Cover 2020, des cailloux dans les poches, des pages plein les mains

2020, des cailloux dans les poches, des pages plein les mains

Poursuivre chez les contemporains français ; des classiques toujours, plus de théâtre, de poésie. Lire plus d'essais. En vrac : des envies de Bergounioux et Michon forcément (pour poursuivre dans la très belle découverte de l'an passé), puis peut-être de la SF qui vaudrait le coup (Jaworski, Volodine ...

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71 livres

créee il y a plus de 4 ans · modifiée il y a plus d’un an

Un roi sans divertissement
7.3

Un roi sans divertissement (1947)

Sortie : 28 janvier 1948 (France). Roman

livre de Jean Giono

Rainure a mis 9/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.

Annotation :

D'abord une voix, je croyais Giono se dessinant narrateur, mais non, juste la création de la narration. Qui ne fait que rapporter du rapporté, de l'ouï, de l'inédit : c'est une légende qu'on amène, un conte métaphysique, quelque chose qui ne s'explique pas juste avec des phrases précises, et plus les forces presque divines de la nature (même si celles-ci restent bien entendu présentes, menaçantes ou refuges, le hêtre évidemment, ce passage où on le fait danser dans son immobilité, dans l'amphithéâtre de toute une forêt). Un narrateur, d'autres le télescopent, on voit la langue un peu modifiée, et encore, puisque c'est toujours du reporté, quelque chose qu'on a recreusé par soi, qu'on redessine, ce n'est pas une réalité vraie, ça a des trous et des doutes, tout est égalisé par la neige et les nuages ; tout disparaît sur ces cimes, sur les traces plus fraîches, dans l'opacité du passé. Le travail de sculpter l'édifice pourtant, rappeler qu'on rapporte "il ne s'agit plus de dire", "Il faut excuser", "Mais il fallait remonter", les noms de Chichiliane, les noms non donnés, des professions, un curé, un colporteur, les surnoms comme Saucisse, les personnages qui s'enflent d'un animal. A coup de langue : l'interjection, la description, on happe, sous toute cette parole craquent des cendres.
L'horreur commune, l'esprit humain qui peut sortir de la raison commune par l'ennui, qui peut à chaque instant redéfinir une façon de vivre qui ne trouve pas de sens en-dehors, qui s'épuise et s'écrase sur elle-même et finit par le sang. L'on changerait des points de vue, des façons d'écrire, on prendrait un caractère russe et une unité plus cernée de lieux, de temps, que ça pourrait être du Dostoïevski, le sang en tapis sur la neige, les nerfs qui rompent. Encore, encore, "La Violence et l'Ennui".

Puis... Bien sûr, le portrait précisé et reprécisé, et donc mouvant, inapprochable, jamais figé, de Langlois, Langlois en mouvement sans arrêt, visage dessiné et déformé, on imaginerait Bacon peignant le capitaine qui contiendrait aussi celui qui traque, les deux pistolets, la marche.

(il faudrait dire mille choses encore, et elles ont été dites et dites, j'en garderai pour répéter plein d'enthousiasme à celles et ceux qui plongeront dans le livre comme j'ai pu)

Une citation cachée dans l'activité :
https://www.senscritique.com/activity/200196718

Des arbres à abattre
8.5

Des arbres à abattre (1984)

Holzfällen

Sortie : 1985 (France). Roman

livre de Thomas Bernhard

Rainure a mis 8/10.

Annotation :

Des irritations. A l'excès, la bile qui déborde. Peut-être, trop c'est trop ? Il faut lire cette ivresse qui escalade de pire en pire, les conventions qui lâchent alors qu'on hurle au monde combien il est abject, alors qu'on abhorre ses bassesses et faiblesses qui nous ont amené dans ce "fauteuil à oreille". Bien entendu, ça ne doit pas être pris tout à fait au sérieux, heureusement, c'est surtout un humour férocement grinçant, plein de rage et contre l'épouvantable moisi d'une société vieillissante et fondamentalement méchante, lâche et avilie. De la décharge de pensées, parfois de mots, en un seul lieu, où on habite plutôt les pensées et les mots que l'espace, que le salon de la Gentzgasse. Grand cirque de rictus ausbergeriens, de convoitises, de jalousies et de rétrécissement.

(je dois m'admettre un tout petit peu déçu tout de même, mais plutôt de moi qui en attendait autre chose, et ne me suit pas laissé renversé tout à fait par ce vertige ; dans la même veine je reste encore plus admiratif de Kertész, ou même de Goethe se mheurt toujours chez Bernhard, je crois)

"Des personnes comme la Joana se suppriment, pensai-je dans le fauteuil à oreille, tandis que des parasites comme les Auersberger vivent et vivent et vivent, et s’ennuient finalement à mourir leur vie durant, et deviennent plus vieux et plus vieux et encore plus vieux et ne sont que des gens inutiles. Des personnes comme la Joana finissent au bout d’une corde qu’elles se sont elles-mêmes nouée autour du cou, après quoi on les fourre dans un sac en plastique et on les enterre à moindres frais, tandis que des gens comme les époux Auersberger ne savent pas combien de dîners ils devront donner à combien de comédiens du Burg pour tromper leur ennui écœurant et leur insane cafard. Des gens comme la Joana n’ont que leur misère pendant des années et finissent par se suicider, tandis que des gens comme les Auersberger ont de tout en abondance et deviennent vieux et très vieux et ne sont rien du tout, pensai-je."

Les Années
7.8

Les Années (2008)

Sortie : février 2008. Roman

livre de Annie Ernaux

Rainure a mis 9/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.

Annotation :

La dispersion des sentiments ou la réinvention d'autres, alors que ne cessera le défilé du temps, et comment l'éprouver. Bien entendu je serai souvent soufflé déjà par la forme seule de ce genre de roman - une vie, des années et des années qu'on égraine, la circulation des visages, des faits, des souvenirs, les repères qu'on tente de fixer, ceux qui restent altérés, ceux qui partent. Des océans, des marées : unir en un temps bref tous les temps vécus et à venir, saisir (ou tenter, tendre vers ; on ne saisira jamais exactement) ce qui forme et qui réside. Dans ces pages, on parlera souvent de ce qui submerge, dépasse, bloque, glisse - lucide, Ernaux évoquera parfois son projet au-milieu des souvenirs en noms propres, en marques et événements, en choses - car cette idée d'écriture est elle-même une partie.
Alors les pages d'Annie Ernaux sont ces années, le livre est la somme palimpseste de sa vie jusque-là, ce qui a été fixé dans ce cadre et à cet instant, "écrire pour ne pas sombrer", et l'expérience personnelle au sein d'un mouvement collectif d'histoires, de luttes, des choses qui se passent sans nous mais dont on est un pantin, une existence (droits des femmes, politiques intérieures et extérieures, flux migratoires, chômage et nouvelles espérances déçues). Avec force on sera ardent, avec fragilité on sera le garçon qui n'aide pas, avec chance on sera celui qui fait parfois revivre. A vrai dire, je suis encore soufflé, il y a tant qui se passe, concentré d'images et d'oublis, presque un film de Chris Marker à l'écrit (j'aurai pensé à Sans Soleil, à la poignance des choses, même si ça serait sans doute plus proche de Mekas, que j'imagine, que je ne connais pas encore), ce qu'était peut-être déjà Les Vagues de Woolf, peut-être Proust que je souhaite découvrir. Reste à se taire devant cette coulée, et mieux vivre grâce aux mots.

"Traquer des sensations déjà là, encore sans nom, comme celle qui la fait écrire."
"Elle a perdu son sentiment d'avenir, cette sorte de fond illimité sur lequel se projetaient ses gestes, ses actes [...]"
"Les faits s'éclipsaient avant d'accéder au récit. L'impassibilité augmentait."
"La distance qui sépare le passé du présent se mesure peut-être à la lumière répandue sur le sol entre les ombres, glissant sur les visages, dessinant les plus d'une robe, à la clarté crépusculaire, quelle que soit l'heure de la pose, d'une photo en noir et blanc."

