La scène indépendante du jeu vidéo française a ce « je ne sais quoi » de particulier dans ses productions, qui en font des œuvres singulières sur plusieurs points et poussent le joueur à cliquer dans l’espoir d’y trouver une expérience à la hauteur de cette réputation de « french touch », quel que soit le budget alloué. Un Je Ne Sais Quoi, c’est justement le blaze d’une des deux boîtes de développement qui, avec Umanimation, nous pond ici un point and click narratif franchouillard jusqu’aux ongles, plongeant son héroïne dans le quotidien merveilleusement arriéré de la Dordogne, le département, le fleuve, sa nature, ses villages, ses habitants, et même sa mythologie. Dire que l’attente de publication du titre a été longue est un euphémisme tout doux, comme la direction artistique et la proposition très Wholesome friendly de Dordogne. Le jeu ne s’interdit cependant pas de traiter des thèmes bien plus sérieux que ne laissaient paraître les pérégrinations tout en légèreté présentées, depuis plus de trois ans, dans les différents trailers. Séquence émotions droit devant.


Nos jours (pas si) heureux


Dordogne, c’est avant tout Mimi, 32 ans, célibataire, affalée dans le fond de la banquette arrière de sa deux-chevaux, sous une journée pluvieuse dans un environnement urbain grisâtre et pollué. Nous sommes en 2002, tout récemment au chômage, disons que Mimi a connu meilleures journées. Cerise sur le gâteau, sa grand-mère paternelle, Nora, vient de décéder et laisse derrière elle la maison familiale en Dordogne. Cette mamie, Mimi ne l’avait plus revue depuis deux bonnes grosses décennies en raison d’un obscur conflit entre son père et Nora, mais elle est toujours restée curieuse quant à l’origine de la dispute. Alors que cette maison doit être rapidement vendue pour que son père en soit débarrassé, Mimi s’y rend pour tenter de comprendre ce qui a bien pu se passer, et s’imprégner du quotidien de son aïeule.


La mécanique de narration de Dordogne se repose sur deux temporalités, celle de la Mimi du présent, en 2002, et celle de la Mimi espiègle de 1982, qui arrivait en Dordogne pour y passer un mois de vacances d’été seule avec Nora, avec autant d’envie qu’un gamin qui doit finir son assiette de légumes, avant de déménager avec ses parents aux États-Unis. L’histoire va donc alterner, pendant un peu plus de trois heures, entre l’héroïne adulte qui redécouvre sa maison de vacances abandonnée, et celle du passé, dans des flash-backs se lançant dès que Mimi accède à un lieu ou un objet qui la replonge dans le souvenir d’un moment bien précis de son enfance, mystérieusement oublié jusque-là. L’objectif premier étant, via une lettre laissée à Mimi par Nora, de retrouver une petite boîte que sa grand-mère lui avait préparé avant sa disparition.


Peu à peu, au travers de différentes propositions simples de gameplay dirigiste, de narration environnementale, de cassettes audio trouvées un peu partout et de différents courriers à ramasser, l’histoire prend forme, et dévoile non seulement le contexte familial incluant les grands-parents de Mimi, son père et sa mère, ou les mythes fantastiques autour du fleuve occitan, mais également une sombre affaire englobant également les voisins de Nora. Et tout, que ce soit les dialogues les plus légers, comme les introspections parfois bien plus sérieuses, sonne absolument juste. Chaque joueur y trouvera un écho de son expérience personnelle, entre souvenir de vacances d’été, pérégrinations dans la nature, ou, plus terre à terre, le rapport au deuil ou les conflits familiaux. Dordogne ne fourmille pas d’une multitude de personnages et d’évènements, mais pour le peu qu’il propose, le titre nous livre une aventure rondement menée, touchante à souhait, magnifiée par un doublage français bénéficiant d’un travail d’interprétation tout simplement admirable.


Souviens-toi l'été dernier


Dordogne ne se distingue pas non plus par une jouabilité révolutionnaire. Simples et systématiquement indiquées à l’écran, les différentes tâches à effectuer se limitent souvent à des manipulations d’objets et des interactions avec l’environnement au stick et au bouton, qui font peut-être regretter la non prise en charge de l’écran tactile. La détection des mouvements se montre par ailleurs à de rares occasions un peu hasardeuse, obligeant le joueur à répéter l’action à deux ou trois reprises. Ramasser des objets, les retourner, les ouvrir, prendre des photos, couper des aliments, utiliser des appareils et ustensiles de cuisine, l’ensemble se manipule néanmoins avec plaisir, et participe à cette ambiance si particulière de temps d’été suspendant son vol.


Rapidement dans l’histoire de la jeune Mimi, Nora lui refile un classeur qu’elle utilisait pour recueillir ses correspondances avec son défunt mari. L’idée de continuité, de vie qui se poursuit, et de transmission à la nouvelle génération est ici évidente, charge à Mimi de remplir ce classeur de ses propres expériences et matérialisations de ses envies, découvertes et émotions. Le tout prend la forme de pages de scrapbooking mêlant photographies, objets ramassés dans la nature, enregistrements audio, petits poèmes personnalisables et stickers récoltés dans chacun des sept lieux visités au fil de l’aventure. Ici, la liberté donnée au joueur pour confectionner ces pages de classeur donne une vraie impression de fraicheur, avec au minimum une page à réaliser par chapitre. Le résultat est, évidemment, totalement différent d’un joueur à l’autre, et un petit partage en ligne de ces pages de classeur n’aurait pas été de refus.


