J'aime beaucoup Julien Gracq. C'est un des grands écrivains français du XXème siècle. J'avais été fasciné par Le Rivage des Syrtes (prix Goncourt 1951) qui m'avait rempli d'admiration pour son auteur. Un Balcon en forêt m'avait également beaucoup plu. J'étais donc bien décidé à lire Au Château d'Argol, malgré la vendeuse de la Librairie Corti (face au Jardin du Luxembourg) qui avait cherché à m'en dissuader au profit des Carnets du Grand Chemin (dont je m'occuperai sûrement plus tard). Je tenais à le lire, parce que c'est le tout premier roman de Gracq, commencé à 27 ans et publié à 28 (en 1938, chez Corti, l'éditeur des Surréalistes), et que j'ai, de longue date, entendu dire qu'un écrivain est tout entier dans son premier livre, que les suivants ne seraient que des variations ou des approfondissements de ce premier texte (dans lequel l'auteur a mis tout ce qu'il est, tout ce qu'il a à dire), et que cette idée d'un premier livre contenant en germe toute l'oeuvre future me séduit assez.

J'ai donc attaqué Au Château d'Argol avec délice et... ai perdu peu à peu mon enthousiasme initial au fil des phrases et paragraphes. Ce n'est pourtant pas un bien gros roman : pas plus de 150 pages de texte proprement-dit (si on exclut les pages blanches de l'actuelle édition Corti qui, autrement, en fait 182).
N'empêche que certains chapitres (il y en a dix au total) me sont restés en travers de la gorge, ou plutôt du cerveau. Les deux premiers, passe encore ; ce sont des chapitres d'exposition qui présentent Albert, le héros principal de l'histoire, et le château d'Argol dont il vient de faire l'acquisition dans un coin perdu de Bretagne, non loin de l'océan ; il y attend la visite de son ami de toujours : Herminien, qui s'annonce accompagné d'une jeune femme (Heide) qu'Albert ne connaît pas.
Ça se corse au niveau du troisième chapitre qui demande une attention au texte, et une intelligence de celui-ci, extrêmes. L'intrigue s'y noue, ainsi que les prémices du drame. Il décrit l'arrivée de Herminien et Heide, la présentation de celle-ci et l'effet que la rencontre entre les trois protagonistes produit sur chacun d'eux. Des sentiments très fins, complexes, brutaux et définitifs sont mis à jour et détaillés... et le jeune et suprêmement intelligent Gracq d'alors le fait au moyen de tournures faussement simples (car parfaitement maîtrisées par lui), mais déroutantes et assez opaques pour le lecteur non prévenu. En voici un exemple un peu long, mais qui vous donnera un échantillon du style, et restituera un peu, j'espère, le climat du livre :

Heide put y donner les preuves, non seulement d'une très surprenante culture, mais encore d'un savoir étendu dont Albert s'étonna. Les vues les plus pénétrantes et les plus originales s'accompagnaient chez elle de l'absence - apparente et en tout état de cause difficile à sonder - des préjugés moraux et sociaux les plus uniformément ordinaires. Et cependant une pudeur évidente lui était rendue à chaque seconde par sa fantastique beauté; et il semblait que les lois qu'elle niait fussent en fait facilement par elle abolies dans un monde sur lequel on lui accordait aisément la toute-puissance, mais dussent cependant ressusciter, plus alertées et plus fatales, pour un être autour duquel son caractère évident d'exception semblait élever malgré lui mille interdictions menaçantes et inconnues. Telle elle demeurait au milieu des propos les plus dangereux et les plus libres : - haute, inaccessible, redoutable - et quelque passion qu'elle apportât à s'expliquer et à se dévoiler elle-même sans nulle gêne aux yeux de ses interlocuteurs, son caractère n'en fit qu'apparaître à chaque instant plus parfaitement inconnaissable. Dans les ténèbres de sa beauté comme projetée en dehors d'elle et qui l'environnait comme de voiles palpables, elle s'ensevelissait et renaissait sans cesse avec l'éclat d'une totale nouveauté, passant et repassant un seuil magique interdit aux hommes autant que le rideau à jamais inviolable d'un théâtre, et derrière lequel elle s'approvisionnait d'armes neuves, de poignards et de philtres, et d'impénétrables cuirasses.

Imaginez ça pendant des pages... Un propos subtil, relativement abstrait, une pensée pointue, fourmillante, un style irréprochable, certes, mais sinueux et qui sent un peu trop, ai-je trouvé, Normale Sup et le brillant agrégé, une avalanche d'adjectifs, souvent rares (par ex. abstrus) ou hyperboliques, et notamment une fixation sur l'adjectif "haut", des phrases à tiroirs, regorgeant d'incidentes, de relatives, et soudain courtes, imagées, théâtrales (par ex., la nuit tomba comme un coup de hache pour dire la nuit tomba brutalement), une atmosphère étrange, gothico-lautréamontesque, surréaliste.
Bref, malgré mon enthousiasme initial et la brièveté de l'ouvrage, il m'est, je l'admets avec une honte rétrospective, tombé des mains à mi-parcours. Je me suis alors dit que je finirais cette "oeuvre de jeunesse"... plus tard.
Six mois passèrent. Cependant, je n'avais pas renoncé au livre. Je l'ai finalement repris, terminé et, dans la foulée, j'ai même relu les trois premiers chapitres, pour bien boucler la boucle et, cette fois, je les ai trouvés limpides et remarquables (les paragraphes les plus coton se situant peut-être au chapitre 4 que, lui, je n'ai pas relu).

On l'a compris, l'histoire est celle d'un triangle amoureux (Albert, Herminien, Heide) et je ne la déflorerai pas plus. Je l'ai trouvée à la fois très écrite et dite à demi-mots, pas très "franche du collier", simple et étrange, violente, assez touchante sous le vernis de la sur-écriture, et frisant le romantisme noir. C'est le roman d'un jeune homme cérébral, érudit, boutonné sur lui-même, en même temps qu'extrême, sensible (donc d'autant plus sur la défensive) et innocent.

Je finirai par le tout début du livre. Dans l'"Avis au lecteur" ouvrant Au Château d'Argol (mais écrit après que le roman lui-même l'a été), Gracq souligne "la médiocre aptitude de ce récit à être mis entre toutes les mains"... et je pense que vous aurez compris pourquoi. Mais à part cette mise en garde sur la possible difficulté de lecture de son texte, son "Avis au lecteur" n'est pas vraiment une aide. N'y attachez donc pas trop d'importance. Le roman se lit très bien sans et même plus facilement. Tentez le voyage.

Fleming
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le 25 oct. 2022

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Fleming

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