Ouf ! J'y ai mis le temps, mais je suis finalement venu à bout de Belle du Seigneur et des 1.110 pages de son édition Folio. J'ai lu les 400 premières pages relativement facilement. J'ai trouvé les 400 suivantes interminables ; j'ai eu plusieurs fois l'envie d'abandonner sa lecture en cours de route, il m'arrivait de ne pas ouvrir le roman pendant 10 ou 15 jours, et puis... je réattaquais. Mon humeur de lecture durant les 310 dernières pages fut plus contrastée. Certains passages (par exemple, la presque totalité du chap. 93, pour n'en citer qu'un) m'ont semblé particulièrement éprouvants, limite chiants. La relation de cet amour-passion s'assombrissant progressivement et virant à du sado-masochisme pur et simple, les cinquante dernières pages de la 6ème et avant-dernière partie m'ont franchement révolté : je voulais alors titrer ma critique "Le roman-monstre d'un puritain (ou pharisien ? ) dingo".
Dieu merci, la 7ème partie, faisant enfin usage de l'ellipse (une vingtaine de pages seulement, plus apaisées) est courte et belle, mais on ne peut l'apprécier comme telle que si on a lu et souffert durant les 1.090 pages précédentes. Enfin les toutes dernières pages du roman m'ont ému au point que je l'ai fini en pleurs (j'suis un grand émotif !).
Un peu plus tard, rangeant le livre dans ma bibliothèque, j'ai poussé un grand ouf, car il m'a quand même fallu deux bons mois pour le lire. Il est vrai que je ne me suis jamais forcé, je ne le lisais que quand j'avais envie de le faire et je le faisais d'un oeil critique et attentif, tant à la forme qu'au fond. Et j'ai pris des notes, ce que je ne fais d'ordinaire jamais : deux cents lignes de pattes de mouche.


C'est un roman-fleuve, au cours inégal. Avec de terribles longueurs. Un roman avec un bon début, une bonne fin et un grand désert au milieu (le défaut de beaucoup de romans, selon Julien Green), même si, dans ce cas précis, parler de "grand désert au milieu" est un peu exagéré.
D'abord, une remarque sur le titre : il est volontairement ambigu. La majuscule à "Seigneur" fait penser que la belle Ariane est un don, une bénédiction du Seigneur (Dieu), mais en fait le seigneur de l'héroïne du roman c'est celui qui l'aime et qu'elle va aimer : Solal, n°2 de la SDN (la Société des Nations, un puissant organisme international de l'entre-deux-guerres sis à Genève) au moins pendant les quatre, cinq ou six cents premières pages du volume (après, il est révoqué... injustement, mais les raisons données de cette révocation ne m'ont pas satisfait, à mon avis elles ne tiennent pas et c'est un point de faiblesse de l'intrigue, en même temps que d'importance puisque l'histoire d'amour relatée basculera peu à peu dans la tragédie du fait de cette révocation). Ariane devient la "belle" de ce seigneur-là. C'est leur choix mutuel : Solal tombe follement amoureux d'elle (une femme mariée) et parvient à la séduire, alors qu'il est encore n°2 de la SDN (et, de beaucoup, le supérieur hiérarchique du mari de la "belle")... mais dans les 500 dernières pages, c'est un seigneur socialement déchu, déclassé (même si sa "belle" l'ignore longtemps) en dépit de tout son argent... et c'est cette déchéance qui fait que leur amour tourne à la passion obsessionnelle (ils n'ont plus que ça à faire: s'aimer, se déchirer), puis à l'ennui, pour dériver finalement vers des pratiques sado-masochistes qu'il impose et qu'elle tolère.


