Anéantir
6.7
Anéantir

livre de Michel Houellebecq (2022)

Il est difficile de définir un livre aussi riche qu’Anéantir en quelques mots. On est obligé d’inventer une catégorie bizarre : un thriller… politico-familial ? Socio-politico-familial ? Familialo-socio-politique ? Peu importe, il y a beaucoup de choses dans Anéantir : une enquête sur des attentats aussi mystérieux que spectaculaires, une élection présidentielle, des méditations sur la maladie, la vieillesse et ce qu’on appelle pudiquement la « fin de vie ». Mais ce qu’on y trouve surtout, et plus simplement, c’est l’histoire d’une famille française. Une famille banale, ou presque. Une famille originaire du Beaujolais, avec ce patronyme un peu incongru, presque poétique dans sa simplicité : la famille Raison. En refermant le livre, je me suis demandé si Anéantir n’était pas, dans une certaine mesure, une longue réflexion en pointillés sur ce qu’est la raison, cette curieuse faculté de notre esprit honorée par les philosophes. Qu’est-ce que cela veut dire, être « raisonnable » ? Et être « rationnel » ? Paul Raison, le personnage central, est-il quelqu’un de raisonnable ? Manifestement oui, d’après les agents de la DGSI :



Il est comment, ce Raison ? demanda finalement Fred. — Il est bien. Sérieux, pas marrant du tout, franchement austère même, mais il est raisonnable. Il se trouve que les gens le connaissent à la DGSI – enfin ils se souviennent de son père, Édouard Raison.



Face à la médecin-chef de l’hôpital Saint Luc à Lyon, Paul s’agace d’être soupçonné de ne pas l'être :



Votre papa peut récupérer un niveau de conscience altéré, voire dans certains cas ; mais il peut aussi bien évoluer vers la mort cérébrale, tout est possible à ce stade. Il faut être raisonnable…» conclut-elle sans vraie nécessité. « Il y a quelqu’un qui n’est pas raisonnable, ici ? » Il n’avait pas pu s’empêcher de dire ça ; elle commençait à l’énerver un peu.



Paul se ment à lui-même en pensant qu’il est un homme cartésien, peu porté sur les sentiments et les choses du cœur. Jusqu’au moment où il découvre que c'est probablement parce que sa femme ressemble à un personnage de fiction de son adolescence qu'il en est tombé amoureux :



Prudence ressemblait énormément à Carrie-Anne Moss, l’actrice qui interprétait le rôle de Trinity. Il se précipita dans sa chambre, retrouva facilement le classeur où il avait conservé des photos du film : c’était évident, flagrant, comment avait-il pu ne pas faire le rapprochement avant ? Il était stupéfait, il n’aurait jamais pensé être quelqu’un comme ça, il avait de lui-même l’image de quelqu’un de plutôt froid, rationnel.



Pas tant que cela, finalement. Qui, au fond, est vraiment rationnel ? Et qu’y a-t-il à attendre de la raison ? Que vaut une attitude strictement raisonnable face à l’amour, face à la mort ? Pas grand-chose. Anéantir semble traversé par un vent de scepticisme à l’égard de la raison. Tantôt une brise et tantôt une tempête. Tout n'est pas explicable par elle. Est-ce que ce sont des agents rationnels qui sont responsables des attentats ? Rien n’est moins sûr :



Sitbon-Nozières recherchait des gens qui agissaient rationnellement, en fonction de certaines convictions, pour atteindre un but politique déterminé ; il ne pouvait pas raisonner autrement, c’était sa formation qui voulait ça, mais il était possible que ces attentats soient reliés par quelque chose de beaucoup moins rationnel, qu’une certaine forme de démence soit à l’œuvre, c’est du moins l’impression qu’il avait.



