La vie qui court sous l'étoffe naturaliste

La mosaïque des Rougon-Macquart puise l’essentiel de sa matière dans l’analyse des profondes mutations de la société du Second Empire, dans la transformation des modes de vies de ces différentes classes qui y affirmaient leur prééminence, ou qui, au contraire, s’y résignaient à entrer dans leur "grand âge", pour bientôt disparaître. Dans l’immense mouvement de modernisation, Paris s’imposait comme modèle. Cet univers que l’on considérait comme désormais dépassé s’enfonçait dans l’ombre, pour laisser place au Progrès et à ses allégories : la lumière et l’argent.
Ici à peine caché derrière les traits de Hartmann, un certain baron alsacien, Haussmann avait compris que ses plans d’urbanisme ne prendraient de leur relief à la seule condition que les grandes artères qu’il comptait percer à travers le vieux Paris fussent irriguées par un flux puissant et nerveux. L’immobilier travaillait main dans la main avec les puissances capitalistes émergentes – ‘Les Halles’ ou le ‘Bon Marché’ dans la réalité ; ‘Au Bonheur des Dames’ et ‘Les Quatre Saisons’ dans la fiction. Un terrain de jeu complexe et entier pour Zola, idéal pour une analyse large et une dramatisation des plus libres.


Il faut dire qu’Au Bonheur des Dames brûle vraiment une vie puissamment décrite. On connaît le talent de Zola pour la description des foules en mouvement ; ici, cette masse humaine se double d’un décor tout en chatoiements d’étoffes, pris d’une ardeur propre, respirant et exhalant des parfums enivrants. Chaque nouvel agrandissement du magasin est un prétexte pour des chapitres descriptifs d’une puissance sans pareille.
La fresque est complète, quand la narration file d’un bout à l’autre des rayons pour embrasser d’un regard aigu mais englobant toute l’énergie humaine qui s’y déploie. Quelques individus y sont récurrents, d’autant plus réels qu’ils ne sont croisés qu’un instant, êtres qui se dessinent dans la foule le temps d’un achat, d’une discussion. Les rouages de la « grande machine » qu’est le magasin s’entraînent les uns les autres sous les yeux du lecteur : rivalités et commérages entre les vendeurs, écrasement des commis sous les flots des marchandises, caprices et excès des clientes à la merci du charme quasi érotique du grand magasin, première idole de la société de consommation.
Zola a d’ailleurs saisi l’ampleur du changement induit dans la société avec une acuité remarquable. Sans certitude, l’on sent son enthousiasme, sa confiance en un progrès nécessaire, dont il soulève néanmoins les faces les plus obscures : dans son cynisme, Mouret, directeur du ‘Bonheur des Dames’, se félicite de ses nouvelles manipulations capitalistiques, « applications nouvelles de la lutte pour l’existence » ; les gaillards débrouillards sont ceux qui réussiront, poussant les anciens et les diplômés à la ruine pour prendre leur place, écrasant les plus faibles. Il est troublant de retrouver une telle proximité des discours des libéraux du Second Empire avec ceux des défenseurs contemporains de l’auto-entrepreneuriat. Chacun prône la modernité, en s’appuyant néanmoins sur les individualismes les plus rétrogrades. Hutin, Deloche, Clara Prunaire, Robineau en sont les incarnations les plus criantes, et plus loin se dessinent en Baudu, le vieil artisan Bourras ou le jeune commis Colomban, les ombres du petit commerce agonisant, certes plus humain, mais certainement voué à la mort dans ce nouveau monde de la consommation.


Reste un certain espoir porté par Denise – héroïne assez surprenante, du fait de son effacement dans le premier tiers du roman. Sa position d’entre-deux-mondes, entre celui qui naît et celui qui meurt, lui fait voir l’ensemble des aspects de la modernisation. Elle plaide pour un droit du travail, pour une conception socialiste du monde ouvrier. La ruine de ses proches dans le petit commerce l’ébranle ; son cœur la fait voler à leur secours, mais elle fait vite face à sa terrible impuissance, quand dans tous ses sacrifices, elle ne parvient jamais à éclairer une voie médiane – n’est-ce pas ce drame qui abat aujourd’hui encore les plus féroces des engagements ? Et Zola se garde bien de simplifier le jeu des tensions à une simple antinomie entre la mécanique efficace et l’humanité racornie : Denise elle-même, un cœur pur, se porte vers les grands magasins, bien que ce soit avant tout par un amour naturel de l’ordre.


C’est cet ensemble de tensions qui donne au récit du Bonheur des Dames sa grande liberté. De nombreuses aventures – sociales, amoureuses ou proprement commerciales – s’entrelacent, se nourrissant mutuellement. Si le fil de la relation entre Mouret et Denise n’est pas tout à fait novateur, ces deux personnages mènent une lutte dont les clés ne sont que progressivement livrées par Zola, éclairant peu à peu l’ensemble du tableau d’Au Bonheur des Dames.
Mouret est grisé par le succès, mais face au refus de Denise, son triomphe se détraque. Elle, n’est qu’une simple fillette tirée de sa province, écrasée par le bourdonnement du nouveau Paris, sans charme grandiose ; mais son honnêteté et sa vertu intuitives la mènent à une conscience perçante des vices qui sont les moteurs de sa société. Ce pressentiment l’empêche de se livrer à Mouret, aussi puissant soit-il. Le déséquilibre de ce dernier montre l’amplitude réduite de sa pensée : pour lui, vivre c’est vaincre, écraser et posséder l’autre. Son commerce entier est basé sur la séduction de la femme ; il fait main-basse sur leurs vices qui remplissent sa bourse. Quand il ne peut plus posséder, quand l’argent n’a plus de pouvoir, ses certitudes s’effondrent et son empire s’écroule.


Il me plaît de voir ici une fracture, du moins une nuance, dans les thèses générales de Zola. Denise nie le discours naturaliste qui érige parfois son analyse des physionomies et des tempéraments en vérité absolue. Dans la médiocrité ambiante, Denise montre que la liberté existe, et que les décisions que prendra un individu ne sont en aucun cas régies par des lois immuables et totales. Elle vient insuffler au Bonheur des Dames la fluidité qui manquait au presque monolithique Thérèse Raquin.

Verv20
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le 6 août 2018

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