Les stickers précédemment évoqués sont donc à dénicher dans les différents tableaux peints à l’aquarelle. Les trouver tous constitue un sacré challenge, surtout lors du tout premier run. Il est en effet nécessaire de se positionner vraiment tout près de ces stickers pour se rendre compte qu’ils sont cachés à certains endroits, à un tel point qu’il sera malheureusement nécessaire de relancer l’aventure pour revenir aux tableaux précédents, le jeu ne permettant pas de retourner dans les chapitres déjà traversés. Outre ce défi, Dordogne est parsemé de petites énigmes très accessibles, entre la lecture d’une carte pour y localiser son copain de vacances, réparer un train électrique ou remettre en état une barque. La difficulté est inexistante, mais la manipulation se fait toujours avec un certain plaisir. Enfin, le gameplay marque quand même un mauvais point au niveau des déplacements de Mimi, fait de lourdeurs, d’imprécisions et d’impossibilité de courir, avec une perspective posant quelques problèmes autour des interactions entre l’héroïne et son environnement.


Des vacances presque parfaites


Côté direction artistique, disons-le clairement, le jeu est une merveille visuelle et auditive, en tout cas dans son rendu en aquarelle si marquant, son doublage et son design sonore. Les différents paysages aux couleurs pastel, peints par les développeurs d’Un Je ne Sais Quoi, travaillés sur une luminosité très estivale, s’affichent avec une délicatesse fort agréable, même lors de passages pluvieux et moins enjaillés. Les animations ne sont pas en reste et Umanimation y est pour quelque chose, avec notamment ces sessions hypnotisantes de barque et de baignade dans la Dordogne. La technique ne suit cependant pas toujours, et il est regrettable, en tout cas sur Switch, de percevoir assez régulièrement des soucis de fluidité, ne gâchant pas vraiment l’expérience, mais tout de même suffisamment présents pour être mentionnés. Par ailleurs, notons une fréquence d’écrans de chargement réellement trop importante. Que ce soit pour sortir d’une maison, pour passer d’un lieu à un autre, ou pour simplement lancer une petite session cinématique, ces chargements se multiplient, sans jamais être trop longs, mais ils ont cette fâcheuse tendance à nous faire un peu sortir de cet univers si charmant.


Parmi les éléments diégétiques plutôt mal intégrés et eux aussi faisant un peu sortir le joueur du délire général, le HUD et le smartphone souffrent d'une utilisation assez frustrante. L'affichage du premier s'avère souvent inutile et gâche un peu l'immersion dans ces paysages chatoyants, mais en plus, ce HUD donne un accès très limité à l'appareil photo et au magnétophone, qui ne peuvent pas être utilisés à la volée, ainsi qu'aux lettres récoltées, qui n'ont aucun rôle dans une quelconque énigme ou histoire parallèle. Le second, s'il est possible d'y accéder à l'envie, n'a d'autre utilité que de rappeler l'objectif pourtant déjà bien clair sans cette fonctionnalité, et de répondre à certains SMS transmis par les parents de Mimi.


Enfin, comme nous l'avons vu plus haut, si le jeu est un modèle de sound design, sa bande-originale souffre d'une certaine répétitivité, sans vrai thème marquant. L'effort produit sur l'ensemble des effets est largement à saluer, tant l'ensemble paraît organique et rappelle à chacun ces petits bruits du quotidien plus rural, entre plancher en bois grinçant, ustensiles de cuisine s'entrechoquant, mélodies naturelles et aquatiques de la Dordogne, ou simple chien aboyant dans le village. Cependant, même si elles sont loin d'être désagréables avec ces ambiances chill électro, les pistes audio souffrent d'un certain traitement plus simpliste et plutôt oubliable, même le thème principal a tendance à se répéter de manière un peu trop évidente. Mais ne boudons pas notre plaisir, ce jeu est un caviar, il est ici tout de même question de bien faire comprendre qu'il s'agit d'une œuvre narrative avant tout, sans trop d'intervention impactante par le joueur. Voilà, tout le monde est prévenu, surtout que pour vingt euros, le joueur s'attendant à une aventure plus active pourrait grincer des dents.

Conclusion


Dordogne est une réelle lettre d'amour d'une équipe pour cette contrée, si bien mise en image dans cette expérience émerveillée, courte, mais touchante. C'est simple, chaque département un tant soit peu reculé des folies urbaines devrait bénéficier d'une telle attention à son égard, ne serait-ce que pour donner un minimum de visibilité. Malgré une technique parfois mise en difficulté sur Switch, quelques fonctionnalités plus ou moins bien intégrées et une musique en retrait, l'ensemble du travail sur Dordogne en fait une œuvre partageable jusqu’à l'international, même si son côté made in France y est pratiquement étiqueté. L'un des tous meilleurs jeux narratifs du moment, rien que ça.


ChozOracle
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il y a 7 jours

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