glyphes dont je n’ai toujours pas aujourd’hui trouvé l’explication. D’ailleurs les rédacteurs desdites soluces sont à chaque fois bien silencieux à leur sujet, notamment en ce qui concerne les trois glyphes situées tout en haut du temple. Si vous avez une explication de votre côté, je la prendrais volontiers !
Mais difficile aussi de passer sous silence cette purge qu’est le monastère. Entre la commande à double entrée que je n’identifie pas tout de suite (et que bien évidemment j’ai activée dans le mauvais sens), la difficulté à se placer convenablement pour faire les tracés à travers les fentes ou les feuilles, ou bien encore cette manie à changer de règle à chaque panneau au point parfois d’arriver à des absurdités comme cette histoire de branche cassée – le connaisseurs comprendront – non mais là c’était un festival de « pfffff » !
Et puis – histoire de faire vraiment le tour – comment ne pas évoquer le village perché et ses passerelles où l’erreur est STRICTEMENT interdite ? Parce qu’en effet, moi je n’ai pas tout de suite grillé que certains puzzles avaient des solutions multiples et que ça jouait sur l’orientation de la passerelle ! Quand je m’en suis rendu compte, c’était trop tard ! J’avais déroulé ma passerelle jusqu’au bout dans la mauvaise direction et je ne pouvais pas la replier ! Donc en gros, à bien résumé, je venais de passer plusieurs heures sur cette énigme pour RIEN ! MERCI « THE WITNESS » !)


Alors certes, par rapport à tous ces reproches que je peux faire de-ci de-là, on pourra toujours me rétorquer : « bah oui, mais c’est aussi ça "The Witness" ! C’est de l’âpreté. C’est accepter de ne pas forcément tout réussir tout de suite voire tout réussir tout court. Après tout on n’est pas obligé de tout faire pour arriver au niveau final ! Parce qu’au fond, le vrai succès du jeu, c’est d’être parvenu à déjouer par soi-même au moins la moitié des énigmes ! Et ce succès est justement précieux parce qu’il a permis de donner quelque chose à voir et à comprendre par soi-même… »
Oui… C’est sûr que ce n’est pas totalement faux… Pourquoi pas…
Mais d’un autre côté j’ai beau prendre la question par tous les bouts possibles, j’en arrive toujours à cette même conclusion : n’y avait-il pas suffisamment de mystère en certains points clefs pour qu’on se dispense d’en mettre là où ce n’était pas forcément nécessaire ?
Parce qu’à se montrer trop exigeant, trop hermétique, trop obscur, Jonathan Blow ne fait que fermer des portes à certains joueurs sans que cette fermeture n’apporte quoi que ce soit de vraiment significatif à tous ceux qui ont pu comprendre un truc juste parce qu’ils ont su avoir la bonne intuition, au bon endroit, au bon moment…


Et pour le coup je peux parler en connaissance de cause car ça m’est arrivé de faire partie de ces gens qui ont eu la chance d’avoir la bonne intuition au bon endroit et au bon moment !


Chez moi, cet instant d’illumination hasardeuse, ça a pris la forme d’une grande brouette jaune à côté de laquelle j’étais déjà passé vingt fois mais sans jamais la voir jamais selon CET angle précis.
D’où je la regardais, ça faisait un point et une ligne : la grammaire de base du jeu.
C’était trop évident pour n’être qu’un hasard. J’ai osé sortir mon petit point blanc. J’ai tracé ma ligne. Le tonnerre a grondé et j’ai découvert le principe des énigmes du monolithe.
Etais-je heureux ? Etais-je secoué ? Etais-je bouleversé ?
Bah non… Justement non.
Au contraire. A la place, j’étais totalement dégoûté.
Pourquoi ?
Eh bah parce qu’avant cette brouette, ça m’était déjà arrivé un paquet de fois de voir quelque chose qui ressemblait vaguement à un point et à une ligne. Et à chaque fois j’ai tenté de faire mon tracé… Mais parce que je ne devais pas être pile au bon endroit, pile à la bonne distance, et pile au bon angle, ça n’a jamais marché. Du coup, à force, j’ai fini par laisser tomber.
Je me suis dit que ça devait juste avoir été laissé là par Jonathan Blow en guise de clin d’œil ; histoire de dire : « eh t’as vu maintenant tu vois des énigmes cachées partout, même là où il n’y en a pas ! Haha ! »
Sauf que bon, en fait, depuis le départ j’avais raison.
Et il a fallu attendre le coup de bol de la brouette pour que je m’en rende compte…


Cette expérience m’a-t-elle donc procurer du plaisir ou de l’émerveillement ?
Non. En fait j’ai juste soupiré.
J’ai soupiré parce que le jeu était parvenu depuis un bon petit moment à obtenir de moi ce qu’il voulait – c’est-à-dire me conduire à regarder mon environnement comme une énigme géante – mais en parallèle, ce même jeu – par simple obscurantisme – m’a empêché de cheminer sur la voie que lui-même m’invitait à prendre.
A un moment donné, il faut quand-même oser dire que ce genre de démarche c’est vraiment foutrement con.


