Anthracite
6.2
Anthracite

livre de Cédric Gras ()

Après une première lecture plus que décevante du premier roman sélectionné pour le Prix Sens critique du Premier Bouquin (qui par ailleurs devrait s’appeler le Prix SC du premier bouquin de la rentrée 2016 chez Stock), je dois dire que je compte beaucoup sur ce roman pour remonter le niveau, sans quoi il serait déjà évident que les ouvrages sélectionnés pour ce prix, pour lequel j’ai déjà expliqué les limites ici, seraient de bien piètre qualité. Voyons comment se défend Cédric Gras. Prions pour qu’Anthracite ne soit pas aussi gris et terne que L'Eveil de Line Papin !


La couverture nous amène à penser que le thème du roman sera moins l’amour que la guerre, plutôt le destin d’un homme durant une guerre. Je n’ai rien contre les romans sentimentaux, encore que, mais beaucoup a déjà été écrit dans ce domaine, il est difficile d’apporter quelque chose de neuf. Sur la guerre aussi tu me diras, mais le thème m’attire davantage, c’est comme ça. Et cela commence plutôt bien, avec une citation de Maïakovski en exergue, puis des anecdotes intéressantes sur certains prénoms donnés en URSS. Cela ne fera pas forcément un bon roman, mais c’est un bon début. Au moins aurais-je appris quelques anecdotes que je pourrai ressortir à l’occasion !


L’histoire se passe dans un contexte très particulier, pendant l’été 2014 en Ukraine. Et plus précisément dans le Donbass, dont une partie de la population prit les armes pour s’opposer à la révolution de Maïdan à Kiev au début de la même année. Le roman est passionnant, instructif et très équilibré dans la présentation des «belligérants». Pour le lecteur pas très au fait de cet épisode, il y a là une dimension documentaire pas déplaisante du tout. On comprend un peu mieux les séparatistes, car on découvre une région très particulière, le fameux Donbass, région forgée par l’histoire, et plus précisément par l’exploitation du charbon sous l’ère soviétique.


Un Donbass marqué pour longtemps par le charbon, même si les temps sont plus difficiles, depuis la fin de l’URSS. Les temps changent, ce ne sont plus les hauts gradés du parti qui tirent les ficelles, mais des oligarques qui ont repris les mines, qui magouillent comme ils peuvent, et manipulent les directeurs pour qu’ils soutiennent la sécession face à Maïdan.


On pense à Germinal, bien sûr, même s’il s’agit moins ici de narrer les conditions de travail et de vie des travailleurs que d’évoquer les conséquences anthropologiques de l’exploitation soviétique du charbon dans la région. Le territoire et les hommes sont marqués pour longtemps par ce passé. L’URSS n’est plus mais elle est encore là, notamment dans les cœurs, d’où sourd une forte nostalgie face à l’incontestable déclin. Je pense aussi à cette magnifique chanson de Jean-Jacques Goldman, Les Murailles :



Corons, terrils au nord, litanie des paysages
Aux vivants comme aux morts, la mine histoire et langage
Ce charbon peine et chance, chaque mineur l'a vécu
Mais un jour ce silence, oh pas un ne l'aurait cru



Cédric Gras parle aussi de corons et de ces immenses terrils qui donnent une touche si particulière aux plaines du Donbass. Un charbon peine et chance, mais dans une région où l’on se battra pour préserver ce qui était, face à une révolution à Kiev perçue comme offensant le passé par son ouverture à l’Europe plutôt qu’à la Russie de Poutine, dont le projet ressemble au contraire de plus en plus à une espèce de restauration de l’ordre ancien, et que semblent préférer les séparatistes, mêlant à la fois ferveur religieuse et fascination pour l’URSS. L’importance du sol, l’exploitation du charbon qui a donné vie à la région, forgé des paysages, les terrils mais aussi des villes sorties de terre, et des hommes et femmes qui doivent tout au charbon, et donc la Russie puisque le Donbass était une pièce maîtresse du projet soviétique. L’URSS n’est plus mais tout n’a pas changé : dans ce Donbass, les hommes sont toujours là, les symboles perdurent et si l’URSS n’avait pas donné satisfaction, l’espoir qu’elle incarnait est resté dans les esprits, face à l’écroulement consécutif à son éclatement. C’est toujours une référence, un espoir, un possible.


L’ouvrage est quand même un roman, fondé sur l’amitié de deux hommes qui se retrouvent dans le Donbass en pleine guerre civile. Deux hommes en quête de leurs amours. Deux hommes partagés quant à la question ukrainienne. Deux hommes dans un road trip périlleux au cœur des combats. L’histoire d’une belle amitié, malgré les obstacles et tout ce qui devrait les séparer, deux hommes au milieu de la pagaille, d’une guerre civile, avec des groupements et milices variés, un front pas très clair, où on ne sait pas toujours si ceux qui tirent sont des amis ou des ennemis !


Le narrateur est un homme de Donetsk, « capitale » du Donbass, un homme qui se pose des questions sur son identité, en 2014, qui essaie de comprendre le point de vue des uns et des autres, sans exclusive, même si un geste imprudent le positionne qu’il le veuille ou non du côté des adversaires de la république de Donetsk. Le roman, très bien documenté, examine de façon assez neutre la question de l’identité ukrainienne, ou met plutôt en avant l’existence de plusieurs identités ukrainiennes très différentes, et qui s’affrontent depuis la « révolution de Maïdan » en 2014. La question de l’identité d’une population est toujours passionnante, au croisement d’éléments très différents, du passé au présent, et Cédric Gras nous présente cela assez habilement, par le biais de son roman. On comprend un peu mieux les séparatistes, même s’ils présentent abusivement leurs adversaires comme des fascistes. On voit surtout un pays entrer dans une spirale sans espoir de paix rapide, avec l’exacerbation de la haine : aucun des deux camps n’accorde de place à l’autre, les partisans de Kiev sont qualifiés de fascistes, les séparatistes perçus, pas complètement à tort, comme des rouges (encore qu’ils soient proches de l’Eglise orthodoxe), mais aucun des deux camps n’accepte d’accorder une existence à l’autre. Pour chaque camp, il n’y a qu’une Ukraine, pas deux … alors qu’il faudrait justement des dirigeants de toutes les Ukraine, et pas d’un clan ou d’une région… A cela s’ajoute un antisémitisme qui semble considérable de part et d’autre.


Bref, Anthracite est un roman agréable, quoique je le trouve trop didactique, surtout au début. Il nous apprend beaucoup de choses sur l’Ukraine et plus précisément le Donbass, mais si le sujet est passionnant, le récit ne m’a pas particulièrement captivé, c’est assez plat, presque un prétexte pour parler du sujet. Un roman que je conseille toutefois à quiconque s’intéresse à l’Ukraine et au Donbass !

socrate
7
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le 30 sept. 2016

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socrate

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