Nietzsche aurait adoré Sens Critique :



C'est l'homme qui a donné aux choses leur valeur, afin de se mettre en sécurité ; c'est lui qui leur a donné un sens - un sens humain. C'est pourquoi il est appelé "homme", c'est à dire, l' "évalueur". Evaluer, c'est créer - écoutez ô créateurs ! Ce sont vos évaluations qui transforment les choses en trésors et en joyaux. Evaluer, c'est créer des valeurs; sans cette évaluation l'existence serait une noix creuse.



En vérité, évaluer Ainsi parlait Zarathoustra est extrêmement difficile car c'est une mine d'or. La prose est puissante, les idées sont profondes. Je me contenterai donc ici de reporter quelques passages.



Nietzche au temps des réseaux sociaux




Dans le monde, les meilleures choses ne sont guères appréciées s'il ne se trouve quelqu'un pour les mettre en scène; ces metteurs en scène, voilà ceux que la foule appelle les grands hommes. La foule n'a guère le sens de ce qui est grand, je veux dire de ce qui est créateur. Mais elle est sensible aux metteurs en scène et aux acteurs des grandes causes. Le monde tourne autour des inventeurs de valeurs nouvelles; il tourne d'un mouvement invisible. Mais autour des comédiens, c'est la foule qui gravite, et la gloire ; et l'on dit qu'ainsi va le monde.
Le comédien a de l'esprit, mais un esprit dénué de conscience. Il croît toujours à ce qui lui permet d'amener les autres à croire - à croire en lui. Demain il aura une croyance nouvelle, et après-demain une plus nouvelle encore. Il a des perceptions rapides, comme la foule, et des intuitions changeantes. Renverser, c'est ce qu'il appelle démontrer. Affoler, c'est ce qu'il appelle convaincre. Et le sang est à ses yeux la meilleure des raisons. Une vérité qui n'est faite que pour des oreilles délicates, il l'appelle mensonge et néant. Au fond, il ne croît qu'aux dieux qui mènent grand bruit dans le monde.
La place est encombrée de bouffons solennels et la foule se glorifie de ses grands hommes ; elle salue en eux les maîtres de l'heure. Mais l'heure les presse, aussi te pressent-ils à leur tour. Et toi aussi ils exigent que tu leur réponde par oui ou par non. Malheur à toi si tu veux t'établir entre le pour et le contre !
N'envie pas ces intransigeants, ces impatients, adorateur de la vérité ! Jamais encore la vérité ne s'est abandonnée aux bras des intransigeants A cause de ces impulsifs retourne dans ta retraite : ce n'est que sur la place publique que l'on vous assaille ainsi pour tirer de vous un oui ou un non.
La vie des puits profonds se déroule avec lenteur; il leur faut attendre longtemps avant de connaître ce qui est tombé dans leurs profondeurs.
Tout ce qui est grand fuit la place publique et la renommée ; c'est loin de la place publique et de la renommée qu'ont toujours vécu les inventeurs de valeur nouvelle.




Une critique acerbe de l'Etat




L'Etat ? Qu'est-ce à dire ? Allons ! Ouvrez vos oreilles et je vais vous parler de la mort des peuples. L'Etat, c'est le plus froid des monstres froids. Il est froid même quand il ment ; et voici le mensonge qui s'échappe de sa bouche : "Moi, l'Etat, je suis le peuple". Mensonge ! C'étaient des créateurs, ceux qui ont formé les peuples et déployé au-dessus de leurs têtes une foi et un amour ; ils ont ainsi servi la vie. Mais des destructeurs ont tendu des pièges à la multitude, c'est ce qu'ils appellent l'Etat ; ils ont suspendu au-dessus de leurs têtes un glaive et cent appétits. Si tant est qu'il y ait encore un peuple, il ne comprend rien à l'Etat et le hait comme le mauvais oeil, comme un pêché contre la morale et le droit.
Il naît beaucoup trop d'hommes. L'Etat a été inventé pour ceux qui sont superflus [...] L'Etat , c'est le lieu ou tous sont intoxiqués, bone et méchants : où tous se perdent, bons et méchants ; où le lent suicide de tous s'appelle "la vie"




Tous les hommes naissent libres et égaux en droits?




Tu te dis libre ? Ce que je veux connaître c'est ta pensée souveraine ; je ne tiens pas à apprendre quel est le joug que tu as secoué. Es-tu de ceux qui ont le droit de se soustraire au joug? Plus d'un a perdu la dernière parcelle de sa valeur le jour où il a secoué sa servitude. Libre de quoi ? Peu importe à Zarathoustra. Mais que ton regard me dise clairement pour quelle fin tu es libre.




Une conception un peu arriérée de la femme



Clairement, je donne ici du matériel tout frais aux féministes... J'avoue avoir été un peu surpris de ce passage, mais j'imagine qu'il reflète l'époque.



Le bonheur de l'homme, c'est de dire "Je veux". Le bonheur de la femme, c'est de dire "Il veut". "Voici, le monde vient de toucher à sa perfection" Telle est la pensée de toute femme dans l'instant où elle se soumet par amour. Et la femme a besoin d'obéir et de donner une profondeur à sa surface. L'âme de la femme est superficielle, c'est une surface mobile et agitée au-dessus d'un haut fond. Mais l'âme de l'homme est profonde, son flot mugit dans des cavernes souterraines; la femme pressent cette force, elle ne la comprend pas.




