Drôle de genèse que celle de Fatesworn, extension surprenante d'un jeu mort depuis 10 ans. Drôle de licence même, puisque Kingdom of Amalur êtait censé être à l'origine un MMORPG extrêmement ambitieux, pour lequel une structure de taille AAA avait été créée de zéro, et dont les fondateurs s'étaient associés à des noms aussi célèbres (et divers) que R.A Salvatore ou Todd McFarlane. La presse avait pas mal relayé dans les années 2005 ce qui a démarré comme un "projet Copernicus" dont la promesse était de redéfinir le genre ; et on a pu lire, à cette même époque, le lent délitement de l'entreprise gargantuesque que fut 38 Studios, qui se conclut en affrontement au tribunal avec l'état du Rhode Island, dont il avait bénéficié des largesses financières en échange d'une promesse d'emplois locaux et de rentabilité qui ne fut pas respectée. La sortie de Kingdoms of Amalur eut lieu à peu près en même temps que l'annonce de la banqueroute du studio, et les joueurs comme la presse firent très vite le rapprochement avec les ambitions affichées du Projet Copernicus. En toute simplicité, Kingdoms of Amalur : Reckoning n'était rien d'autre que le brouillon, miraculeusement fonctionnel, de cette arlésienne du MMORPG. Et, bizarrement, c'était quand même mieux que rien.


Car Kingdoms of Amalur n'était pas mauvais, le bougre. Certes, on sentait vraiment le côté online abandonné en cours de route, car tout dans ce jeu criait sa conception pour du massivement multijoueur : les décors surdimensionnés, les quêtes secondaires par louches de cent, les dialogues à la fois ultra brefs et ultra nombreux, jusqu'à l'écriture extrêmement basique (pour ne pas dire carrément ridicule), très typique du genre, qu'on sentait pensée pour ne pas phagocyter la narration naturelle induite par ce qui aurait dû être l'aspect multijoueur persistant... Mais le jeu véhiculait malgré tout certaines promesses intéressantes, notamment liées à l'immensité de la zone de jeu (un réel argument pour un RPG console des années 2010, où l'open world était encore l'objet de tous les fantasmes), ainsi qu'à un gameplay action plutôt bien démoulé, par ailleurs en harmonie avec les marottes rôlistes "grand public" de l'époque (compétences à gogo, multi-classing sans restriction et jouabilité limite beat'em all asez fendarde). En dépit de sa genèse compliquée, Kingdoms of Amalur avait quand même de beaux restes : si ce n'est au niveau de son écriture (clairement pas), alors au moins concernant son gameplay, ses possibilités de personnalisation et sa durée de vie absurde (la centaine d'heures sera un minimum pour terminer le jeu à 100%). Il faudrait également parler de la direction artistique "Fable-uleuse", des superbes musiques symphoniques composées par le légendaire Grant Kirkhope (ici à une forme d'apogée, en dépit du style fondamentalement différent de ses compos pour les jeux Rare), de la quantité absurde de dialogues facultatifs (aussi inutiles et plats, cependant, qu'ils sont paradoxalement multipliés à l'extrême pour les trois péons du coins que ça passionnerait)...


Mais bref, l'idée ici n'est pas tant de se repencher sur Kingdoms of Amalur que sur son très étrange repackage par THQ Nordic, avec adjonction d'extension payante. Après avoir récupéré les droits de la licence sur le corps bien refroidi de 38 Studios, l'éditeur a en effet choisi de "draguer le gamer barbu" : comme pour Titan Quest peu de temps avant, en lui offrant une espèce de remastérisation accompagnée d'un tout nouveau contenu. Pour la remastérisation, n'en parlons pas, Re-Reckoning est globalement identique à la version originale du jeu et n'est l'occasion pour l'éditeur que de se faire un peu de fric facile. Pour l'extension en revanche, c'est beaucoup plus surprenant. Le développeur Kaiko, en charge du paresseux remaster, s'est lui-même attelé au développement de ce contenu inédit, vendu tout de même 20 balles. Au vu de ses évaluations très médiocres sur Steam, j'étais préparé à balancer ce Fatesworn à la poubelle à vitesse grand V, d'autant plus qu'il n'est jouable qu'après avoir fini le jeu, et donc à un stade où n'importe qui de normalement constitué sera bouffi de lassitude. Parce qu'aussi sympathique soit Kingdoms of Amalur, il faut quand même vraiment le vouloir pour le terminer tant il est long et répétitif... alors enchaîner sur une extension, je ne sais pas.