L'alternative est la suivante : soit la raison manque, soit elle est en excès. Quand elle manque, elle conduit à la folie et à des actes barbares, comme ces attentats. Quand elle est en excès, elle conduit à un rapetissement de la vie. L'être humain devient trop calculateur, trop frileux. Voici ce que Paul et Prudence pensent de leur nièce Anne-Lise :



En résumé elle s’en sortait bien, ils n’avaient aucune raison d’être inquiets pour elle. En effet, songea Paul, cette jeune fille conduisait sa vie avec une intelligence et une rationalité remarquables. Il ne pensait pas qu’à long terme la rationalité soit compatible avec le bonheur, il était même à peu près certain qu’elle conduisait dans tous les cas à un complet désespoir ; mais Anne-Lise était encore loin de l’âge où la vie l’obligerait à faire un choix, et à prononcer, si elle en était encore capable, ses adieux à la raison.



Voilà une formule bien solennelle qui interroge. Pourquoi la vie nous amènerait-elle à prononcer nos adieux à la raison ? Et pourquoi la raison nous conduirait-elle au désespoir ? La réponse à ces questions nous emmènerait trop loin mais disons pour l'instant que cette idée selon laquelle la raison est profondément incompatible avec le bonheur est présente chez le poète et philosophe italien Giacomo Leopardi. « La perfection de la raison consiste dans la connaissance de sa propre insuffisance à nous rendre heureux, ou encore dans son opposition fondamentale à notre bonheur » Zibaldone, (407). Les grands esprits se rencontrent. Mais ce n'est pas le lieu pour disserter sur la notion de raison dans l'œuvre de Houellebecq. Revenons à la famille Raison.


Anéantir est l’histoire d'une famille. De Paul Raison donc, le fils aîné, haut fonctionnaire et ancien énarque. Mais aussi d’Édouard Raison le père, retraité, ancien de la DGSI et de ses deux autres enfants, la benjamine Cécile, et le cadet Aurélien. Anéantir est le récit de trois frères et sœur que la vie réunit à la faveur d’un événement banal et tragique : l’accident cérébral de leur père. C’est autour de ce père plongé dans le coma et de leur maison d’enfance que les trois vont se retrouver, renouer des liens et traverser des épreuves qui vont bouleverser leur vie.


C’est l’aspect du roman qui me semble le plus réussi. Le traitement du motif de la famille dans Anéantir est proprement somptueux. Il justifie à lui seul la lecture du livre, bien que je sois beaucoup plus réservé sur l’aspect thriller politique. Par somptueux, j’entends riche, complexe, fouillé. Ce n’est pas que la famille soit une préoccupation nouvelle chez Houellebecq. Les Particules élémentaires était déjà un grand roman familial, un roman qui retraçait l’épopée de la famille Ceccaldi au XXe siècle, sur trois ou quatre générations. De la Corse à l’Algérie, de l’Algérie à la France, pour parvenir à Jeanine Ceccaldi et à ses deux enfants, Bruno et Michel. Dans Anéantir on ne retrouve pas cette dimension du temps long mais ce que le récit perd en extension temporel il le gagne en intension psychologique. Ce qui frappe le plus c’est la finesse et la variété des liens qui unissent les personnages. Le lien des enfants à leur père, le rapport des enfants entre eux, la place des belles-sœurs et du beau-frère, "pièces rapportées" qui vont jouer un rôle qui est loin d'être anecdotique dans l'économie du récit, tantôt fissurant, tantôt consolidant le noyau de la famille Raison. C’est comme si Houellebecq proposait avec Anéantir un long commentaire de cette formule lapidaire des Particules, griffonnée par Michel Djerzinski sur un bout de papier à la suite d’une conversation philosophique avec son frère Bruno : « la loi du sang ». C’est le sang qui unit les membres d’une famille et ce lien est à la fois puissant et irrationnel. Tantôt ils sont proches les uns des autres et tantôt ils sont comme des étrangers. D’où de fréquents rapports d’ignorance ou d’incompréhension : les enfants découvrent avec stupéfaction la popularité de leur père dans son village ; Paul ne comprend rien à la foi de sa sœur ; Cécile ne comprend pas ou feint de ne pas comprendre ce qui est en train d’arriver entre son frère et Prudence ; le père ne semble pas avoir compris le choix de vie de ses fils, notamment le mariage d’Aurélien avec Indy etc.


