The Witness
7.6
The Witness

Jeu de Jonathan Blow et Thekla (2016PlayStation 4)

En été 2008, Microsoft lance le Summer of Arcade, opération de l’été destinée à mettre en avant plusieurs jeux indépendants. Parmi ceux-là, Braid retiendra toute l’attention. Petit jeu vous mettant aux commandes d’un personnage capable de revenir dans le temps pour résoudre des énigmes, le titre sera porté aux nues grâce à un propos bien plus passionnant que prévu, en plus d’un game design léché et étonnamment bien ficelé. C’est l’une des vitrines du jeu indépendant, qui va lancer toute un nouveau pan du média ces dernières années. Et l’homme derrière ce titre s’appelle Jonathan Blow. Presque huit années plus tard, il sort son deuxième titre, The Witness.


UNE GROSSESSE TARDIVE


Jonathan Blow est quelqu’un d’un peu particulier. Même après avoir gagné un joli pactole sur Braid, il préfère garder son rythme de vie relativement austère, comme monsieur tout-le-monde, et se consacre entièrement à son travail et sa vision du jeu vidéo. Au fil des ans, plusieurs papiers ou documentaires tendent à radicaliser le personnage et à en faire un homme à part, quelqu’un qui se considère comme au-dessus de la masse. Évidemment, le monsieur ne dira jamais rien de tel, même s’il peut paraître prétentieux dans bon nombre d’interviews. Mais le pouvoir de l’Internet est tel qu’une bonne partie des joueurs considèrent Blow comme un mégalomane, au même titre que des gens comme Phil Fish, le créateur de Fez, qui a pété une durite il y a deux ans en annulant purement et simplement la suite de son titre à cause, principalement, des haters. Oui, ces gens qui considèrent le web comme une arène sans pitié et lâchent des commentaires juste pour le plaisir de laisser parler leur frustration. Le documentaire Indie Game: The Movie n’est pas fait pour rassurer non plus : le film montre en effet Blow et Fish, entre autres, absorbés dans leur travail, presque coupés du monde. Jonathan Blow assume sa position d’auteur, et compte bien vendre ses jeux grâce à la seule force de son nom.


Pour financer The Witness, Blow utilise tout l’argent récolté sur Braid. Le jeu est jouable dès 2012, histoire d’accompagner la sortie de la PS4, mais il préfère prendre son temps, notamment pour remanier tout l’aspect graphique, grâce à Luis Antonio, un ex d’Ubisoft qui occupera alors le rôle de directeur artistique. Et quand on voit la tronche des décors au fil des ans, on se dit qu’on a bien fait d’attendre. Blow fait également appel à un architecte pour concevoir le level design. Il tentera même de filer l’histoire à un scénariste avant de se raviser et de tout épurer pour raconter des sensations ou des pensées le long de l’aventure, plutôt qu’un fil rouge trop évident. Contrairement à beaucoup d’indépendants, le créateur a le luxe de réaliser le jeu de ses rêves et de n’avoir de comptes à rendre à personne.


The Witness, ça raconte quoi ? En fait, c’est un peu le point fort et le point faible du titre. Même si Blow revendique l’influence de Myst pour concevoir son œuvre, le scénario ne sera jamais la locomotive qui vous tiendra en haleine. Vous êtes simplement un personnage lambda (vous-même ?) débarquant sur une île étrange remplie de puzzles à résoudre, à travers des panneaux disséminés un peu partout qui débloqueront des accès vers d’autres panneaux. Au fil des avancées, on découvre certaines preuves de l’existence d’une vie sur cette île (je laisse la surprise). Mais n’attendez pas une véritable explication à la fin, si ce n’est quelque chose d’assez cryptique. Autant être clair : The Witness est sur la forme un vrai puzzle game, où l’île est un simple hub pour se balader entre les « niveaux », mais absolument pas un jeu narratif.


LES MYSTÈRES DE L’ÎLE


L’île est une prouesse de level design, on ne pourra pas l’enlever. Précise, étonnante, elle se divise en plusieurs biomes, des zones possédant une couleur, un style, une patte, et surtout un type de puzzles bien précis. Ici, on tombera sur un temple en plein milieu d’un désert. Là, ce sera une sorte de carrière de pierres bordant une scierie près de l’océan. L’île n’est pas bien grande, condensée en une petite dizaine d’environnements, ce qui n’est pas plus mal pour ne pas avoir à faire d’allers-retours incessants et surtout trop longs. Graphiquement, on sent l’arrivée d’un vrai artiste sur The Witness, avec un style plus ou moins cartoon, aux textures faites mains, sans effets réalistes. Ce visuel offre un bien bel écrin grâce aussi à de jolis effets de lumières et des couleurs chatoyantes, qui permettent de facilement différencier les différentes parties de ce monde. Tellement chatoyantes d’ailleurs que les plus sensibles auront la nausée simplement en se baladant dans les décors, à cause d’une focale assez faible et de la saturation générale. Eh oui, The Witness, ce n’est pas pour les petites natures !


Les puzzles sont, quant à eux, toujours basés sur une même logique : vous êtes face à un panneau contenant une grille (de formes diverses), et le jeu vous demande d’aller d’un point A jusqu’à un point B pour réussir, en traçant la ligne avec votre manette. Rien de bien sorcier, surtout sur les premiers puzzles qui ne poseront pas trop de soucis. Lorsque vous commencerez à découvrir les autres parties de l’île, c’est là que le jeu se révélera bien plus retors : sans gâcher le plaisir de la découverte, sachez que vous allez devoir apprendre à chaque fois des règles bien précises et constamment réfléchir à la manière de trouver ce fameux chemin. C’est là que The Witness est terriblement malin : vu que le jeu ne propose aucune aide textuelle, il est obligé d’apprendre les règles au joueur en le laissant découvrir de lui-même la façon de procéder, grâce à une montée de la difficulté. Que veut dire ce symbole ? Pourquoi est-il placé ici ? De manière ingénieuse, on va rapidement comprendre les rouages des zones, trouver des alternatives. Et c’est lorsqu’on commence à bien saisir les règles que le jeu s’amuse à les contourner et à nous faire douter, petit vicelard qu’il est ! C’est alors qu’on comprend la principale qualité du titre : forcer le joueur à observer, à prendre du recul et véritablement réfléchir.