Mais voilà, Fatesworn est bon. Aussi étonnant que cela puisse paraître, les concepteurs de chez Kaiko ont parfaitement compris l'identité du jeu : cette extension aurait pu être réalisée par les développeurs de l'original que je n'aurais pas sourcillé. La direction artistique, le style d'écriture, le level design, la bande-son, les quêtes, les doublages... Le travail de mimétisme est impressionnant. Mais l'extension va plus loin : elle est en fait plus travaillée, plus riche, mieux remplie, plus dense que le jeu original en considérant une superficie comparable (une bonne région complète, soit un petit quart du jeu de base, à vue de nez). Fatesworn ouvre en effet l'accès à une nouvelle zone particulièrement dodue, même pour les standards de la licence, mais aussi beaucoup mieux conçue. Là où le KoA de base enfilait les grands espaces vides et similaires comme des perles sur un collier, Fatesworn propose des environnements qui se diversifient au sein de la même carte, avec une exploration rendue beaucoup plus intéressante par la dimension escarpée des environnements. On est donc en montagne, et on passe d'un village dans les verts pâturages à une prison aux cîmes d'une montagne enneigée, en passant par des pierriers brumeux, des forêts touffues, des ruisseaux serpentant le long de chemins pas moins tortueux... Le level design est superbement travaillé sans pour autant trahir l'esprit du jeu original, puisqu'on y respire la même ambiance "light fantasy" inspirée de Fable. Cette inspiration est particulièrement criante dans les zones plus civilisées, avec leurs charpentes rondouillettes et leurs couleurs chaudes, mais les sous-bois et autres champs doucement vallonnés ne sont pas en reste en évoquant beaucoup le deuxième Fable en particulier. Quant à la verticalité du monde, elle cligne de l'oeil à Skyrim et notamment à la montagne des Grises-Barbes, dans un pastiche rigolo et plutôt bien exécuté. Fatesworn a du charme, Fatesworn a du chien. Sa qualité de production et de conception excède à mon sens celle du jeu original. Bigre.


Pour le reste, on retrouve tout ce qui constitue l'identité de Kingdoms of Amalur, en mode "2012, nous revoilà" : quêtes secondaires par dizaines (et mêmes quêtes de faction) dans le même esprit Fedex nunuche, chiée de dialogues optionnels, bidules à lire, zones à loot, donjons tortueux et méchants très méchants. les développeurs ont prévu à cette extension quelques nouveautés, comme une mécanique de "Chaos" ajoutant une barre de vie à certains ennemis qui ne peut être entamée qu'avec une arme spécifique, des failles à refermer en vainquant rapidement les monstres, et d'autres modestes joyeusetés comme des courses d'antilopes et un humour ironique un peu plus mordant (qui cligne de l'oeil avec malice à sa propre désuétude). Dans sa grande mansuétude, THQ Nordic et Kaiko nous offrent même une VF intégrale fidèle à l'esprit du jeu original, avec textes et voix en français : malgré sa qualité, les connaisseurs remarqueront sans doute le changement de la voix d'un personnage en particulier. Mais la pierre n'est pas à jeter à la DA de cette version française. Fatesworn nous rappelle en effet au bon souvenir du comédien de doublage Marc Alfos, voix incontournable du cinéma et du jeu vidéo, dont l'une des toutes dernières performances avant sa disparition brutale en 2012 fut Agarth dans Kingdoms of Amalur. J'avoue avoir été traversé par une certaine émotion à l'écoute de la nouvelle voix de ce personnage, qui nous rappelle que rien n'est éternel. C'est peut-être aussi pour cela que j'ai autant apprécié cette étonnante extension qu'est Fatesworn, qu'on peut décider de vivre comme une espèce de voyage dans le temps. La démarche n'est peut-être pas nécessaire, mais, venant d'un gros éditeur, elle est définitivement intéressante ; s'y essayer sera même un luxe que seuls peu de joueurs se seront offerts, étant donné que d'après les statistiques Steam, seulement 7% des joueurs ont terminé le jeu et peuvent donc prétendre y accéder. Je me régale par avance de déverrouiller le succès de fin d'extension, qui plafonne au taux de déverrouillage sidérant de 0,5% et finira de faire de moi un véritable hipster millésimé 2012.

boulingrin87
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le 18 mai 2023

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