Je profite d’ailleurs de ces quelques mots sur le traitement de la famille dans Anéantir pour dire quelque chose de Cécile, véritable zone lumineuse du roman. C’est l'un des personnages les plus réussis et ce, à au moins deux titres, comme femme et comme croyante. Le lecteur habitué sait que Houellebecq est passé maître dans l’art de camper des personnages féminins admirables. Il s'agit, en général, de personnages d’amantes (Annabelle, Valérie, Camille). C’est avec un grand plaisir qu’on voit l’auteur explorer une nouvelle direction avec cette femme dont la valeur n’est pas en lien avec un quelconque potentiel érotique mais avec sa capacité à tout donner aux autres, quitte à s’en oublier elle-même. Par son altruisme, Cécile rend possible la présence d'espaces de bonté pure au sein du roman, espaces qui contrastent fortement avec la tonalité sombre, voire désespérante du reste de l’œuvre. Et ce n’est pas simplement en tant que fille, sœur ou épouse que Cécile est un personnage remarquable, c’est aussi en tant que croyante. Il faut reconnaître à Houellebecq le mérite d’avoir dépeint le personnage d’une chrétienne hors des clichés. Cécile n’est ni une fanatique ni une intégriste, elle est ce qu'on pourrait appeler une chrétienne du quotidien. Elle croit, elle espère, elle aime. Sans excès, elle est humble jusque dans la vertu. Le soir de la messe de Noël, son frère essaie d’ironiser à son propos mais finit par reconnaître « qu’il n’a pas tellement envie d’ironiser » (p.151). C’est la finesse du diagnostic houellebecquien : face à une personne habitée par une foi sincère, la dérision, le cynisme et toutes les malignes puissances de l’intelligence ne peuvent pas grand-chose. Paul se tient face à sa petite sœur comme face à une énigme dont la solution a pour nom Jésus Christ. « Jésus Christ, probablement », comme l’écrit Houellebecq à la page 72, renversant peut-être le titre du grand film de Bresson : « Le Diable, probablement ».


Car il est question aussi du Diable dans Anéantir. De Satan, du Baphomet, du Malin. Et cette compagnie infernale m’offre une transition toute trouvée pour parler de certains aspects qui m'ont plus ou moins convaincu dans le roman. Attention à vous ami lecteur, car il ne me sera pas possible d’aller plus avant sans vous spolier du plaisir de découvrir des éléments cruciaux de l'intrigue. Il n'est donc pas conseillé de continuer si vous n'avez pas lu le livre et que vous accordez quelque importance à ce qu'on appelle familièrement des spoilers.


                                                                  *  *  *

Vous êtes encore là, très bien. Je résume donc : les premières centaines de pages qui se concentrent sur la famille sont très bonnes. Celles qui portent sur le couple Paul-Prudence sont intéressantes parce que "nouvelles". Par exemple, et c’est le plus considérable spoiler que l'on puisse faire (plus considérable que de dire qu’Aurélien se suicide, qu’on ne connaîtra jamais l'identité ni les motivations des terroristes, que Paul a un cancer de la mâchoire) : il y a dans Anéantir, le retour de l’amour. Sonnez hautbois, résonnez trompettes. Paul et Prudence réussissent à s’aimer de nouveau. J’ai beau cherché, je ne crois pas qu’il y ait d’occurrences dans les romans de Houellebecq d’un amour qui revient. Des amours qui s'en vont, ça il y en a des kyrielles. Il y a des amours impossibles, des amours possibles mais interrompus, des amours déchirés, des amours écartelés, des amours anéantis. Par la maladie, par l’infidélité, par le terrorisme, par le destin, par tout ce que l'on veut mais il n'y a pas d’amour renaissant. C’est ce qui se passe entre Paul et Prudence, et c’est magnifique. Un petit sapin de Noël installé dans le salon sans prévenir, deux tranches de pâtées en croûte dans un étage du frigo n’auront jamais eu autant de sens que dans Anéantir. J’ai lu quelques critiques et les mots qui revenaient souvent étaient : « émouvant », « poignant ». Je suis d’accord et il ne s’agit pas d’exagérations naïves. « Poignant » vient de « poindre », qui signifie à la fois quelque chose qui perce, qui blesse et quelque chose qui apparaît doucement (comme le jour qui point à l’horizon). Eh bien c’est exactement ça, l’exposition dans Anéantir d’un amour qui semblait à jamais perdu et qui renaît timidement pour devenir une passion pleinement affirmée, est poignante, à la fois douloureuse et pleine d’espoir. Ce retour de l’amour entre Paul et Prudence est très lent, prudent, presque craintif. Houellebecq distille ici et là quelques signes, il met en place cette guérison miraculeuse par petites touches, comme un maître avec sa toile. Et il est vrai qu’il semble qu’on ait affaire à un miracle. C’est le mouvement psychotique d’Anéantir, entre montées et descentes, angoisses et apaisements, miracles et catastrophes.