Vaincre à Rome
7.1

Vaincre à Rome (2019)

Sortie : 21 août 2019. Roman

livre de Sylvain Coher

Rainure a mis 5/10.

Annotation :

L'année commence et se répète en miroir inversé de la fin 2019 - lire Ernaux, et Sylvain Coher.
Les trucs accumulés du livre - comparaisons incessantes à la guerre, la répétition des intermissions radios, du papa, l'abondance de termes scientifiques précis, la "Petite Voix" de la tête d'Abebe Bikila - sont autant de qualités que de défauts, et j'avoue que cette fois ça m'aura sorti de la lecture (empêché d'y jamais rentrer, dans ce marathon). Là où Nord-Nord-Ouest me happait sur la longueur, sur sa deuxième partie, finalement Vaincre à Rome (malgré le très beau titre "ce serait vaincre mille fois") ne me hante pas, je ne m'imprègne pas de l'impression d'un "savoir-faire" de la description qui ne m'atteint pas, rarement du moins. Ni agacement ni vraiment d'ennui, mais jamais de sursaut, de surprise, d'étonnement tout à fait - le processus étant très régulier après tout, rendre compte minute après minute, kilomètre sur kilomètre, de l'avancée de l'état d'esprit du coureur, ses promesses éventuelles, ce qui l'attend, l'or et Rome. Restent des odeurs moites, des collines aux pierres posées là sans le savoir par leurs esclaves, les millénaires qui pèsent, l'asphalte qui ne noiera pas les pieds nus, la corne incroyable de Bikila.

"Nous poursuivons la cavale des crimes inachevés et même si les militaires hissent désormais leurs cierges au plus haut qu'ils peuvent rien ne se consume davantage qu'en nous-mêmes. [...] La réserve est suffisante, papa. De la pouzzolane des catacombes remonte le souffle des martyrs chrétiens et nos ombres emmêlées forment le chrisme par lequel nous vaincrons, sermonne la Petite Voix. Les dieux Mânes sont tous là qui trient les graines tombées sur leurs dalles. On fraye notre chemin dans la pénombre en se faufilant entre les nuances de ton et les maigres conquêtes jaunâtres des flambeaux vacillants."

Et un épilogue sur René Char et Jean Giono :
Char : "Qu'est-ce que nous réfractons ? Les ailes que nous n'avons pas."

Giono : "J'ai été heureux le jour du marathon. J'étais sur la ligne d'arrivée, j'étais très bien placé. [...] eh bien tous ces types-là étaient effondrés lamentablement sur la ligne d'arrivée alors que le berger éthiopien, qui n'avait jamais été préparé par personne, était arrivé en dansant."

Lettres à un jeune auteur
7.9

Lettres à un jeune auteur (2018)

Sortie : 1 avril 2018. Essai

livre de Colum McCann

Rainure a mis 7/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.

Annotation :

Dans la lignée des lettres à un jeune poète de Rilke, voulu plus universel - on n'écrit pas à un ami ici, mais à des lecteurs, lectrices ; de références (forcément, le "Échoue encore. Échoue mieux." de Beckett cité hors contexte comme souvent) en réflexions personnelles sur l'écriture, surtout, en pousses de motivations pour s'y atteler, poser son cul devant la page blanche et l'affronter. Beaucoup d'ordres, de conseils sous la forme d'injonctions, comment approcher un éditeur, quel environnement, des questions à se poser, bref. Des choses parfois évidentes, quelques-unes sur lesquelles on ne s'accorde pas moi et l'auteur, parfois des surprises qui me font dire des "bien sûr, mais oui !", enfin toujours l'exergue du bonheur de créer, le pas toujours devant et ne pas cesser de marcher, dans la douleur et l'échec mais sans le renoncement. Structure, langue, carnet de notes et autres bimbeloteries : déplacer son imaginaire à force de mots. Ce serait déjà beaucoup.

"Tu sais ce que tu as trouvé, puisque tu le cherchais depuis des années.
Une telle simplicité est confondante pour la bonne raison que tout paraissait si ardu au début. Maintenant, c'est là. Apparu. L'inarticulé s'est transformé en butin. Il se découvre car on écrit pour essayer d'atteindre une vérité fondamentale dont tout le monde connaît l'existence, mais que personne n'a encore mise à nu.
Poursuis-là."

Comment tout peut s'effondrer
7.9

Comment tout peut s'effondrer

Petit manuel de collapsologie à l'usage des générations présentes

Sortie : 15 juin 2015 (France). Essai

livre de Pablo Servigne et Raphaël Stevens

Rainure a mis 7/10.

Annotation :

Beaucoup plus intéressant que je pouvais croire - de quelques échos que j'en avais eu ; il faut tout de même lire Bihouix pour renforcer les propos, d'autres papiers sur la résilience, sur des initiatives locales et rêver à une globalité (car encore une fois, des microcosmes démocratiques ne font pas la démocratie). Il y a ces tics assez énervants d'imprécisions, entre quelques références précises : de la suspension, encore et encore, ou bien d'autres affirmations qui pour le coup semblent sortie de nulle part, et le fait de choisir parmi les probabilités bien souvent la pire (heureusement, le plus souvent l'écueil est évité pour présenter un éventail plus exhaustif). Il y a quelques données techniques, des termes dont la définition précise me dépassait, assez justement expliqués, des analyses (le verrouillage des sociétés, les black swans, le taux de retour énergétique).

Non, là où Servigne et Stevens m'ont vraiment surpris et passionnés, c'est sur la partie finale, la création de récits et d'imaginaires permettant de dépasser le deuil potentiel (probable) du modèle de société moderne qu'on connaît, dans lequel on vit, rompre avec le récit dominant cornucopien pour rappeler le possible malthusianisme, le devoir d'ouvrir non seulement les yeux devant l'effondrement en puissance, mais surtout d'avoir des histoires, des espaces de vie, un tissu social et collectif à présenter en ressort, une mythopoiesis de la transition ou de la décroissance, mais bien pourtant de la vie après ce deuil : projet salutaire (et finalement peut-être mal appliqué dans la première partie, brute et féroce, du livre), pour réduire la complexité globale, poursuivre le grand chant du choeur invisible à notre échelle, faire acte de l'interdépendance, du vivant, du commun.

Gary Snyder, Pour les Enfants :

"Les collines escarpées, les pentes
des statistiques
sont là devant nous.
Montée abrupte
de tout, qui s'élève,
s'élève, alors que tous
nous nous enfonçons.
On dit
qu'au siècle prochain
ou encore à celui d'après
il y aura des vallées, des pâturages
où nous pourrons nous rassembler en paix
si on y arrive.
Pour franchir ces crêtes futures
un mot à vous,
à vous et vos enfants :
restez ensemble,
apprenez les fleurs
allez légers."

Surveiller et Punir
8.1

Surveiller et Punir (1975)

Sortie : 20 février 1975. Essai, Histoire

livre de Michel Foucault

Rainure a mis 8/10.

Annotation :

Quadrillage du corps social pour son contrôle, pour son économie, pour le dresser et exercer plus facilement, doucement, le pouvoir dessus. Des passages passionnants - la présentation des supplices de la partie 1, analyses des méthodes punitives avec leurs spécificités, leurs tactiques, la métamorphose de ces méthodes ; la partie 2 aussi, avec la présentation de la possible réforme judiciaire (punir mieux, répartir autrement le châtiment) qui n'arrive pas, se voit non-imposée devant la forme principale que sera l'institution carcérale. Touché par les contrôles aussi, les rangs et emplois des temps (articulation corps-objet, « Les procédés disciplinaires font apparaître un temps linéaire dont les moments s’intègrent les uns aux autres, et qui s’oriente vers un point terminal et stable. », surveillance totale du panoptique, bref). Je ne peux pas rendre compte des biais, des raccourcis que Foucault entreprend - je n'ai pas la culture qu'il faudrait pour ça, sans doute - alors je reste soufflé par tout l'étalage de ces mécaniques, techniques, sciences de l'enfermement, des anatomies et tissus de la société (faire des délinquances, des corps, criminalités en rouage du pouvoir, assurant aussi la possibilité simplifiée du contrôle).
(je vais m'arrêter là, peur de trop dévoyer la pensée de Foucault ; des cours résumeront mieux le tout)

"S’il y a un enjeu politique d’ensemble autour de la prison, ce n’est donc pas de savoir si elle sera correctrice ou pas; si les juges, les psychiatres ou les sociologues y exerceront plus de pouvoir que les administrateurs et les surveillants [...]. Le problème actuellement est plutôt dans la grande montée de ces dispositifs de normalisation et toute l’étendue des effets de pouvoir qu’ils portent, à travers la mise en place d’objectivités nouvelles. "

quel but ai-je servi dans ta vie
7

quel but ai-je servi dans ta vie (2019)

what purpose did i serve in your life

Sortie : 13 novembre 2019. Récit

livre de Marie Calloway

Rainure a mis 5/10.

