Le narrateur, dont on ne connaîtra jamais l'identité, est un étudiant grec en histoire. Il prépare un travail sur les philosophes présocratiques. Sa logeuse, la vieille Nausicaa, lui demande une faveur : se renseigner sur le Mont Athos. D'abord réticent, il va éprouver petit à petit une certaine fascination sur le sujet.
Il y a deux ou trois ans maintenant, je découvrais Vassilis Alexakis, écrivain franco-grec, avec l'excellent roman intitulé La Langue Maternelle, que je me permets ici de recommander à tout le monde. Il y était question de l'identité de la Grèce actuelle et de savoir si son passé constitue un héritage ou un plomb. Le bonhomme remet ça ici, et si ce roman est peut-être un chouïa inférieur, e sujet de l'héritage d'un lourd passé se fait encore sentir ici.
Le thème principal du roman est donc la religion et le rapport des Grecs avec la religion. Dans un pays laïc comme le nôtre, ça ne poserait pas exactement le même problème, mais en Grèce, la religion a été marquée sur la carte d'identité jusqu'à une époque récente. Le poids de la religion orthodoxe est phénoménal.
L'importance du Mont Athos dérive de ce poids gigantesque. Le Mont Athos est une péninsule, au Nord-est de la Grèce, qui constitue une sorte de république autonome religieuse au sein du pays. On y trouve une vingtaine de monastères orthodoxes, les moines sont exempts d'impôts et d'autres obligations et l’État n'a pas l'autorisation de fouiller dans les affaires des religieux. Enfin, une loi, l'abaton, interdit aux femmes (même aux femelles animales) d'approcher la péninsule ; l'Union Européenne a bien tenté de faire abroger cette loi, elle fait pression sur l’État Grec, en vain : le gouvernement a trop peur des religieux et de leur influence.
Pourtant, le narrateur découvre (et nous fait découvrir) que ces affaires ne sont pas toutes d'une moralité exemplaires. Les monastères du Mont Athos sont de très riches propriétaires fonciers, en Grèce, mais aussi en dehors. De plus, ils bénéficient d'une sorte d'autorité morale qui les rend intouchables, et cela même par rapport à leurs supérieurs hiérarchiques religieux. Ainsi, certains monastères sont directement en rébellion contre leur patriarche, simplement parce que celui-ci prône la réconciliation avec les catholiques.
De fait, plus on avance, plus on apprend que les moines du Mont Athos se comporte d'une façon bien peu orthodoxe. Quand le narrateur débarque sur la péninsule, il assiste à une scène de combat entre moines de deux monastères différents. Les uns avaient squatté un immeuble, les autres tentaient de les en déloger.

Plus qu'un état des lieux sur l'attitude des moines, Alexakis montre leur influence sur une société très religieuse et au bord de la superstition. Et s'il arrive à l'auteur de se moquer doucement de certaines croyances, il le fait toujours avec respect. En tout cas, l'influence des moines dépasse de très loin le cadre de la péninsule. Ils reçoivent d'immenses fortunes en héritages ; partout on raconte des histoires concernant des miracles : des icônes magiques, des moines qui lévitent, des guérisons spectaculaires, etc. Tout le monde semble touché, directement ou indirectement, par le mont Athos.
Et c'est là aussi la subtilité du roman d'Alexakis. Il fait alterner images négatives et images positives. Certes, le mont Athos est comme une aberration politique et sociale, mais elle paraît également essentielle au bon fonctionnement moral d'une société particulièrement religieuse. Un des personnages, ancien junkie, a été sauvé de la drogue en faisant un séjour dans un monastère. La mère du narrateur, qui a perdu son premier enfant, se réfugie dans la religion qui, seule, peut lui offrir une certaine paix. Et certains moines eux-mêmes sont des personnes particulièrement justes, souvent de doux rêveurs qui viennent au mont Athos pour vivre en communion avec la nature et parlent aux animaux.
Finalement, le portrait fait du mont Athos est loin d'être monolithique, fort heureusement.

Mais le roman ne se limite pas à cela. Parce que la religion orthodoxe n'est pas la seule à exercer une influence sur la Grèce. Et Alexakis de nous parler, bien entendu, de l'héritage du polythéisme. De même que beaucoup d'anciens temples ont été ravagés et que l'on retrouve leurs pierres dans d'autres bâtiments, de même la religion orthodoxe s'est construite sur le polythéisme, en essayant en vain de l'effacer. Mais les anciens dieux ressurgissent partout :
"La poste grecque a pour emblème un dessin stylisé représentant Hermès coiffé de son casque ailé. C'est dire que les dieux ne m'ont pas quitté après mon départ du musée. J'ai songé à Arès devant un panneau de signalisation indiquant la direction du Quartier Général du IIIe corps d'armée, à Déméter en passant devant une boulangerie, à Apollon en apercevant un magasin d'instruments de musique. Les couples d'âge mûr me renvoyaient à Héra et les plus jeunes à Aphrodite."
Le fait même que la logeuse s'appelle Nausicaa et qu'elle vit dans une maison sur le porche de laquelle se trouvent deux piliers, comme un temple, en dit long sur une culture marquée par l'héritage antiques.
Le problème, du coup, c'est le conflit entre les deux héritages. Le roman se focalise beaucoup sur le combat des orthodoxes pour faire oublier les anciens dieux. La statue de Zeus du mont Athos aurait été foudroyée par Dieu ! Le conflit dure encore de nos jours, alors qu'il paraît évident que, dans la société grecque, les deux héritages ne sont pas en duel, mais en partenariat.

En bref, un roman profond, très intelligent, très fin et subtil, une description lucide de la société grecque actuelle et de son rapport à l'histoire.
SanFelice
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le 9 janv. 2015

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