S’il faut donc que je parle maintenant des catastrophes je parlerai de cette élection présidentielle. Enfin j'exagère en disant "catastrophe". Disons plutôt que cet aspect de l’histoire ne m’a pas intéressé. Les personnages qu’il met en place ressemblent à des automates vides, à des pantins sans âme comparés à la belle épaisseur de ceux de l’arc familial (Madeleine, Hervé, Maryse, le bon docteur Leroux etc.). À commencer par Bruno Juge, le ministre de l’Économie. C’est un bourreau de travail, il est entièrement dévoué à sa fonction, à son pays. Sa seule mission est de redresser l'économie française et il y parvient en l’espace d’un quinquennat. Michel Houellebecq : auteur confirmé de science-fiction. Je ne dirai rien de Solène Signal, de Raksaneh, de Benjamin Sarfati. J’ai utilisé l’expression de « pantins sans âmes » et je l'enrichirai en disant : « des pantins sans âme qui gesticulent vainement ». Je le répète, ces trop nombreuses pages décrivant les coulisses de ce que l'auteur nomme de trop nombreuses fois le « jeu politique » ne m’ont pas du tout intéressé. Bruno Juge va-t-il briguer la magistrature suprême ? Ou préférera t-il rester dans l'ombre afin d'exercer ses talents de technocrate compétent mais bourru ? Comment vaincre le candidat du RN dans les sondages ? Le président cède-t-il la place au médiocre Sarfati en 2027 pour mieux pouvoir se présenter à la prochaine ? Autant de questions qui n'ont pas réussi à éveiller en moi un grand intérêt. Je me trompe peut-être mais j’ai l’impression qu’il y a quelque chose qui cloche entre Houellebecq et la politique. Autant j'admire ses développement sur la religion, sur la science, sur la société ou sur l'art, autant sa façon d'appréhender le fait politique me laisse perplexe. Quand Houellebecq essaie de parler de politique il y a quelque chose qui sonne faux, presque aussi faux que cette scène où Bruno se met à déclamer du Corneille pour exercer sa voix. Déjà dans Soumission j’avais éprouvé une certaine gêne à l’égard du personnage raté de Mohammed Ben Abbès, ce grand politicien qui forme le projet géopolitique ambitieux de recentrer l’Europe autour de la Méditerranée. Houellebecq avait tenté quelque chose d'audacieux, il faut le reconnaître, en introduisant un personnage qu’on ne voit jamais, qui exerce son influence sur le récit à distance, mais il en résultait à mon sens une sorte de jeu abstrait, de construction théorique un peu vide et fastidieuse. Toutes les pages concernant la présidentielle dans Anéantir auraient pu être retirées sans que le livre s’en trouve le moins du monde affecté. Adieux à la politique.