Annotation :

Bon, il y a beaucoup de bonnes choses à tirer de tout ça : il y a bien sûr la légitimation de prendre la parole sur le tabou (ce qu'on considère comme), la question de la forme que doit prendre cette / ces paroles. Je suis surtout touché à titre personnel par les questions incessantes de Marie à elle-même, comment "doit" elle être, comment "être" plus largement, des questions d'identité, d'images renvoyées, de désirs et d'interrogations sur l'existence même de ces désirs, de l'inhibition et de l'imposture, questions d'égo et de rapports humains, rapports au lointain, à l'inconnu. L'exposition, le réseau social, la toile d'Internet où se livre la cruauté gratuite (de quel droit, pourquoi, à quoi bon) mais qui permet aussi la création, la prise de pouvoir, l'affirmation de ce qu'on écrit, qu'on tente d'être - une facette encore (dont la maîtrise échappe parfois, parfois facilement même, dont les formats varient, je ne connais rien de rien au domaine de l'alt-lit, peu aux blogs, cela dit j'aime cette question de la forme qui travaille aussi le raconté, le dit - interactivité du texte, de l'objet numérique).
Aussi, il y a Adrian Brody, et surtout Jeremy Lin qui m'ont vraiment marqué : des questions d'approbations, encore d'être "soi" (cette personne qu'on trouve chouette ? une personne proche qui nous plaît, éloignée qu'on admire ? des gens dont on ne connait pas grand chose souvent, qui peut-être se posent eux-mêmes les questions ?), d'attentes quand à ce qu'on délivre et de la manière - injonctions extérieures et personnelles, mille blocages ou forçages, bref.
Bon malheureusement je suis très loin d'être autant réceptif à toutes ces prises de paroles, je me suis largement ennuyé (ni senti ému, ni motivé, interloqué) pour la plus grande part du tout, même si ça me fait me demander pourquoi justement, quelles attentes j'ai développé d'une littérature, sur pour quoi je ne peux pas simplement aimer lire tout ça (manque d'empathie, d'imagination, de connaissances et questionnements sur le domaine je ne sais pas). Tout de même je suis satisfait d'avoir pu lire ça, il y a des choses je crois que je n'aurai jamais lu ailleurs, malgré tout, ça ne m'a pas laissé toujours de marbre, tout de même.

Abahn Sabana David
4.8

Abahn Sabana David (1970)

Sortie : 17 juin 1970. Roman

livre de Marguerite Duras

Rainure a mis 7/10.

Annotation :

Des pages dans l'effondrement et la négation. Tout plus tard, rien peut-être. Confusion des "dire", des phrases, des personnages-rôles que chacun peut endosser : deux Abahn, d'autres noms sans corps, et partout la peur, l'endormissement, dehors le gel la nuit le noir les chiens.
Des gens s'affrontent, affrontent l'inéluctable d'un destin. Il faudrait tuer ou mourir. Pour un autre inconnu, l'étranger, Gringo, présence absente du huis-clos, au-delà du "chemin blanc de gel", contre le ciment. Le silence ou le cri, les deux : tout s'interpole, s'échange, se calque. Juste, une douleur qui suinte, plus grand-chose, Beckett en "Oui" et "Non", des guillemets qui ne se ferment pas. Personne ne comprend rien, juste la menace qui pèse. Fermer les yeux, on n'ose pas affronter un regard, on demande à tirer, on ne tire pas. Les phrases comme une moisissure, dont des mots mangent d'autres, s'éclatent, se décuplent, le juif, le juif, "La nuit vient. Et le froid.".

Duras dit, et résume ce que j'ai lu :
"Il y aurait une écriture du non-écrit. [...] Une écriture brève, sans grammaire, une écriture de mots seuls. Des mots sans grammaire de soutien. Égarés. Là, écrits. Et quittés aussitôt."

"Silence. Abahn ne continue pas à parler. David attend.
Le silence dure. Abahn a fermé les yeux à son tour. A son tour il paraît exténué. David s'aperçoit qu'il est seul. Il est décomposé.
Puis Abahn reparle. Il dit :
- Je ne sais rien de sa vie.
Silence. Rien ne bouge dans le visage lisse et blanc de David.
- Je ne sais rien de ma vie non plus, dit Abahn - il ajoute - je mourrai sans savoir.
David dit :
- Ça ne fait rien.
- Rien, dit Abahn, en effet : rien.
- Moi non plus, dit David, je ne sais pas pour moi.
- Non, tu ne sais pas.
- Non."

"[...]Il repart, il revient. Les yeux de Sabana sont deux trous gris privés de lumière. Il repart. Il appelle. Il s'arrête encore. Ils attendent.
- David.
Ils attendent. Le froid atteint le coeur, les eaux, la culmination immobile. Dans le silence, s'élève la voix de David.
- J'entends. Oui ?
Sa voix est paisible.
Le juif est arrêté. Ils entendent un cri sourd. Ce n'est pas David. Le cri retombe. Les chiens poussent un hurlement d'appel, sans suite. Le hurlement retombe. Le silence se glace, assourdit. Le silence arrache un cri à la poitrine de David.[...]"

Je suis un chat
7.6

Je suis un chat (1905)

吾輩は猫である - Wagahai wa neko de aru

Sortie : 1978 (France). Roman

livre de Natsume Sōseki

Rainure a mis 6/10.

Annotation :

Moqueries répétées et plus ou moins fines des observations de la société humaine du point de vue d'un chat (côté très "Lettres persanes"), dans un Japon du tout début du XXème (guerre russo-japonaise). Écrit en feuilleton, ce qui coupe un peu l'idée d'une grande continuité et d'une escalade de choses, ce sont plutôt des petites histoires qu'on pourrait presque lire indépendamment les unes aux autres - bien sûr les noms reviennent et se creusent, des remarques antérieures sont reprises, il y a des habitudes mais tout n'est pas d'un même creuset, ni toujours aussi réussi.
Petit à petit Sôseki laisse des ingrédients de sa philosophie, détachée et simple, penchants zen, mais finalement sur la fin le tout devient d'un coup très sombre et douloureux - les dialogues autour du suicide, d'une société future où le suicide serait presque vu comme objectif, bref c'est noir et noir, à se demander dans quel état d'esprit Natsume aura fini le livre...

"Mon maître a l'habitude de faire les louanges de tout ce qu'il ne comprend pas. Il n'est certes pas le seul de son espèce, mais il y a souvent quelque chose de respectable qui se cache dans ce qu'on ne comprend pas, et les rivages qu'on ne peut pas atteindre font éprouver je ne sais quel sentiment de noble élévation. C'est pourquoi les gens du commun vont colportant ce qu'ils ne saisissent pas comme s'ils l'avaient compris, alors que les savants vous expliquent des choses qu'ils possèdent fort bien comme s'ils ne les comprenaient pas."

"[...] Mais les hommes de caractère ne se satisfont pas d'une mort à petit feu sous les méchancetés du monde. Ils méditent sur les modalités de leur mort, et après une longue délibération ils ont une idée originale. Je peux donc assurer que, dans l'avenir, la tendance générale sera à l'augmentation des suicides, et que ceux qui se suicideront quitteront ce monde d'une façon qui portera leur marque personnelle.
- La vie va devenir effrayante.
- Oui, elle va le devenir, sans aucun doute. Arthur Jones met souvent en scène un philosophe qui préconise le suicide dans ses pièces...
- Et il se suicide ?
- Non, malheureusement. Mais dans un millier d'années, tout le monde se suicidera. Dans dix mille ans, on pensera au suicide comme la seule façon de mourir.
- Tout cela est terrible.
- En effet, ce l'est. [...]"