Le roman raconte essentiellement les péripéties de ce grand amour-passion entre un "Juif chimiquement pur" (dans le texte p. 941), très conscient de, et même torturé par, sa judéité (il est vrai que le roman se situe en 1935-1937, au moment des persécutions juives en Allemagne) et une "pas du tout juive" (dans le texte p. 931). Leur première vraie rencontre n'intervient qu'au chap. 35 (p. 385). L'histoire traîne en longueur. Certains chapitres sont interminables, par ex. le chap. 70 : la belle Ariane y est transformée (supposément par la passion) en une idiote qui bousille en une soirée 4 tailleurs et 4 robes (qu'elle a faits confectionner à grand coût juste précédemment) en les jetant dans sa baignoire encore pleine, parce qu'aucun de ces vêtements ne lui va suffisamment bien, d'après elle, pour accueillir comme il se doit son Solal rentrant d'une mission diplomatique.
Il y aussi les chapitres consacrés à la famille de Solal (les 5 cousins de Céphalonie). Ils sont écrits dans un charabia prétendument drôle mais soporifique. L'éditeur en a heureusement retiré plusieurs du texte définitif pour rendre celui-ci plus digeste (ils ont été publiés dans un volume à part, l'année suivante, sous le titre Les Valeureux).


Bien entendu, tout n'est pas de cette eau et il y a, dans le roman, des pages d'une grande beauté, parfaitement écrites. J'y reviendrai plus bas, mais disons tout de suite qu'Albert Cohen est très conscient de faire oeuvre littéraire, d'écrire pour la postérité. Il s'en prend volontiers aussi, probablement par jalousie, à certains grands noms de la littérature qu'il doit considérer comme d'encombrants rivaux : Kafka (qualifié, p. 678, de "génie barbant, etc."), Proust ("snob homosexuel, etc."), Sartre (p. 953 : "Ce philosophe Sartre qui écrit que l'homme est totalement libre, moralement responsable. Idée bourgeoise, idée de protégé, de préservé") ou encore, p. 1.011 : "les deux rombières, la Staël et l'affreuse Sand". Par la bouche de Solal, il règle très probablement aussi son compte à Sagan (mais sans la nommer, parce que ça serait un anachronisme, Belle du Seigneur se déroulant entre fin 1935 et début 1938... alors que sa rédaction s'étire, elle, des années 1930 à 1968, date de sa parution) quand il écrit p. 966 :



Pour ne plus regarder sa vie, il (Solal) se couche, feuillette un roman à succès dont l'auteur est une femme et l'héroïne une petite garce, fleur de bourgeoisie, s'embêtant et couchant à droite à gauche pour passer le temps, et qui, après s'être accouplée sans enthousiasme, entre deux whiskies, avec celui-ci puis avec cet autre, peut-être syphilitique, va faire du cent trente à l'heure, pour passer le temps. Il jette la petite saleté.



Oui, Albert Cohen (via son porte-parole) peut avoir la dent dure vis à vis d'écrivains dont il jalouse la célébrité ou le succès. Bonjour Tristesse (ou Un Certain Sourire, je n'ai pas précisément reconnu l'intrigue du roman), "une petite saleté" ? Il est vrai que, comparé aux 1.110 pages de Belle du Seigneur, l'une ou l'autre de ces Saganeries (sans accent circonflexe sur le 2ème "a", hein !) peut passer pour une oeuvrette. Mais il y a de grands romans d'amour qui comptent peu de pages et sont néanmoins des chefs d'oeuvre littéraires, comme par exemple le Chéri de Colette, Le Diable au corps de Radiguet ou encore Fermina Marquez de Larbaud.


Albert Cohen est-il un grand écrivain ? En tout cas, certains passages de son gros roman sont excellents. Mais c'est un écrivain qui, trop conscient de son habileté à manier les mots, se regarde écrire et s'en gargarise narcissiquement ; un écrivain qui ne pense pas au lecteur, à sa fatigue, à son exaspération, à son découragement, qui lui impose tout et n'importe quoi (par ex., le détail pendant presque deux pleines pages d'un "petit problème" rencontré par Ariane lors d'un dîner avec son "seigneur" : elle a un rhume de cerveau, le nez qui coule et pas de mouchoir ; soixante lignes pour nous décrire ça par le menu, p. 927-929).
Succession de pages illisibles, délire verbal complet, et bien sûr, sans ponctuation aucune sur des pages et des pages (par ex. p. 1003 à 1008), pour faire style.
Voilà ce que ça donne dans le meilleur des cas (petit extrait d'une longue envolée):