Du coup, au moment de faire le bilan, je me retrouve dans une situation forcément très délicate.
D’un côté j’ai envie de hurler tout le génie que je vois dans ce « The Witness ».
J’ai envie de louer la démarche audacieuse et pertinente de ce mec qui a osé réinvestir ses propres bénefs pour faire un jeu pleinement indépendant, un jeu à part, un jeu qui se pose là.
Et j’ai d’autant plus envie de le faire que « The Witness » réussit globalement bien son pari.
Quand bien même les frustrations furent nombreuses, j’ai été touché par ce jeu. Et durablement touché, entendons-nous bien.
Son atmosphère. Son postulat. Son univers – y compris ce regard sur l’environnement qu’il cherche à nous offrir – j’y ai eu accès.
Désormais c’est en moi.
Et je lui en suis diablement reconnaissant.


Seulement voilà, d’un autre côté aussi, je ne peux pas m’empêcher d’en vouloir à Jonathan Blow pour toutes les barrières qu’il a contribué à installer dans son jeu et qui sont de véritables freins au plaisir de l’expérience.
Et je lui en veux d’autant plus que je pense qu’il s’agit là de choix vraiment conscientisés.
La maitrise de son début de jeu semble démontrer en tout cas qu’il a un parfait recul sur les mécaniques d’un jeu vidéo et de ce qu’elles impliquent.
Il aurait très bien pu doser son jeu différemment – il aurait pu faire en sorte que chaque zone soit amenée par un élément didacticiel comme il a su le faire pour ses puzzles – mais il ne l’a pas fait.
Et pour moi c’est manifeste que s’il ne l’a pas fait c’est par choix.
…Un mauvais choix.
…Ou du moins un choix qui a été, de mon point de vue, motivé par de mauvaises raisons.


Car à bien tout prendre, il y a dans ce « The Witness » une dimension clairement élitiste du jeu vidéo.
Ce jeu n’est pas rien. Il n’aspire pas à n’être qu’un jeu. Et en conséquence il refusera de se donner à n’importe qui.
« The Witness » se mérite. Et ceux qui iront jusqu’au bout seront des « vrais ».
Et le pire c’est que je pense que ça marche ce type de démarche sur certains publics de niche.
Quand on a joué à « The Witness » et qu’on a fait l’effort de bien l’avancer, on se sent quand même un privilégié. On se dit que ce n’est pas n’importe qui qui a pu avoir accès à ce niveau de raffinement là. Et que ce « pas n’importe qui », on en fait partie.
Oui, en jouant à ce « The Witness », on sent qu’on fait partie des « vrais ».
Et si ça peut en griser quelques-uns – et je m’inclus volontiers dedans – je trouve malgré tout que ça a aussi son côté contre-productif.


Pour moi, c’est évidemment qu’avec des considérations moins élitistes, Jonathan Blow aurait sûrement eu la lucidité de réduire son nombre de puzzles ; il se serait peut-être retenu de partir dans certains délires abusivement durs comme c’est le cas dans son niveau final au cœur de la montagne où la difficulté n’est même plus le fait de la complexité des structures des puzzles en eux-mêmes mais des contraintes visuelles totalement absurdes.
En plus de la difficulté habituelle, voilà qu’en plus les puzzles bougent, clignotent, changent de couleur…
Non mais franchement où est l’intérêt de ce genre d’épreuve ? Franchement ?
« OK. J’ai fait trois crises d’épillepsie mais je l’ai fini ce jeu ! Youpi ! Je suis un "vrai" moi ! »


D’ailleurs, pour être honnête avec vous, moi, ce jeu, je l’ai justement abandonné en plein cœur de cette montagne : là où la logique de Jonathan Blow est poussée jusqu’à son absurde.
Au bout d’un moment j’en avais marre de devoir recopier des puzzles sur des bouts de papier. J’ai voulu savoir jusqu’où ce trip malsain comptait m’emmener. Et en regardant sur Youtube ce qu’il me restait encore à faire ça m’a découragé.
Donc du coup j’ai préféré me mater la fin du jeu sur Internet plutôt que la manette en main.
…Et quand bien même n’en ai-je tiré aucune satisfaction, je n’en ai ressenti aucun regret non plus.
Ce jeu avait fini par me lasser…
…Et malheureusement mon expérience de « The Witness », ça a aussi été ça.


Alors du coup est-ce que je considère « The Witness » comme un grand jeu ?
A cette réponse là j’aurais tendance à répondre « oui, sans aucun doute. »
Par contre est-ce que je considère « The Witness » comme un bon jeu ?
Eh bien paradoxalement, sur ce plan-là, je serais beaucoup moins catégorique.
Et au fond je trouve ça dommage, car si son auteur n’avait pas pêché par orgueil, « The Witness » aurait certainement été un jeu vraiment exceptionnel. Que dis-je : il aurait sûrement été un véritable chef d’œuvre.
Parce qu’à exiger de nous des efforts bien trop excessifs au regard de ce qu’il nous apporte vraiment, ce jeu finit par davantage mettre en exergue la vanité qui l’anime plutôt que le génie qui l’habite.
Comme quoi l’exigence n’est-elle pas forcément le chemin le plus assuré vers l’extase.
Quand l’orgueil s’y mêle, c’est au contraire le plus sûr moyen de faire le lit de la vanité…

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