La Notice

La Notice (2017)

Sortie : 19 mai 2017. Essai

livre de Pierre Bergounioux

Rainure a mis 5/10.

Annotation :

Bergounioux racontant ses premiers émois en bibliothèque, et des évidences - comment la lecture nous forge aussi, comment ces premières lectures fortes recouvrent une expérience incommunicable parfaitement, comment on ne peut pas juste donner L'île aux trésors à un voisin, ami, et qu'il ressente la même chose tout à fait. Très court et peu passionnant, je préfère Pierre quand il retrace le temps des images et parcourt les chemins de ses enfances, pas quand on voit derrière l'homme âgé qui parcourt de la main du vieux parchemin, un grimoire poussiéreux qu'il aurait lu petit, en n'ayant de l'émotion plus que pour lui et pas d'autres.

"Je sais bien que les choses préexistent aux signes qui les représentent. Mais ceux-ci agissent en retour sur elles, et d'autant plus qu'ils sont imparfaits, comme les vieux livres de la bibliothèque ajoutaient leur obscurité propre à celle de la réalité.
Bref, le décor de nos jours arborait la livrée de l'âge censément révolu dont témoignent les clichés bistre, montrant des morts qui semblèrent vivre, s'ils ont vécu, sous un éternel octobre, au crépuscule."

Le Tout sur le tout
8

Le Tout sur le tout (1948)

Sortie : 1948. Récit

livre de Henri Calet

Rainure a mis 8/10.

Annotation :

J'ai tout d'abord pensé au Roman d'un tricheur de Sacha Guitry. Le ton employé, l'espèce de détachement drôle et enchanteur sur ce qui nous balaie, nous emmène filant droit dans la vie, entre tous ces arrondissements de Paris.
Henri Calet fait de Paris bien des fêtes, pleines de noms propres et de figures, de gueules de personnages - vendeurs, prostituées, barmans et autres policiers, panorama de ce qu'on rencontrera à l'échelle d'une "vie tranquille et sans problème".
Cependant qu'on avance les chapitres et les années, les filles détroussées, les noms qui changent, les adresses qui ferment, alors le ton s'assombrit lentement, grisâtre un peu, car le narrateur commence à perdre des forces, des idées : de l'extase et la nostalgie de la chanson populaire, du bistrot, des métiers à la va-vite, peu à peu on se déplace vers des regrets, des soupirs au-dessus de ceux et celles parties devant nous, vers même plus la flemme du début mais une errance d'un peu de sanglots, d'observations au loin en loin de ce qui reste de vie non délabrée, pas en miettes. Grand mouvement, à peine ralenti par quelques touches de réverbères, de néons clignotants, de clins d'oeil à ce qui était ; reste pourtant l'attente de quelques choses, et la demande du possible, "en attendant, encore un peu-peu...".

(Les marques du langage populaire aussi, le langage vieilli et bouillonne un peu, les peuzon, les camelots, les insultes ; les marques des quartiers, les monuments, le Lion de Belfort, quelques-unes des plus chouettes ballades en mots à Paris que j'ai lu)

"J'ai vécu comme j'ai joué - fiévreuement - j'ai perdu ; j'ai procédé sans aucune méthode, j'ai misé là aussi le tout sur le tout, jour après jour, cela finit par peser lourd ; on dirait déjà les premières pelletées qui tombent...
La vie, en définitive, c'est vite fait et c'est bientôt dit. La vie, un petit mot d'une syllabe, presque un soupir. Avoir vingt ans, vingt-cinq ans... Oui, on "a" vingt ans ; on est à a tête de beaucoup de choses. Mais "avoir" quarante ans, c'est ne plus rien avoir."

Paysage fer
6.9

Paysage fer

Sortie : 8 janvier 2000 (France). Poésie

livre de François Bon

Rainure a mis 7/10.

Annotation :

Fracas des images qui abondent, de la mémoire qu'on retrace, de la vitesse qui noie les choses à peine aperçues, les mille noms des détails des cartes IGPN, lieux-dits, géographies, boîtes, usines ou cours d'eaux, villes, villages.

François Bon évoque très rapidement Bergounioux, Echenoz (le temps juste d'apercevoir quelqu'un dans le train les lire). Surtout, il répète et développe un étrange ballet de lignes de chemin de fer, de géométries de fenêtres angles avenues et portes, architectures ciments, blocs, manufactures et poteaux pour lignes à haute-tension, jardins ouvriers, tout l'ensemble qu'il coagule en son paysage fer, casse de voiture, Meurthe et Moselle d'un train que j'ai sans doute déjà pris, ou son équivalent ligne haute-vitesse plutôt, qui rechigne à faire toutes ces boucles et épingles autours de tous ces patronymes en "-court", en "-en-Champâgne", "sur-Marne", "-ville", qui fonce plutôt droit entre Paris et Nancy. On imagine le crayon agité de François qui chaque jeudi inlassablement découvre un nouveau détail, enquête contre la vitesse relative pour percer les secrets d'une perpendiculaire, d'une diagonale, d'un encadrement. L'écriture chahute le tout, imparfaitement rendra le flou de ce qui passe si vite, la surabondance de traces minimes, en hâchant, renâclant et rabâchant, en un vacarme qui confère presque à la persistence rétinienne, et qui joue au roman-photo impossible. Bref, une sorte de profusion qui augmente et déborde (pour paraphraser un extrait, page 35), ne pas tout retenir, mais plutôt laisser faire la révélation lente des paysages de rien, du fragment, le vagabondage compressé du train.

"Rares sont les noms qui viennent jusqu'au train, le pays n'a pas de nom, il n'est plus rien qu'images et affiche partout comme le territoire pourtant total de ce que l'homme entreprend sur la terre à chaque mètre carré qu'il la transforme, c'est la carte seulement qui restitue litanie de noms invisibles."

"S'interroger sur cela qui survit, traces et beauté pourquoi ça vous prend, et d'autant plus que s'arrêter ou fixer est impossible."

Autres citations par ici :
https://www.senscritique.com/activity/120220/8193982

La Cloche de détresse
8

La Cloche de détresse

The Bell Jar

Sortie : 1963 (France). Roman

livre de Sylvia Plath

Rainure a mis 8/10.

Annotation :

Il en aura fallu du temps. Il y a des tocs d'écriture qui viennent peut-être de la Plath-poétesse, des comparaisons et des descriptions qui dans le court, le bref, pourraient rester simples, qui dans le bouillon du roman s'accumulent et alourdissent la pâte - ça caractérise surtout toute la première partie du livre, relativement insupportable, réceptions sur réceptions superficielles, et l'Esther qu'on suit commence par être facile à ne pas aimer, de sa façon péremptoire à juger et mépriser tout sur tout, sa lâcheté, ses craintes, mais finalement peu à peu vient se distiller une sensation de malaise qui va aller en s’épaississant tout du long, jusqu'à peu près au milieu du livre où la rupture est soudaine, nette : on sombre dans le dépérissement et la dépression totale, asphyxie, noir, étouffements, électrochocs : Plath habite peu à peu l'univers de cauchemars et de peurs, de jugements et d'aucun horizons, tant que ça en devient peinant, éprouvant, et chaque page et chaque page ne nous sauve pas, referme un peu plus cette cloche de verre qui joue à Damoclès. Parfois, rare, de l'humour cynique, des piques, Sylvia-Esther Plath-Greenwood qui revient montrer qu'elle peut saisir le monde pourtant, des entendus, sans pour autant négocier le grand attendu, "lier l'instant à l'instant", on récupèrerait du Rhoda de chez Woolf, et uniquement du Rhoda (sans la même agilité des mots, sans la même souplesse).

