Les codes de la dystopie sont souvent inamovibles : l'hégémonie d'une idéologie oppressante, la diabolisation d'un ennemi fantastique et invisible, ou encore le contrôle exercé par un inflexible état policier sont autant d'éléments que l'on retrouve invariablement dans toute contre-utopie... Mais il en est un qui selon moi donne au genre littéraire sa caractéristique la plus reconnaissable : le lent réveil du protagoniste, jusque là prisonnier du moule idéologique, qui va s'extirper de sa servitude suite à une succession de rencontres et de découvertes sur le passé de sa civilisation.
2084 s'inscrit directement dans ce schéma. Ati, de retour dans la capitale de l'empire d'Abistan après une longue cure dans un monastère montagnard reculé, ne parvient pas à se réintégrer au monde des hommes, et se pose des questions sur la légitimité du gouvernement en place. La vie en Abistan est en effet réglée comme du papier à musique par les fondamentalistes religieux qui sont au pouvoir et ne laisse aucune place au libre-arbitre : les 9 prières quotidiennes, les entretiens mensuels avec les enquêteurs de la foi, le rite annuel de la sélection des élus qui participeront aux pèlerinages vers les lieux saints... Ati trouvera-t-il les réponses à ses interrogations ? Pourra-t-il échapper à la police omniprésente et multiforme pour atteindre le but de son pèlerinage intérieur ?
Les comparaisons à 1984 sont logiques, et voulues par l'auteur (jusque dans le choix du titre de l'oeuvre). Le quotidien est régi par une administration tentaculaire qui aurait pu naître dans le cerveau de Kafka. Les Abistanais s'expriment en abilangue, une langue au vocabulaire et à la grammaire simplifiées pour empêcher la formulation d'idées complexes. Les efforts policiers sont soutenus par les dénonciations rampantes de milices citoyennes, en quête de bons points qui les aideront à obtenir des avantages auprès de l'administration. Les exemples sont nombreux, et pas forcément appliqués de manière originale par rapport à l'oeuvre d'Orwell.
Là où Boualem Sansal diverge du canon traditionnel de la dystopie, c'est dans le mariage entre les codes traditionnels du totalitarisme et de ceux propres à la foi musulmane. Cette adaptation de la religion musulmane est sans doute autant inspirée par l'origine algérienne de Sansal que par l'actualité. Mais certaines idées sont très bien vues, comme l'intégration du pèlerinage à la Mecque ou des prières quotidiennes dans les modes de contrôle de la population. Les dangers du fondamentalisme, la prévention de l'embrigadement de la population, l'application de la maxime "diviser pour mieux régner" sont autant de thèmes importants traités dans 2084.
Malheureusement, au final, l'oeuvre semble brouillonne. De bonnes idées originales voient le jour ici ou là, mais elles sont trop peu poussées, et ont même parfois le tort d'être confuses. Pas grand chose de neuf à se mettre sour la dent, dans un roman qui semble parfois bien proche d'un pamphlet anti-religion. Heureusement, les aventures d'Ati sont rapportées dans une langue très agréable à la lecture, malgré quelques fioritures passagères dispensables.
Que faire lorsque, regardant le passé, on voit le danger foncer sur ceux qui nous ont précédés dans l'Histoire ? Comment les avertir ? Comment déjà dire à ses propres contemporains que, lancés comme ils sont lancés, les malheurs d'hier les atteindront bientôt ? Comment les convaincre quand leur religion leur interdit de croire à leur mort, quand ils sont convaincus que leur place au paradis est retenue et les attend comme une suite dans un palace ?