The Witness
7.6
The Witness

Jeu de Jonathan Blow et Thekla (2016PlayStation 4)

Sur cet écran, dans une ruine qui s’élève au milieu d’un désert de sable, la forme est hexagonale. Le point de départ est au centre et chaque coin du polygone est un point d’arrivée potentiel. On sait ce qu’on doit faire, on enchaîne les puzzles de ce type depuis déjà quelques heures : joindre par un trait l’une des six sorties possibles en effectuant un trajet précis. Mais la plupart du temps, il y a des contraintes : passer par des points disséminés sur la grille ou, par exemple, séparer par notre tracé les cases blanches des cases noires. Mais ici, rien. Juste cet hexagone qui nous nargue depuis déjà une bonne demi-heure. On a quadrillé sans succès les alentours à la recherche du moindre petit indice. Alors, par dépit, on tente des trucs au hasard. Sans succès. Par désespoir, on essaie méthodiquement toutes les possibilités. Il y en a 66. Une trentaine d’essais plus tard, on trouve la solution. L’écran suivant s’allume. Là aussi un hexagone, et toujours aucune idée de ce qu’il faut faire. Il y a forcément une logique, mais elle nous est totalement étrangère. Notre route est pour la première fois barrée par notre ignorance. Nous allons très vite nous en rendre compte : dans The Witness, pour avancer, il faut soit comprendre, soit apprendre. Pour l’heure, on reprend notre chemin. Il nous reste tant de paysages à découvrir.


Il a dû se tromper
The Witness est sorti mardi après sept ans de développement. Un temps extrêmement long, même compte tenu du fait qu’il s’agit de l’œuvre d’un seul homme, Jonathan Blow (1). Ce dernier s’est fait connaître avec Braid, un des premiers jeux indépendants à rencontrer un large succès public. Sorti au milieu de l’été 2008 sur Xbox 360 à l’occasion du tout premier Summer of Arcade, événement destiné à mettre en avant les jeux à télécharger sur la console de Microsoft (la pratique était encore balbutiante à l’époque), il avait surpris tout le monde par son originalité. Derrière son apparence de jeu de plateforme old school (époque 16 bit), Braid se révélait être une redoutable série de puzzles basés sur la manipulation du temps avec, en arrière-plan, le détournement malin du cliché de la princesse à sauver. Après le succès de son premier jeu, Jonathan Blow a pris du temps pour tester plusieurs concepts, et il a retenu, selon ses dires, le plus complexe à mettre en œuvre, celui qui allait lui imposer de repartir à zéro. Un jeu en 3D, un monde ouvert et l’ambition un peu folle de porter un propos et de provoquer des climax grâce à son gameplay fondé sur des puzzles.


The Witness est une guerre sans merci. Une joute dantesque entre deux adversaires que tout oppose. Le premier décide du terrain de l’affrontement, des armes et des conditions de victoire. C’est le créateur. Le second, le joueur, doit avancer sans faillir, tenir face à l’adversité, ne jamais lâcher prise. Et ce n’est pas une vue de l’esprit. Bloqué face à une grille dont tous les composants sont connus, on se prend rapidement à parler à Jonathan Blow, à lui dire qu’il a dû se tromper, que c’est impossible, avant de se forcer à reprendre tous les éléments sous un nouvel angle. On essaie alors de retracer le cheminement intellectuel du créateur pour comprendre ce qu’il a voulu dire. Et la plus grande des difficultés pour les joueurs que nous sommes est alors de ne pas céder aux sirènes de la facilité en ligne. Car forcément, la solution est à un clic dans un navigateur web. Y succomber, c’est tout perdre. Ce n’est pas une histoire de tricherie ou de dignité, c’est simplement qu’alors, le dialogue est rompu et la narration non verbale s’évanouit.


L’île sur laquelle se déroule le jeu n’est pas bien grande et se traverse en quelques minutes, mais chaque petite zone possède son identité propre, son ambiance, ses couleurs. L’univers de The Witness est un condensé de monde ouvert qui réussit à provoquer un sentiment d’évasion au moins aussi puissant que les grosses productions qui s’étalent sur des dizaines de kilomètres carrés. Pour y arriver, Blow a fait appel à un architecte et à un paysagiste. Résultat, l’ensemble est d’une cohérence folle malgré les textures saturées et l’apparente absence de logique dans la juxtaposition des univers visuels. The Witness ne peut, du coup, se résumer à une longue suite d’énigmes à résoudre (environ 650 au compteur). Leur implantation dans un territoire change complètement la donne. Chaque puzzle devient une porte et la clef se situe dans le cerveau du joueur.


Car l’île est traversée par une ligne de démarcation invisible. Il y a d’un côté ce que l’on sait et de l’autre ce que l’on ignore. La frontière entre les deux est mouvante et ne peut reculer qu’avec l’apprentissage, la curiosité, la patience et la volonté d’appréhender les rouages qui régissent cet univers. The Witness est un manifeste pour la connaissance. Mais on est loin d’un propos porté par une narration classique. Les dialogues et le récit laissent ici place à une communication élaborée par l’interaction même, par un game design qui ne souffre aucune faiblesse, aucune concession. D’une pureté absolue.


Vision éthique
C’est un des combats récurrents de Jonathan Blow : il ne faut pas user d’artifices inutiles et chronophages pour capter l’attention du joueur. En ligne de mire, les systèmes de récompense qui sont devenus la norme dans les productions classiques (plus on joue, plus l’avatar devient puissant), voire le socle même de la galaxie des «free-to-play» qui cartonnent sur smartphones, où la progression n’est dépendante que du temps passé sur le jeu. Un temps qui n’apporte rien. Un temps perdu contraire, selon Blow, à une vision éthique du jeu vidéo. Pour lui, l’expérience ludique ne peut être enrichissante que si elle se suffit à elle-même. Dans The Witness, la résolution d’une série de puzzles est une récompense suffisante car elle permet d’enrichir son arsenal logique pour affronter de nouveau des énigmes qui nous ont vaincus une première fois. Il est d’ailleurs troublant d’avoir à expliquer les principes d’un puzzle sur lequel on bloque à quelqu’un d’autre. On manque de vocabulaire puisque l’apprentissage s’est déroulé sans mot. Et on se rend compte surtout du nombre impressionnant de concepts que Blow a réussi à nous implanter dans le crâne sans qu’on s’en rende vraiment compte. L’explication devient alors plus complexe que l’énigme elle-même.


Nous sommes maintenant perchés dans un arbre où les puzzles permettent de construire des passerelles. On jubile car on découvre enfin la signification de ces petites étoiles qu’on croise depuis de nombreuses heures sans jamais avoir pu deviner la contrainte qui leur était liée. Très vite, on retrouve d’autres éléments qu’on connaît bien, ces pièces de Tetris qu’il faut dessiner, ces couleurs qu’il faut isoler. C’est d’une complexité dingue, mais nous avons depuis longtemps dépassé le stade où on la redoutait, où on considérait chaque défi un peu corsé comme une nouvelle preuve matérielle de la perversité de Jonathan Blow. On se surprend même à éclater de rire à l’apparition d’un détail inattendu dans une grille. Signe, peut-être, qu’on est sorti de l’affrontement. L’aventure continue, mais la guerre, elle, est finie.


(1) Entendre qu’il s’agit ici d’une œuvre portée par un créateur très identifié, Jonathan Blow. L’équipe de son studio Thekla est composée de six autres personnes, et il y a aussi eu des collaborations extérieures, comme les architectes.


Paru dans Libération le 29 janvier 2016.

Erwan
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le 11 mai 2016

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