"Je me souvenais de tout.
Je me souvenais des cadavres, de Doreen, de l’histoire du figuier, du diamant de Marco, du marin sur le boulevard, de l’infirmière du docteur Gordon, des thermomètres brisés, du nègre avec ses deux sortes de haricots, des dix kilos pris à cause de l’insuline, du rocher qui se dressait entre ciel et mer comme un gros crâne marin.
Peut-être que l’oubli, comme une neige fraternelle, allait les recouvrir et les atténuer.
Mais ils faisaient partie de moi. C’était mon paysage."

Confession d'un masque
7.7

Confession d'un masque (1949)

(traduction Renée Villoteau)

Kamen no Kokuhaku

Sortie : 1971 (France). Roman

livre de Yukio Mishima

Rainure a mis 7/10.

Annotation :

D'un écrivain encore en éclosion. Il y a déjà des grandes traces de ce qu'écrira d'excellent Mishima après (Les Amours Interdites, et sans doute la quadrilogie de la Mer de Fertilité, mais je n'ai pas encore lu - je projette seulement), dans Confession d'un masque, à savoir un sens profond de la psychologie humaine jusqu'à l'exagération qui rappellerait parfois les tourments de certains personnages de Dostoïesvki (pensez : les carnets du sous-sol), qui s'étalera des phrases durant, avec toutes les hontes et toutes les immoralités dessinées, suspendues, imaginées par le personnage même (quand tout autour, bien souvent, ça n'en a rien à faire).
Surtout, surtout ici, le plus flagrant sera la différence de traitement béante entre les femmes et les hommes, forcément (il s'agit de Mishima à peine déguisé, après tout) ; d'un côté donc, le froid glacial et calculateur, très peu de place à l'émotion mais juste une intense réflexion et un désabus autour du non-désir, de la non-place que peuvent prendre les femmes dans la vie du narrateur, malgré tous les efforts qu'il tente d'employer pour renverser ses penchants intimes, pour faire mine de.
Puis de l'autre, l'effusion grotesque et triviale, l'Eros et le Thanatos sadique et total autour de l'homme, plus même que du masculin, du corps viril, image fantasmée du soldat, du travail, des statues grecques et peintures de la renaissance, jusqu'au ridicule (l'image de St Sébastien qui revient sans arrêt), l'aucun contrôle sur son propre corps qui fâche et met en doute. Tout fulmine, bout, exagère sans cesse en comparaisons et accumulations vertigineuses, démesurées - Yukio aura gagné en mesure, sera plus discret mais toujours précis, aux temps des Amours Interdites.
La plus belle partie restera alors forcément toute la relation impossible avec Sonoko, où le narrateur même se perd à vouloir tenter très résolument le désir, en se persuadant qu'il pourra l'atteindre plus loin s'il n'advient pas immédiatement, où il hésite et peine dans son esprit même à saisir ce qu'il joue, ce qu'il simule de ce qu'il ressent - jeux des masques et de la convention sociale, de prédire ce qu'on attend, de réussir ou pas à donner figure. Bref, pas le plus souple de Mishima, mais bel effet de rouleau-compresseur des sentiments.

Extrait par ici :
https://www.senscritique.com/activity/120220/483707

Capitale de la douleur
7.7

Capitale de la douleur (1926)

suivi de L'Amour la poésie

Sortie : 1926 (France). Poésie

livre de Paul Éluard

Rainure a mis 7/10.

Annotation :

Pas touché par tous les partis pris, les paris d'Eluard ; je m'ennuie dans les Répétitions, à part deux trois broutilles, des bouts de phrases - rire et douceur d'outre-sens, ou "Elle dit l'avenir. Et je suis chargé de le vérifier.", ou encore "Roue brisée de ma fatigue"- , les proses plutôt que les vers, les formes plus libres. Intérêt varié selon les textes, des formules ne me transpercent pas, plus on avance vers la fin du recueil (Nouveaux Poèmes) plus j'y trouve quelque chose à mon goût, il est question de fureur et de brisures intérieures, du muet et des astres, de l'aubépine et les images tournoient et vibrent plus en moi.

Dans "Nouveaux Poèmes", La Nuit :
"Caresse l’horizon de la nuit, cherche le cœur de jais que l’aube recouvre de chair. Il mettrait dans tes yeux des pensées innocentes, des flammes, des ailes et des verdures que le soleil n’invente pas.
Ce n’est pas la nuit qui te manque, mais sa puissance."

Dans "Nouveaux Poèmes" :
"Ta chevelure d'oranges dans le vide du monde
Dans le vide des vitres lourdes de silence
Et d'ombre où mes mains nues cherchent tous tes reflets.

La forme de ton cœur est chimérique
Et ton amour ressemble à mon désir perdu.
Ô soupirs d'ambre, rêves, regards.

Mais tu n'as pas toujours été avec moi. Ma mémoire
Est encore obscurcie de t'avoir vu venir
Et partir. Le temps se sert de mots comme l'amour."

Dans "Les Petits Justes", VIII :
"Elle se refuse toujours à comprendre, à entendre,
Elle rit pour cacher sa terreur d’elle-même.
Elle a toujours marché sous les arches des nuits
Et partout où elle a passé
Elle a laissé
L’empreinte des choses brisées."

Détruire dit-elle
7

Détruire dit-elle (1969)

Sortie : 1 mars 1969. Roman

livre de Marguerite Duras

Rainure a mis 5/10.

Annotation :

Pas aussi jusqu'au-boutiste que l'Abahn Sabana David que j'avais pu lire avant, il y a toujours la même recette de la moisissure, du dialogue qui n'existe que pour nier, tendre vers le nihil, rien, confondre et gommer ; l'impression d'un théâtre de l'absurde (des notes d'intention indiquent d'ailleurs la mise en scène souhaitée) où les visages s'effacent avant d'avoir une existence forte, les mots s'égrainent sans plus de langage (Détruire, donc, casser), la vie cache ses traumatismes dans l'effondrement, le lapidaire, la formule identique, la répétition, le "Oui". Trop tard et trop tard, les tennis, l'hôtel, les quelques rencontres qui forment pourtant de l'amitié, une lutte contre l'extérieur de ce monde ramassé de l'hôtel. Seulement cette fois ça ne me prendra pas au cou, ça s'endort encore mais ça ne crisse plus comme l'autre, les sentiments ne sont pas les mêmes, peut-être que c'est plus maîtrisé ici - ou là-bas, je ne sais pas ; moins gommé, et il aurait fallut plus, ou pas, aucune idée, ça m'aura moins happé, donc.

"C'est fascinant de vous voir vivre, dit-elle. Et terrible."

"- Tu nous vois ? dit Alissa.
- Oui. Vous ne vous parlez pas. Chaque nuit j'attends. Le silence vous cloue sur le lit. La lumière ne s'éteint plus. Un matin on vous retrouvera, informes, ensemble, une masse de goudron, on ne comprendra pas. Sauf moi."

Les Braises
7.7

Les Braises

A gyertyák csonkig égnek

Sortie : 1942 (France). Roman

livre de Sándor Márai

Rainure a mis 8/10.

Annotation :

Régler ses comptes, ne pas laisser les choses traîner toujours et toujours, venir résoudre et achever. Chez Marai - dans la conversation de Bolzano en tout cas, et ici de même - les choses prennent le temps de démarrer. Les braises donc, c'est le feu qui couve dans les esprits, les choses qu'il faut liquider (je n'emploie pas le mot innocemment, un extrait du livre est reformulé chez Kertész, de mémoire, dans Liquidation), qui ne semble pas démarrer pourtant, même si on entend déjà les craquellements des bûches, et soudain quand on ne s'y attend plus, les flammes dévorent et noient tout. Tout comme les monologues massifs chez Bolzano écrasaient et comprimaient, Conrad en allant retrouver le général sait qu'il va servir de catalyseur à la question, à la vérité (ce qui consume), qui va se faire avec force et paragraphes, avec le temps. Les chapitres se font longs, la parole ne s'arrête plus, le flux des années remonte le temps vertigineusement, fort de précisions incroyables, tandis que les bougies, la lumière réelle vacille, tout fond et se distend devant le poids des quarante-et-un ans d'une question non résolue. A la fin, qu'un goût de cendre et de douleur, douloureusement comprendre le monde, la vie, sa vie humaine et le tout petit de son rôle, le peu d'importance, et pourtant savoir y trouver sa satisfaction, vraie leçon de vie et constat de l'effondrement d'un monde, d'une amitié.