Egalité et ressentiment




Je vous parlerai donc en parabole, vous qui donnez le vertige aux âmes, prédicateurs d'égalité. Vous n'êtes que des tarentules, la rancune cachée vous habite. Mais je finirai bien par découvrir vos cachettes ; aussi je vous ris au nez, de mon rire des hautes cimes. Aussi je déchire votre toile, pour que la fureur vous fasse sortir de vos cavernes de mensonge, et fasse jaillir aussitôt vos paroles de "justice". Car délivrer l'homme de toute pensée de vengeance, c'est pour moi le pont qui mène aux plus hauts espoirs, et l'arc-en-ciel qui succède aux longs orages.
Mais tout autre est la volonté des tarentules. "Ce que nous appelons la justice, c'est de remplir le monde des tempêtes de notre vengeance" - voilà ce qu'elles se disent l'une à l'autre. "Nous entendons nous venger et injurier tous ceux qui ne nous sont point semblables" - voilà ce que se jurent les tarentules dans leur coeur. Et "volonté d'égalité" - voilà désormais le nom qu'on donnera à la vertu; nous poursuivrons de nos cris tous ceux qui détiennent la puissance".
C'est ainsi, prédicateurs d'égalité, que la folie tyrannique de l'impuissance réclame à grands cris "l'égalité" ; vos plus secrets désirs de tyrans se déguisent ainsi sous des noms vertueux. Vanité acrimonieuse, jalousie contenue, peut-être vanité et jalousie ancestrales, voilà ce qui jaillit de vous comme une flamme et comme une folie de vengeance. Ils ressemblent à des enthousiastes, mais ce n'est pas le coeur qui brûle en eux, c'est la vengeance. Et quand ils se montrent subtils et froids, ce n'est pas l'esprit, c'est l'envie qui les rend subtils et froids. Leur jalousie les conduit aussi sur les sentiers des penseurs ; la marque de leur jalousie, c'est qu'ils vont toujours trop loin, et leur lassitude finit par aller s'endormir dans la neige.
Toutes leurs plaintes rendent un son de vengeance, chacun de leurs éloges trahit l'intention de nuire ; et le bonheur, pour eux, c'est de s'ériger en juges.
Je vous donne donc ce conseil, mes amis, méfiez-vous de tous ceux chez qui l'instinct de punir est puissant. C'est une triste engeance, une mauvaise race ; leurs faces trahissent le bourreau et le limier.




De l'importance d'avoir de la distance par rapport à soi




J'ai vu aujourd'hui un homme sublime, solennel, un pénitent de l'esprit. Oh ! Que mon âme a ri de le voir si laid ! Bombant le torse, pareil à ceux qui gonflent d'air leur poitrine, tel se présentait cet homme sublime, n'ouvrant pas la bouche. Orné de laides vérités, son butin de chasse, et couvert de vêtements déchirés, il avait sur lui beaucoup d'épines - mais je ne vis pas une seule rose.
Il n'a encore appris ni le rire ni la beauté. C'est d'un air sombre qu'il est revenu des forêts de la Connaissance, ce chasseur.[...] Ce n'est que lorsqu'il se détournera de lui-même qu'il pourra, d'un bond, sauter hors de son ombre - et en vérité, s'élancer d'un bon dans son soleil.




Une critique de l'érudition




Car à la vérité j'ai quitté de moi-même la demeure des érudits, et en claquant la porte. Mon âme a trop longtemps jeûné à leur table ; je ne suis pas fait comme eux pour grignoter la Connaissance comme on casse des noix. [...] Je suis trop ardent, trop brûlé par mes propres pensées, souvent j'en perds le souffle. Il me faut alors aller au grand air, loin de toutes les choses poussiéreuses. Mais eux sont assis au frais sous l'ombre fraîche, ils ne veulent jamais être que spectateurs et se gardent d'aller s'asseoir sur les degrés brûlés par le soleil. [...] Lorsqu'ils se croient sages, je suis horripilé par leurs sentences mesquines, leurs petites vérités ; leur sagesse a souvent une odeur de marécage; et, en vérité, j'y ai discerné plus d'une fois le coassement de la grenouille.




De l'art de choisir ses combats




J'aime les braves; mais il ne suffit pas de frapper à tort et à travers; il faut encore savoir sur qui l'on frappe. Et souvent, il y a plus de courage à se contenir et à passer, afin de se réserver pour un plus digne adversaire. N'ayez que des ennemis haïssables, et non des ennemis méprisables; il faut que vous puissiez être fiers de vos ennemis; je vous ai déjà enseigné cela.
Il faut vous réserver à un plus digne adversaire, mes amis ; il vous faudra donc passer sur biens des offenses, passer sur beaucoup de canailles qui vous rebattront les oreilles des mots de peuple et de nation. Gardez votre regard de se mêler à leurs contestations. C'est un fourré de droits et de torts. A les considérer, on s'irrite. Y jeter les yeux - se jeter dans la mêlée - c'est tout un ; allez-vous en dans les bois et laissez dormir votre épée.
Suivez les chemins qui sont les vôtres. Et laissez peuples et nations suivre les leurs - de sombres chemins, en vérité, sur lesquels ne brille plus une seule espérance.


Philip-Marlowe
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le 10 avr. 2021

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