|...| ô ces rouleaux de la Loi en grave procession dans la synagogue les fidèles les baisent et de toute âme je m'incline et avec un émoi dans ma poitrine émoi devant cette majesté qui passe je les baise aussi et c'est notre seul acte d'adoration dans la maison de ce Dieu auquel je ne crois pas mais que je révère ô mes anciens morts ô vous qui par votre Loi et vos Commandements et vos prophètes avez déclaré la guerre à la nature et à ses animales lois de meurtre et de rapine lois d'impureté et d'injustice ô mes anciens morts sainte tribu ô mes prophètes sublimes bègues et immenses naïfs embrasés ressasseurs de menaces et de promesses jaloux d'Israël sans cesse fustigeant le peuple qu'ils voulaient saint et hors de nature et tel est l'amour notre amour ô mes anciens morts je veux vous louer et louer votre Loi car c'est notre gloire de primates des temps passés notre royauté et divine patrie que de nous sculpter hommes par l'obéissance à la Loi que de devenir ce tordu et ce tortu ce merveilleux bossu surgi cette monstrueuse et sublime invention cet être nouveau et parfois repoussant car ce sont ses débuts maladroits et il sera mal venu et raté et hypocrite pendant des milliers d'années cet être difforme et merveilleux aux yeux divins ce monstre non animal et non naturel qui est l'homme et qui est notre héroïque fabrication en vérité c'est notre héroïsme désespéré que de ne vouloir pas être ce que nous sommes et c'est à dire des bêtes soumises aux règles de la nature que de vouloir être ce que nous ne sommes pas et c'est à dire des hommes et tout cela pour rien car il n'y a rien qui nous y oblige car il n'y a rien car l'univers n'est pas gouverné et ne recèle nul sens que son existence stupide sous l'oeil morne du néant et en vérité c'est notre grandeur que cette obéissance à la Loi que rien ne justifie et ne sanctionne que notre volonté folle et sans espoir et sans rétribution |...| Etc. etc.



Passage "illisible" mais magnifique, n'est-ce pas ?


Impossible de parler de tout sous peine d'être à mon tour interminable.
Les 4 ou 5 dizaines de pages qui closent la sixième partie sont tellement excessives (phase sado-masochiste de leur amour passionnel) qu'elles frisent le grand-guignolesque. J'en extrais néanmoins ce petit passage (p. 1071) :



Du joli, la passion dite amour. Si pas de jalousie, ennui. Si jalousie, enfer bestial. Elle une esclave, et lui une brute. Ignobles romanciers, bande de menteurs qui embellissaient la passion, en donnaient l'envie aux idiotes et aux idiots. Ignobles romanciers, fournisseurs et flagorneurs de la classe possédante. Et les idiotes aimaient ces sales mensonges, ces escroqueries, s'en nourrissaient.



Belle lucidité ! Et néanmoins (et ça sera ma dernière remarque, triviale), Ariane et Solal baisent pluri-quotidiennement pendant des mois et des mois (ça, autour de l'année 1936, donc bien avant la pilule contraceptive) et... elle ne tombe jamais enceinte. Cette "passion dite amour" est une passion stérile. Sauf qu'elle accouche d'un méga-livre.


Reprenons : roman-fleuve, roman-monstre, roman difficile, pénible à lire, roman plein de longueurs (lui dictant à sa femme et elle transcrivant !) d'un écrivain élitiste, parfois franchement antipathique (extrêmement méprisant : "Il jette la petite saleté") et cependant abondance de belles pages bien pensées et artistiquement confectionnées, dont les dernières du roman qui m'ont arraché des larmes.
Bref, j'ai souffert mais je ne regrette pas d'avoir lu ce Belle du Seigneur, je me sens plus savant et plus sage de l'avoir fait.

Fleming
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le 12 juin 2016

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