"Je possédais tout ce que l'on peut désirer au monde... J'avais trouvé la femme dont les pensées, les sentiments et la sensibilité correspondaient à mes désirs. J'étais riche, considéré et j'avais trente ans. Une existence splendide m'attendait. La vie, ma carrière et mes obligations me plaisaient. Maintenant, quand je jette un regard en arrière, je trouve mon assurance présomptueuse bien antipathique. Comme ceux qui, sans raison apparente, bénéficient des faveurs exceptionnelles des dieux, j'ai ressenti dans mon bonheur une sourde anxiété. Mon bonheur sans défaut me paraissait trop beau. Un bonheur aussi parfait effraie toujours [...]"

"A la fin, tout devient d'une extrême simplicité... Ce qui naguère comptait pour certains n'aura, en définitive, pas plus d'importance que la poussière et la cendre. Ce qui agitait notre cœur avec une violence insupportable, ce qui nous semblait raison suffisante pour mourir ou tuer aura moins de valeur que fétus de paille emportés par le vent."

Note sur la suppression générale des partis politiques
8.1

Note sur la suppression générale des partis politiques (1940)

Sortie : 1950 (France). Essai, Politique & économie

livre de Simone Weil

Rainure a mis 8/10.

Annotation :

Vérité, Dieu, lumière intérieure, Bien, Simone Weil utilise toujours ses notions chrétiennes (et assez abstraites disons-le) pour soutenir sa note à la conclusion simple, annoncée dès le titre.

S'il fallait résumer rapidement, le plus simple serait de reprendre les 3 caractères essentiels des partis (selon Weil), donc qu'ils sont une "Machine à fabriquer de la passion collective", qu'ils sont une "Organisation construite de manière à exercer une pression collective sur la pensée de chacun de ses membres" et que "L’unique fin d’un parti est sa propre croissance, sans aucune limite". La grandeur des riens, des pointes de Simone Weil qui pique, cherche à réveiller en chacun la "lumière intérieure", ce qui serait des évidences, du bien, de la pensée raisonnée et pas une étiquette politique.
Soit : un appel à méditer les textes, à la réflexion hors d'un suivi aveugle d'une ligne - forcée par les partis, les revues, entre-autre, car d'une part le parti est devenu la seule façon de prendre part au jeu de la vie publique et d'autre part mentir/nier les principes du parti pour laisser dire les divergences intimes et profondes amène à être radié, éliminé du parti, à se voir réduire (financièrement, socialement, etc).
Difficile exigence de l'attention constante, l'impériosité du discernement en soi contre le tumulte des espérances et craintes personnelles - exigence nécessaire à tenir le Juste, le Vrai ; exigence perturbée par l'existence alors des partis.

« Le bien seul est une fin.»

« Mais comment désirer la vérité sans rien savoir d’elle ? C’est là le mystère des mystères. Les mots qui expriment une perfection inconcevable à l’homme - Dieu, vérité, justice - prononcés intérieurement avec désir, sans être joints à aucune conception, ont le pouvoir d’élever l’âme et de l’inonder de lumière. »

« Les institutions qui déterminent le jeu de la vie publique influencent toujours dans un pays la totalité de la pensée, à cause du prestige et du pouvoir. »

Rendez-vous à Positano
7.5

Rendez-vous à Positano (2015)

Appuntamento a Positano

Sortie : 9 mars 2017 (France). Roman

livre de Goliarda Sapienza

Rainure a mis 9/10.

Annotation :

Questions d'Amour. L'Amour dans le sens du cœur, du sentiment, de l'âme - une "sœur d'âme" comme il est dit. Erica et Goliarda, qui se forment ensemble, se confient surtout, peuvent compter sur quelqu'un à qui dire tout, tout et tout.
Positano sert d'espace hors-temps, ou qui voudrait l'être : les gens n'y semblent pas vieillir ou mourir, les jours et les années filent en ressemblances, en paix. Hors-société, aussi, là où l'Amour peut prendre par surprise, les longues marches aux rayons de lune, les escaliers de pierre qui façonnent et distraient, les trajets de barque, les plages où chacun a sa place. Espace du recueil, avec ses mystères, ses maisons pleines d'histoires, de faïences, de chair, de formes. Encaissé, cerclé de la mer et de la montagne à la fois - épargné, puis blessé par la modernisation / la bétonisation qui arrive finalement, défigure et anéanti certains esprits, les charmes. Et avec Positano, la côte amalfitaine qui se voit malmenée mais tient à rester la malice, l'ombre et les sourires de vieux et jeunes, les filets de pêches.

Des désarrois, des bras dans lesquels on épouse l'amour du prochain, ce qui rassure et rend en joie ; je sors de Positano avec des bouts de réalisme magique (je repense à la légèreté de La Petite Lumière), de bouts de vie, de vagues en abondance, de puits de lumières et de lèvres dévorées, de commissures avec quelques larmes, du parme, surtout le soulagement d'une telle force, d'un tel battement entre deux cœurs.

Quelques citations dans l'activité :
https://www.senscritique.com/activity/120220/25004436

Tomek
8

Tomek (2000)

La Rivière à l'envers, tome 1

Sortie : 5 octobre 2000. Roman, Fantastique, Aventures

livre de Jean-Claude Mourlevat

Rainure a mis 7/10.

Annotation :

"Car la vie a plus d'imagination et de fantaisie que nous. Quand on désespère de tout, elle invente quelque chose."

Histoire de retomber dans mon adolescence, relire Mourlevat - mais lire un que je ne connaissais pas.
Celui-là est plus enfantin que ceux que je connaissais (le très très réussi Chagrin du Roi Mort, immense coup de cœur du moi-14 ans ; le moins chouette Combat d'Hiver qui restait de la même veine). Enfin, reste ces lieux fantastiques, le simple de contes faits de créatures pas trop loin de nous finalement, juste plus grosses, plus biscornues, bigarrées ou sombres ; des prénoms et noms en jeux de mots plutôt qu'étymologies, des choses de l'abandon, de la quête, de la mort, de l'Amour. Épouser deux points de vue - un de narrateur, un de personnage - pour compléter ce qu'on lisait alors, et étendre l'univers tissé.
Bref, Tomek et Hannah pour de la marche et des obstacles, pour de la lecture d'épanouissement plus jeune, de réjouissances dans le simple plus tard.

"Quand je mourrai, Tomek, pleure un peu si tu ne peux pas faire autrement, mais pas trop longtemps, s'il te plaît. Tu viendras peut-être de temps en temps sur ma tombe, alors dis-toi bien que je ne serai plus là. Si tu veux me voir, il faudra te retourner. Tu regarderas les rangées d'arbres dans le vent, la flaque d'eau où le petit oiseau boit, le jeune chien qui joue, c'est là que je serai, Tomek. Voilà, ne l'oublie jamais."

Le Ravissement de Lol V. Stein
6.9

Le Ravissement de Lol V. Stein (1964)

Sortie : 1964 (France). Roman

livre de Marguerite Duras

Rainure a mis 8/10.

Annotation :

Repenser à "Une femme sous influence", ce qu'on ne comprend pas, qu'on ressent : c'en est encore plus violent, douloureux.

"Je n'essaie pas de lutter contre la mortelle fadeur de la mémoire de Lol V. Stein. Je dors."

