Undertale
7.8
Undertale

Jeu de Toby Fox (2015PC)

I -> notions générales (à tous)


II -> Undertale (à ceux qui l'ont terminé)



I/ Petite phénoménologie du fun



Malaxer du papier bulle est un passe-temps trivial. Aussi jouissive que puisse être cette tension dérisoire croissant avec la pression appliquée à chaque protubérance rencontrée par le pouce ou l'index, jusqu'à libération paroxystique du gaz emprisonné, je n'en connais pas qui iraient se vanter d'avoir dégonflé l'équivalent de la superficie du Louvre en film protecteur de plastique... Plaisir sensuel qui s'offre immédiatement sans s'extraire à la frivolité, le malaxage de papier bulle est bêtement fun. À défaut d'être ludique au sens fort du mot.


Percevoir directement l'effet d'une action déterminée, vive et décidée, sur le monde est source de fun. Dans le cas du papier bulle, c'est la perception tactile d'un changement d'état subit. Si je saute dans une flaque d'eau, c'est l'éclaboussure et la décharge proprioceptive qui l'accompagne. Balancer mon volatile d'Angry Birds m'amuse par les conséquences dérisoires, mais nettes et physiquement compréhensibles, constatées sur la structure ciblée ; etc.


L'occurrence du fun tient à un changement qui affecte le monde et que je mesure en temps réel. Il n'est même pas requis que j'en sois la cause : suivre du regard un bâtiment qui s'écroule ou un chaton faisant rouler sa balle suffira bien à faire naître une sensation analogue, plaisante parce que peu ou pas engageante. Le fait est que pour un jeu vidéo, engendrer du fun suppose de simuler en quelque manière la réalité physique d'une interaction quelconque, que sa nature numérique lui permettra d'ailleurs d'amplifier sans limite ; demandez au héros d'un Dead Rising ou au ragdoll increvable de Pain ce qu'ils en pensent !


Sous-jacente à l'intention des développeurs de véhiculer au joueur la satisfaction éphémère d'interagir "vivement et sensiblement" avec l'environnement virtuel, on trouve la notion de gamefeel. Sous le terme vient se ranger l'ensemble des éléments du programme à même de signaler à l’utilisateur l'efficacité directe de ses actions. Effets spéciaux en tout genre, gerbes outrancières, animations outrées, retours audios marqués, slow motion et syncope, surimpression, filtres, vibration du contrôleur... Tout feedback est bon pour accroître l'impression d'exercer une action décisive, quitte même à la décupler au centuple ; en game design on nomme juiciness cette notion de récompense immédiate et sensorielle.


Le ludique, en revanche, est bien autre chose que ça. Lui suppose de mettre réellement à contribution quelque compétence particulière – habileté physique ou faculté cognitive – afin de résoudre une situation donnée. Ce qui en découle s'apparente à une joie plus gaie, plus épanouissante et plus intérieure que le simple assouvissement d'une pulsion d'agir tel que décrit ci-dessus, qui reste le produit d'une compensation déséquilibrée entre manœuvre négligeable (quand elle existe) et effet disproportionné.


Le fait de voir le bout d'un tableau de Lemmings par le truchement d'une gestion raisonnée et d'une exécution impeccable n'a rien de particulièrement "fun", c'est un accomplissement plus profond et formateur dont l'occurrence, cette fois, relève d'un changement qui se produit en moi et non plus seulement dans le monde. Dans l'intervalle qui sépare l'apparition de la première touffe verte et l'engloutissement de la dernière d'entre elles par la porte salvatrice, il m'aura fallu en effet détourner ne fut-ce qu’étroitement ma pensée des schémas ordinaires et quotidiens pour mettre au jour une solution originale (le fait qu'un game designer l'ait conçue avant moi et pour moi n'y change rien, et à vrai dire ce paragraphe en dit long sur la portée purement créative que j'accorde aux travaux de conception ludique les plus remarquables).