Enfin sur la dimension du thriller, je souhaite aussi émettre quelques réserves. Elle n'est que partiellement ratée, ce qui est d’autant plus rageant. L’idée de départ d’un groupuscule terroriste non-identifiable est bonne, la montée en puissance des attentats est très prenante, hélas c’est le dénouement qui n’est pas à la hauteur. La déception est grande car l'attente était grande. Tout contribue depuis le début à créer en nous une formidable envie de savoir ; avant même qu’on ait ouvert le livre, à vrai dire. Premièrement ce titre : Anéantir. Menaçant, lapidaire. On pressent déjà qu’il va se passer des choses graves et funestes. Dostoïevski es-tu là ? On se doute qu’il va plus ou moins être question de fanatisme, de nihilisme. Anéantir quoi ? J’ai hâte de savoir. Et qui ? Qui anéantit quoi ? Il va certainement y avoir une réponse profonde et grandiose à ces questions. Ça doit même être pour ça que le volume est si épais. Sept cent trente pages. Il doit s’en passer des choses. Ce n’est pas rien le néant. Et le lecteur impatient, qui ne peut s’empêcher de feuilleter à l'avance le livre, découvre au fil des pages des illustrations qui attisent sa curiosité. La première, étrange, presque cabalistique, une figure géométrique à cinq côtés, entourée de quatre ovales. En dessous les caractères d’une langue inconnue. Plus loin on tombe sur le schéma d’une guillotine. Plus loin encore sur des lignes de codes informatiques et sur un Baphomet. Anéantir. Sept cent trente pages. Radicalités politiques. . Nouvelles technologies. Satanisme. Oh yeah. Envoie le rock, Michel. Et puis tout commence avec ces tentatives infructueuses de décryptage des caractères inconnus. On se demande si le roman va emprunter les chemins de la fiction linguistique. Puis on poursuit sur des centaines des pages pour savoir qui sont ces mystérieux activistes qui mettent en scène la décapitation d’un ministre de l’Économie français, torpillent un porte-conteneur chinois au large de l’Espagne ou mettent le feu à une banque de sperme danoise. Tout cela pour quelle raison ? Aucune. La réponse à notre question initiale : « qui anéantit quoi ? » est à peu près la suivante : « eh bien, on ne sait pas ». Ou plutôt : « eh bien, des espèces de satanistes. Mais on n’est pas sûr. Ou alors le contraire de satanistes, parce qu'il détruisent des choses moches. On n'est pas sûr non plus ». Vous voyez la carte de l’Europe ? Vous dessinez dessus un pentacle dont le centre est quelque part en France, dans la Creuse (pour quelle raison ? On ne sait pas) et sur le cercle du pentacle (le cercle de la déraison) se trouvent les cinq points qui correspondent aux attentats effectués ou projetés. C’est Delano Durand, ce personnage de geek métalleux, un peu caricatural, qui découvre ça en deux coups de cuillères à pot vers la six centième page. Le chef de la DGSI fait son petit speech (en substance : « y a vraiment des types bizarres de nos jours, surtout ceux qui veulent annihiler l’Occident. C’est moche »), il félicite son jeune collègue. Et hop c’est fini. Adieux aux attentats.


Il y a trop de choses qui finissent brutalement dans Anéantir et qui donnent l’impression d'avoir été bâclées. Pas seulement cette fin d’enquête. Il y a aussi le suicide d'Aurélien, qui accélère prématurément la décomposition de l'arc "famille Raison". On a l’impression que Houellebecq tue ce personnage parce qu’il ne sait plus quoi en faire, comme il tue Tisserand dans Extension du domaine de la lutte. Et puis il y a le moment où Paul se rend au bureau de vote, se dirige vers l'isoloir, raye le nom de Sarfati sur le bulletin. Finalement il refuse de voter mais il n'arrive pas à expliquer pourquoi. Peut-être parce qu'il n'y a plus rien de raisonnable dans la politique et que cela va trop à l'encontre de sa nature. Et c’est la fin de l'arc de la présidentielle. Adieux aux élections


Après toutes ces fins bâclées, on en arrive à la dernière partie qui concerne la fin de vie de Paul, son cancer et l'insertion progressive de sa personne dans la machinerie médicale. Je ne m’étendrai pas sur elle. Elle termine plutôt bien le livre même si j’avoue que j’étais un peu épuisé par les tribulations précédentes, par le contraste entre la complexité de leur développement et la pauvreté de leur résolution. Ma patience n’était plus tout à fait à son maximum. Je me souviens avoir éprouvé une certaine lassitude au bout du énième récit de rêve, puis de l'agacement au bout de la énième fiche Wikipedia sur un élément complètement anecdotique du récit, du type : « Paul obliqua dans la rue Grosménil. Fils d’Hyppolite Grosménil, Marcel Grosménil fut un résistant pendant la seconde guerre… » et ça continue sur une page et demie. Mille millions de mille sabords, ce n’est plus le moment de faire ça ! J’étais tout disposé à ce genre de développement dans les premières centaines de pages mais à la page 635, non, ça commence à me sembler hors de propos. Surtout dans le contexte de la mort imminente de Paul, qui devrait plutôt se déployer dans un style fondé sur l'épure et la concision. Enfin, mises à part ces longueurs, cet arc final est intéressant. Deux choses ont retenu mon attention. J’ai particulièrement aimé le passage sur la prédilection de Paul pour une existence passée « sur le côté » :