On se rend compte qu’un puzzle difficile, voire en apparence infaisable, est une simple question de point de vue. Certains vous demandent carrément de jouer avec le décor, et d’autres font intervenir plusieurs règles à la fois. N’espérez pas finir le titre sans un crayon et du papier ! Au fur et à mesure de la progression, on passera même plus de temps à griffonner et tester ses chemins qu’à véritablement progresser dans le jeu. Et ce n’est pas plus mal : The Witness force le joueur à aborder les énigmes en se servant de ce qu’il a sous la main, et en utilisant tous ses sens pour parvenir à ses fins. À ce sujet, ne comptez pas terminer le jeu sans le son ou si vous avez des problèmes pour discerner les couleurs. Quand on croit maîtriser les règles de l’île, on découvre avec plaisir que chaque recoin est une cachette potentielle pour un secret ou une énigme supplémentaire.


L’AUTRE C’EST MOI


La grande question que les réfractaires se posent avant l’achat est légitime : est-ce que The Witness est un simple puzzle game ou y a-t-il une histoire qui mérite qu’on progresse dans l’aventure ? En fait, il est bien plus proche de Braid qu’il n’y paraît. Chez ce dernier, Blow revisitait le jeu de plates-formes en y incorporant un zeste de voyage dans le temps pour s’approprier le genre. Mais tout le véritable propos du jeu était bien caché, derrière ce simple personnage qui part sauver une princesse. Dans The Witness, c’est la même structure. Finir le jeu de manière directe décevra clairement ceux qui attendaient la révélation du sens caché de l’île. Pour les plus persévérants, on pourra trouver en sus une fin secrète qui est déjà en train d’être décryptée par les internautes férus d’indices en tout genre. Blow a tout simplement choisi une approche ésotérique de son œuvre, voire carrément philosophique. À travers divers audio logs ou même petites vidéos planquées dans le jeu, Blow propose un discours assez flou, quasi mystique, qui renforce son image de gourou d’une frange de joueurs qui veulent croire en quelque chose de concret.


Car la force de The Witness, ce n’est pas dans son discours, mais bien dans le concept même de ses puzzles. C’est la différence avec les autres jeux du genre : trouver la solution d’un puzzle ne sera jamais simple, car pour la première fois depuis longtemps, le jeu cesse de vous prendre par la main et vous bouscule, vous pousse à vous dépasser. Les énigmes ne sont jamais insurmontables, car elles sont la résultante de la somme des enseignements tirés par les énigmes du jeu. On regrettera peut-être la progression libre de l’univers : certains puzzles vous demandent parfois d’utiliser des symboles que vous n’avez jamais vus, n’étant pas encore passé par l’endroit qui vous en apprendra les règles. Cela causera parfois de brusques arrêts frustrants dans la progression alors que vous vous sentiez pousser des ailes. Mais The Witness est là pour vous faire réagir, sans forcément aller dans l’obscur : au lieu de chercher une portée philosophique peut-être totalement absurde, le titre de Blow est simplement un jeu sur la remise en question, le changement de point de vue, sur l’apprentissage et la compréhension. On ne reste jamais figé sur le puzzle, on regarde autour de soi, on prend le temps de tester, d’expérimenter, et de regarder au-delà des choses pour trouver la solution.


L’œuvre de Blow tend le joueur à ne pas rester sur ses acquis. À travers des puzzles qui demandent au joueur de changer sa vision du monde qui l’entoure, Blow veut lui donner l’impression qu’il est maître de lui-même et qu’il apprend à remettre en question les règles établies. Il le force à changer son point de vue, à se servir de son environnement pour voir les choses autrement. Peut-être suis-je complètement à côté de la plaque, mais la manière dont on aborde The Witness de façon totalement autonome et la confiance totale que Blow nous accorde envers sa réalisation, sont la preuve de la maturité du titre.


Certes, on peut se retrouver de marbre devant certains aspects purement philosophiques de son œuvre, et dont une frange de joueurs réfractaires à son style pourra se servir pour apporter de l’eau à leur moulin. On pourra même être rebuté devant le manque de récompenses concrètes suite à la résolution de puzzles, ou même de véritable explication quant à l’origine de cette île. Mais on ne pourra pas lui enlever la précision de son level design, l’ingéniosité de ses idées et la façon dont il a conçu la progression de ses puzzles, même si on pourra y trouver des énigmes finales moins subtiles que le reste du titre. The Witness est un plaisir pour les méninges, qui pourra rebuter les amateurs d’aventures plus concrètes, mais qui ravira ceux qui cherchent une expérience sensorielle qui arrive à donner une vraie substance au concept même du puzzle game. The Witness, c’est aussi un méga-trip dans votre cerveau qui hantera votre esprit même pendant la pause Kit-Kat, une hallucination qui vous fera voir le plan RATP du métro d’une toute autre façon, une orgie sensitive qui vous fera gribouiller des trucs absolument incompréhensibles par n’importe quel être humain normalement constitué ! Witness me!!

Cronos
8
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Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Joué en 2016 et Les meilleurs jeux vidéo de 2016

Créée

le 12 févr. 2016

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