Parler de recomposition et de la décomposition : du souvenir, des choses qu'on recréera de mémoire, qu'on créera du nihil, de rien, par envie ou tentative d'y comprendre. Lol V. Stein qui recherche ce qu'elle a enfoui, ce qui a dû être caché pour vivre et qui ressurgit soudain, les douleurs ou la personne, à travers encore un tiers lui, qui recompose et propose, analyse les possibilités, évoque et distingue. Des tâches de lumière, des plants remués, les champs de seigle, de la marche incessante dans une ville sans nom - S. Tahla. C'est un terrain d'étude, un travail de dépoussiérage infortuné qui n'aboutit qu'à des manuscrits indéchiffrables, déchiffrables par bout, où peu est certain, affirmé, tout est plutôt pâli, rejoué, n'existe que dans son évocation dans l'instantané et par pour soi en tant que passé. Inexistence totale et éprouvante des actes passés, qui n'ont plus de forme distincte, de masse, maintenant ; ne sont que les poursuites des échos jusque ce moment. Bref, littérature du ponctuel, de sommeil et marbres, de déserts et de perte de vue, de perte de façon générale. Passionnant et compliqué, je pourrai le relire encore plus tard pour discerner des aspérités, gratter des croûtes de moisissures pour lire en-dessous, traduire le parcheminé de ces phrases.

"Aplanit le terrain, le défoncer, ouvrir des tombeaux où Lol fait la morte, me paraît plus juste, du moment qu'il faut inventer les chaînons qui me manquent dans l'histoire de Lol V. Stein, que de fabriquer des montagnes, d'édifier des obstacles, des accidents. Et je crois, connaissant cette femme, qu'elle aurait préféré que je remédie dans ce sens à la pénurie des faits de sa vie."

"A travers la transparence de son être incendié, de sa nature détruite, elle m'accueille d'un sourire. Son choix est exempt de toute préférence. Je suis l'homme de S. Tahla qu'elle a décidé de suivre. Nous voici chevillé ensemble. Notre dépeuplement grandit. Nous nous répétons nos noms."

Au cœur des ténèbres
7.7

Au cœur des ténèbres (1899)

(traduction Jean Deurbergue)

Heart of Darkness

Sortie : 1902 (France). Nouvelle

livre de Joseph Conrad

Rainure a mis 8/10.

Annotation :

Recouvrer le soi-préhistorique, caché, qu'on ne voulait pas voir ressurgir - croiser la sauvagerie, la barbarie la plus abjecte, et devoir tout de même, malgré tout la considérer pour ce qu'elle est : le fait de l'homme, humaine. Marlow louvoie ainsi et descend son espèce de Styx toujours plus profond dans les ténèbres, l'Enfer, pour ne remonter que les noirs secrets grotesques des âmes ; Conrad parle du "droit de descendre dans son petit enfer personnel" (comme mentionné dans l'excellente préface de Jean-Jacques Mayoux), ce qui sera fait au besoin de danses diaboliques, d'émanations tristes, d'oppressions, de la traversée d'un grand désert humain.
Tout l'affreux du constat est de voir Kurtz, de voir Kurtz triomphant dans l'horreur, en jouissant, l'admettant, d'abord rapproché en énigmes et symboles, en dissonances et incongruités, le rencontrant on constate que toute parenté est dans l'horreur. Un dernier cri doublé nous y rebalance, trouble l'homme (animal méchant), confronte au nihilisme, à la volonté de puissance et de mort "fatum universel". Toute une fascination malsaine et sarcastique jamais tranchée entre le dégoût et le goût, le cauchemar ou le rêve ; toute la prose n'est qu'oxymorons, beauté de l'affreux. Pour revenir finalement à la vie commune, acceptée, Marlow finira par nier son apprentissage pourtant le plus essentiel, à mentir et travestir les derniers mots - inassimilabilité d'une telle noirceur, si on ne veut pas rester pétrifié par ses fantômes, ses ombres.

"Vous savez comme je hais, comme je déteste, et ne puis souffrir le mensonge, non parce que je suis plus rigide que les autres, mais seulement parce qu'il m'horrifie. Il y a une corruption funeste, une saveur de mort dans le mensonge, qui sont exactement ce que je hais et déteste au monde - ce que je préfère oublier."

Citations par ici :
https://www.senscritique.com/activity/120220/276830

La Place
7.2

La Place (1984)

Sortie : 1984 (France). Roman

livre de Annie Ernaux

Rainure a mis 7/10.

Annotation :

Encore une fois chez Ernaux, le portrait d'un parent. Après la mère, dans "Une Femme", le père - témoigner des creusements de génération, de la distanciation de classe opérée lentement par Ernaux (sans volonté d'échapper au père, juste ainsi, par ses études). C'est une écriture douce, "plate" comme elle dit, pas sans subtilité : juste coulante, pas de poétisation de son souvenir, juste la façon de raconter, redonner à vivre aux choses qui existent en soi. Portrait curieux d'un homme simple, d'une distanciation installée - retrouver les sentiments qui habitent à un moment d'une vie, penser ce qui s'est passé, faire leçon.
Bref, c'est humble et toujours touchant sans être renversant, plutôt quelque chose qui s'insinue lentement et vient à contenter une part intime, à ouvrir un dialogue avec soi-même ; origines, voie choisie, décisions et prises de paroles, attachement à son environnement et ses proches (quelle place faire de tout ça).

"La mémoire résiste. Je ne pouvais pas compter sur la réminiscence, dans le grincement de la sonnette d'un vieux magasin, l'odeur de melon trop mûr, je ne retrouve que moi-même, et mes étés de vacances, à Y... La couleur du ciel, les reflets des peupliers dans l'Oise toute proche, n'avaient rien à m'apprendre. C'est dans la manière dont les gens s'assoient et s'ennuient dans les salles d'attente, interpellent leurs enfants, font au revoir sur les quais de gare que j'ai recherché la figure de mon père. J'ai retrouvé dans des êtres anonymes rencontrés n'importe où, porteurs à leur insu des signes de force ou d'humiliation, la réalité oubliée de sa condition."

Manuel d'économie critique
8.1

Manuel d'économie critique

Manuel d'économie critique

Sortie : 8 septembre 2016 (France). Essai

livre de Le Monde Diplomatique

Rainure a mis 8/10.

Annotation :

Très pédagogue, bien construit, excellente introduction (de mon avis de néophyte hein) à la critique de l'économie dominante / néolibérale. Matière à penser, à argumenter, étayée en dix thèmes - du rôle de l'Etat à la Bourse, en passant par les coopératives, les remises en question souhaitables de la croissance.
Bref, sans aucun doute quelque chose que je serai amené à relire régulièrement pour compléter ce dont je me souviens, consolider les bases de toute une réflexion d'autres possibles - manuel que j'encourage largement à se procurer.

Haute Solitude
8

Haute Solitude

Sortie : 1941 (France). Poésie

livre de Léon-Paul Fargue

Rainure a mis 8/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.

Annotation :

Une écriture d'observation depuis une ballade, une fenêtre, dans des bouts de Paris, des bouts - Paris entre le néant originel et celui à venir, l'époque jurassique et l'apocalypse dernière. Moins sensible aux premiers poèmes, multipliant avec talent c'est vrai les trouvailles, mots sortis du chapeau, oubliés ou simplement imaginés - je préfère de loin les élancements autour des manies, de l'âme, des ennuis et errements solitaires. "Marcher", "Azazel", "Haute Solitude" en tête - tout fulgure chez Fargue, tout éclate sur la précision de quelques exclamations, un enchaînement bien mis : ça donne à être relu dans le doux idéalement.

"Je parle et j’écris pour tous ceux qui marchent comme moi, courbés dans leur vie. Ils s’arrêteront comme moi, ils se retourneront sur ces chemins, sur ces sentiments qui s’enrobent doucement dans la nuit. Ils songeront, ils tâcheront de comprendre et d’emboîter leur histoire dans l’immense jeu de patience mouvant de la vie terrestre. Et peut-être qu’un jour, peu à peu, quelqu’un, dans les siècles des siècles, arrivera à remonter patiemment, par petites secousses intérieures, par infiltrations, par viols feutrés, à pas de loup, comme un chasseur exercé qui s’approche sans faire même le bruit d’une respiration imperceptible, à remonter jusqu’au début de la rafale qui nous a jetés sur la terre, à toucher timidement, mais à toucher enfin l’écume de l’immense cataracte du départ."

Lady L.
7.7

Lady L. (1963)

Sortie : 16 janvier 1973 (France). Roman

livre de Romain Gary / Émile Ajar

Rainure a mis 6/10.