En principe, donc – le jeu vidéo ayant considérablement bouleversé la donne –, la structure ludique a moins valeur d'amplificateur d'actes fantasmés que de révélateur d'un potentiel bien réel. Dans l'exemple séculaire des échecs l'acte symbolique est réduit à son essence – la défaite d'un fantassin (le pion) contre un cavalier par exemple – au profit de la stratégie pure et abstraite. Le jeu d'échec n'a rien de fun, il est intégralement ludique.


Que l'écart constaté entre fun et ludisme relève d'une simple variation de degré ou d'une vraie différence de nature importe peu ici, le fait est que le jeu vidéo offre de les distinguer nettement : libre au game designer de favoriser l'un, l'autre, ou de les mêler harmonieusement sans négligence d'un côté ni de l'autre, sans doute l'option la plus souhaitable pour une majorité. J'aime pour ma part à stigmatiser Ratchet & Clank pour ce qu'il embrasse le premier au détriment à peu près complet du second (95% fun, 5% ludique, à vue de nez), cas inversement proportionnel à The Witness qui, peut-être, recèle peu de fun, mais pour atteindre de très rares sommets ludiques en contrepartie.


S'il est pourtant une catégorie de jeux vidéo qu'on imagine mal dépossédée de son fun, à raison, c'est bien celle des jeux d'action, tous sous-groupes confondus. Les inserts illustratifs de Gears of War et Street Fighter IV d'il y a quelques paragraphes (mille autres auraient aussi bien fait l'affaire) sont comme garants de cette vérité brute : l'excellence d'un gamefeel constitue la plus impérieuse nécessité d'une expérience en temps réel valable et gratifiante.


Car enfin si le numérique en vient à abdiquer deux prérogatives majeures qu'il a la particularité de combiner – l'instauration du temps réel dans la matrice de jeu d'une part (vis-à-vis du bon vieux plateau convivial, des cartes et autres supports matériels), l'hyperbole des formes et des propriétés physiques d'autre part (vis-à-vis du sport ou de n'importe quelle activité tributaire des vraies lois physiques) –, à quoi bon le préférer aux formats ludiques antérieurs ? L'objection suivante permettra de modérer le raisonnement sans l'invalider tout à fait.


Le fun au sens précisé tout à l'heure n'est pas et n'a jamais été, à proprement parler, le ressort fondamental du jeu d'action ; jamais un digne héritier de l'arcade ne se contentera de renvoyer au joueur un poignée d'effets juicy et du bon punch dans les doigts en espérant faire illusion (de fait Ratchet n'est PAS grand jeu d'action, fun en barres ou non). Car si le gamefeel importe pour la réussite d'un jeu d'action de la même manière que le second œuvre rend vivable et agréable un logement en devenir, fondations et charpente portent ici respectivement les noms de rythme et de cadence.



II/ Undertale, ou combattre le fun par le fun



J'aime Undertale parce qu'il soulève, en creux, cette problématique de la distinction entre fun et ludisme.


Joué "classiquement" le jeu s'avère simplement fun. Sans se départir d'une sobriété de bon aloi, entendons-nous, ce qui contraste avec quelques uns des exemples employés précédemment... N'empêche, "fun" et pas beaucoup plus, c'est à dire facile, creux, bourrin, expéditif, mais toujours agréable. Un peu à l'image d'Earthbound en somme, expérimentation désopilante, charmante au possible, mais engluée comme contractuellement dans la nécessité d'honorer sa nature de RPG au long cours ponctué de nombreux combats insipides, sans vraiment plus de profondeur de jeu qu'un Dragon Quest du pauvre.


C'est abordé de la "manière adéquate" qu'Undertale acquiert, lui, sa consistance ludique, légère encore mais inattendue et payante. Cette "bonne" façon de prendre le jeu suppose bien entendu de glaner le moins d'EXP et de niveaux que possible (sans aller nécessairement jusqu'au true pacifist ending, défi plus avancé) et le transforme en un challenge plus fin et intéressant au prix d'une partie de son fun, dans la mesure où il n'est plus question de recourir inconsidérément à la fonction d'attaque, normalement prétexte à une micro-session rythmique inoffensive... mais fun.