Dans beaucoup de circonstances de la vie, il s’était senti mieux sur le côté. Même dans le cas d’une activité moins essentielle comme la nage, c’était la nage sur le côté, également appelée « nage indienne », qui avait toujours eu sa préférence. Elle était la seule qui permette au nez et à la bouche de rester constamment hors de l’eau, et par conséquent au nageur de respirer tout à fait à son rythme, indépendamment de la rapidité de ses mouvements ; la seule, donc, qui transforme la natation en une activité anodine, banale. La nage sur le dos, c’est vrai, aurait pu elle aussi correspondre à ces critères ; mais, par l’incapacité où elle vous laissait de contrôler précisément votre direction, elle contredisait le principe essentiel de la nage – qui est, comme la marche, un moyen de locomotion d’un endroit à un autre – et demeurait de ce fait un exercice artificiel et vain. On pouvait dire en somme de Paul qu’il avait, la plupart du temps, essayé de vivre sur le côté.



Cet éloge d’une existence latérale m’a fait penser à ces gigantesques statues de Bouddha allongé, que l’on peut voir par exemple en Thaïlande. Bouddha meurt en effet, dans la tradition, allongé sur le côté, le côté droit même, si je me souviens bien. Il y a quelque chose d’étonnant dans le récit de cette mort et surtout dans cette position, à la fois noble et décontractée, d’un homme quasi divin qui attend la mort en toute quiétude, la tête banalement posée sur sa main. Il y a une sorte de nonchalance asiatique qui me fait penser à l’atmosphère des films d’Apichatpong Weerasethakul. C'est un peu comme si l'imaginaire houellebecquien se partageait spatialement en deux pôles, représentés par le Christ et le Bouddha : la mort verticale et tragique (pôle du roman, de la narration, de la souffrance) ; la mort latérale et paisible (pôle de la poésie, de la juxtaposition, du laisser-être)


La deuxième chose qui a retenu mon attention et je finirai là-dessus, ce sont les derniers mots du récit, qui ont résonné de façon étrangement familière à mes oreilles. Et en effet, pour conclure, c’est ce que fut pour moi Anéantir dans ses meilleurs moments : un roman familial et familier. Ce sont les belles paroles de Prudence « nous avons besoin de merveilleux mensonges ». Je n’ai pu ici m’empêcher de penser non au Bouddha, mais au grand Leopardi, que je mentionnais plus haut et à son petit essai intitulé « Histoire du genre humain » dans les Operette morali. Il faut le lire. Les dieux, dans leur grande clémence, ont accordé à l’espèce humaine, pour qu’elle ne sombre pas dans le désespoir, de « maravigliose larve », littéralement de « merveilleuses larves », latinisme pour désigner des fantômes, des fantasmes, des spectres, autrement dit des illusions qui lui permettent de résister à la vérité désespérante à laquelle lui donne accès la raison, à savoir l'inéluctabilité de son anéantissement. Il me semble que ce sont de telles larves ou de tels mensonges que Prudence invoque pour consoler son amant. Cécile ne vivait pas dans la raison mais dans la certitude de la foi ; Aurélien, le plus fragile, ne vivait pas dans la raison mais dans les fantaisies médiévales de son imaginaire ; Paul aurait eu lui aussi besoin, avant de mourir, de sortir du cercle étroit de la raison et d'embrasser la beauté réconfortante du faux...

LeJardindesIdees
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le 13 janv. 2022

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