Annotation :

L'humanité est une très grande dame.
Gary cite à de multiples reprises les toiles de Fragonard : il y aurait probablement quelque chose du "Verrou" dans Lady L., des gestes qui se veulent toujours grandioses et désespérés, le charme carmin et velours de confidences de bord d'oreiller, de charmes et coucheries.
Où se place Romain parmi les figures du livre ? Est-ce qu'il est plutôt Dicky, plutôt Armand, ou simplement Annette ? Il n'y a d'ailleurs sans doute aucune réponse exacte à la question, et Romain le sait bien : il fait de tout le roman un jeu du paraître et du déguisement, d'absolu de passions encore (auxquelles je ne crois pas ici - je le trouve un peu lambin mon Romain, ici, un peu pâlot). Briguer l'idéalisme, l'anarchisme éclatant et son Amour trop grand contre un Amour d'un seul être ; c'est un livre de beaucoup de soupirs (plus ou moins tendres, plus ou moins cruels), de rictus et d'âpretés.
Enfin, ici les braises que Romain dispose ne prennent pas : rien ou presque ne m'aura brûlé, incendié - pas les bombes, pas les assassinats et complots ourdis entre France, Italie, Suisse et salons lustrés. Il y a quelque chose d'un peu grotesque à ces déflagrations, ces bas-fonds, de pantin mal articulé, d'un peu broutille, qui ne tient que par rebonds et rebonds, pas par la force d'une grande structure aux matériaux robustes, finalement quelque chose qui lasse.

"Il y avait une contradiction entre la liberté de l'homme dont il se réclamait et sa soumission totale à une pensée, une idéologie. Il lui semblait aujourd'hui que si l'homme devait être vraiment libre, il devait se comporter librement aussi avec ses idées, ne pas se laisser entraîner complètement par la logique, pas même la vérité, laisser une marge humaine à toute chose, autour de toute pensée. Peut-être même fallait-il savoir s'élever au-dessus de ses idées, de ses convictions, pour demeurer un homme libre. Plus une logique est rigoureuse et plus elle devient une prison, et la vie est faite de contradiction, de compromis, d'arrangements provisoire et les grands principes pouvaient aussi bien éclairer le monde que le brûler. La phrase favorite d'Armand : " Il faut aller jusqu'au bout" ne pouvait mener qu'au néant, son rêve de justice sociale absolue se réclamait d'une pureté que seul le vide total connaissait."

Mes Gary :
https://www.senscritique.com/top/Les_meilleurs_livres_de_Romain_Gary_Emile_Ajar/2526430

La Musique
7.3

La Musique (1964)

Ongaku

Sortie : 2000 (France). Roman

livre de Yukio Mishima

Rainure a mis 5/10.

Annotation :

Grotesque (la fin, bon sang !) et ennuyeuse histoire autour de la psychanalyse, sous le biais de la théorie de la séduction de Freud - Mishima s'est servi dans ces théories là, et parle frigidité, manque de pénis, hystérie ; tout trauma sera sexuel, et forcément dû à la déviance, enfin, le tout présenté sous la forme de l'étude. Quelques choses qui sauvent le bouquin, des rapides critiques sociales, des nuances, des doutes.
Je préfère largement mon Mishima romanesque des Amours Interdites, enfin - en attendant de lire le Pavillon d'Or, la Mer de Fertilité surtout.

(dommage, avec un titre de bouquin aussi beau)

"La brise marne, l'écho lointain des rires des gens heureux, l'éclat vert des vagues grossissantes, et au milieu de tout cela, une seule certitude : le malheur avait distingué le malheur, le manque avait flairé le manque. D'ailleurs, c'est toujours ainsi que se font les rencontres entre les êtres."

Bullshit Jobs
7.5

Bullshit Jobs (2018)

Sortie : 2018. Essai

livre de David Graeber

Rainure a mis 6/10.

Annotation :

M'énerve. Dans l'ensemble largement d'accord avec l'auteur sur tous les problèmes pointés du doigt, et à partir du chapitre 3 beaucoup de questions abordées donnent à penser (les rapports valeur-travail et comment ils en viennent à être faussés, l'opposition conception morale du temps / rythme du travail, surtout les moteurs de souffrance face à un job à la con, le "faire semblant", le fait de "ne pas être cause"). Bref, tout un matériel à penser autour de l'asservissement, l'accumulation de strates managériales, organisationnelles.
M'agace plutôt que les propositions et réflexions (salaire universel inconditionnel, qui doit être réfléchi dans sa mise en place mais qui me paraît une évidence aujourd'hui ; le travail comme un droit plutôt qu'un devoir, qui révèle un marqueur d'utilité sociale-valeur et non pas de servilité-valeur/abnégation-valeur), que les cheminements sont biaisés, les conclusions sont construites avant tout et l'auteur y arrive bien aise, se donne raison sans toujours creuser, en donnant exemple particulier sur exemple particulier dans la surenchère.

Enfin, ce sont des idées, mots qu'il est important de remettre dans le débat public, de faire exister - le concept même de job à la con, que finalement il était peut-être bien le premier à évoquer en effet, le kafkaïen de certaines situations qui ne nous gardent que sous surveillance, les jalousies morales, sociales entraînées, causées ; toujours il faudra repenser l'économie à son juste rôle (un moyen, pas une fin en soi) pour espérer remodeler le tissu social, apaiser, bref.

"Il s'agit d'admettre que le monde dans lequel nous vivons est tel qu'il est parce que nous, société, l'avons collectivement fabriqué ainsi. Autrement dit, nous pourrions bien l'avoir fabriqué différemment. Et l'on peut en dire autant de la quasi-totalité des objets physiques de notre vie quotidienne. Tous ont été cultivés ou produits par quelqu'un qui a agi en fonction de sa propre représentation de notre personnalité et de nos désirs ou besoins."

Lumière d'août
8.3

Lumière d'août (1932)

Light in August

Sortie : 1935 (France). Roman

livre de William Faulkner

Rainure a mis 9/10.

Annotation :

Encore (toujours) la prose en un gouffre, ou un fracas. Je n'ai jamais lu Faulkner si clair je crois, enfin à sa manière bien entendu - avec descriptions pleines de symboles, de grillons à travers les silences, de halos et lumières qui saisissent et recomposent des images pleines d'aucune réalité, si ce n'est leur recomposition. La minutie de rejouer les raisons, les mobiles, ce qui nous fait et fera lever une main contre quelqu'un.
Christmas est dépeint comme un Francis Bacon, torve, multiple, insaisissable ou juste par ses sangs noirs et blancs ; Hightower n'est qu'un spectre de plus qui vivote en charges militaires ; Mrs Hines file le temps à souhait, écrase entre-elle les réalités. Tout un assemblage doucement formé, sous les à-coups d'une langue chahutée mais qui sait où elle va, vise et le sait, pressé sous ce poids-là, ce poids d'un langage de châtiments et d'horreurs, de vides et du profond d'une obscurité de ruines brûlées et oubliées dans des paysages qu'on n'observerait que rarement, en se détachant sur les collines alentours.
Le temps se condense : un personnage ne bouge pas, il sonne sept heures et huit dans la même phrase, alors que l'apathie fige jusqu'à tout. Toutes ces apparences là seraient des mensonges, et vivre contribuerai au mensonge, et il n'y a que des naufragés et des réfugiés, des visages amalgamés surgissant dans les rues désertes, que tâtonnements et arrière-goûts.

"La mémoire croit avant que la connaissance ne se rappelle. Croit plus longtemps qu'elle ne se souvient, plus longtemps que la connaissance ne s'interroge. Connaît, se rappelle, croit un corridor dans un long bâtiment froid, délabré, rempli d'échos, un long bâtiment de briques d'un rouge sombre, [...] Et là-dedans, avec des pépiements enfantins de moineaux, des orphelins uniformément vêtus de toile bleue surgissent en visions folles et furtives, puis disparaissent de la mémoire, mais restent constamment dans la connaissance, aussi constamment que les murs froids, les fenêtres froides où la pluie de charbon des cheminées voisines coule en traînées de larmes noires."

Autre(s) citation(s) dans l'activité :
https://www.senscritique.com/activity/120220/481397

Rainure

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