Ce faisant le propos du jeu se révèle progressivement quitte à se délester de la superficialité plaisante d'un run "no brainer"... Alors les choses commencent à se mettre en place, on fait sens petit à petit des choix opérés par Toby Fox et celui qu'on prenait pour un RPG fondamentalement vicié, pratiquement exempt de game design (zéro tactique, zéro gestion, zéro setup, équilibrage pété : du sous-Earthbound, c'est dire beaucoup), en vient à justifier brillamment ses différents choix et composantes.


Et l'on comprend pourquoi l'issue d'une confrontation sans fatalité rapporte de l'argent, d'autant plus important pour acheter des soins et se prémunir des assauts adverses sur un run pacifiste, mais pas d'EXP, score négatif que le jeu s'attache délicatement à nous dissuader de briguer dès les premières minutes.


Et l'on découvre un battle system rendu fun précisément en vue de se déconstruire lui-même (puisque la méthode de progression tacitement recommandée implique de le mutiler en omettant sa fonction première) : twist ludique brillamment orchestré comme pour critiquer la notion de fun gratuit, hégémonique, impératif à écouter parfois les joueurs ; un fun qui n'existerait que pour lui-même comme finalité suprême du jeu vidéo. « Mais la vraie question : est-ce que c'est fun au moins ? »


Et l'on conçoit la pertinence d'avoir limité à ce point le nombre de rencontres "hostiles", dont aucune n'est réellement aléatoire, ainsi que le choix d'une structure-couloir qui sied à la vocation réelle du jeu. C'est qu'Undertale n'est pas un RPG, du moins au sens habituellement conféré à la veine japonaise de la discipline : donjons, statistiques et affrontements tactiques. (L'acception originelle du terme, dont une connotation subsiste à travers le vocable roleplay, a davantage à voir avec l'expérience proposée.)


Undertale se déguise en JRPG mais n'a besoin, ni de non-linéarité, ni de combats en surnombre puisque l'unique et vraie mécanique du jeu consiste à cerner la personnalité d'un opposant pour faire en sorte de ne pas avoir à le tuer. Undertale est un jeu d'aventure postmoderne mâtiné de roleplay. Ou peut-être l'image d'un JRPG redevenu terre-à-terre, proprement dépouillé de sa mystique et de sa chair. Ici les statistiques chiffrées n'ont qu'une fonction vaguement indicative, le mieux est encore de ne pas s'en soucier (hors HP, dont la quantité maximale n'est pas supposée varier en mode "0 EXP" quoiqu'il en soit) ; la revente est généralement impossible : les commerçants nous jettent des regards obliques en voyant les biens périmés qu'on envisageait de leur refourguer ; les ennemis génériques appâtés pour quelques miettes d'expérience n'existent pas, chaque "adversaire" croisé est individualisé et revendique à sa manière, souvent déroutante, le droit de continuer à vivre.


Drôle d'hymne à l'ouverture et à l'empathie, fondée sur un système de dialogues/commandes personnalisés autrement intelligible et fonctionnel que celui d'un Megami Tensei soit dit en passant, l'aventure pose son détournement "surméta" (le modèle Mother n'étant déjà pas des moindres) en toute grâce, forte d'un tempo inattaquable et d'une sacrée troupe de gai-lurons... Mais pourvue surtout, et contrairement aux pères spirituels, d'un axe ludique pertinent dans son excentricité qui, pour le moins, lui procure un ascendant sur le malaxage de papier bulle !


(version PDF : https://www.fichier-pdf.fr/2019/01/19/fun-en-bulles---limpact-du-jeu/fun-en-bulles---limpact-du-jeu.pdf)

Créée

le 15 mai 2017

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Dunslim

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