En pleine planification quinquennale de la découverte littérature française (un peu triste de connaître davantage, bien que sans doute peu, la littérature Russe ou Étasunienne, que celle de son propre pays) et suite à un échange avec un Auguste membre de la communauté senscritienne, je me suis mis en tête de reprendre une dose de Maupassant, après l’avoir abandonné (lâchement) au lycée avec Bel Ami (sans doute une des seules lectures agréables de cette période scolaire ceci étant dit) et le recueil contenant le Horla plus récemment. Cela après avoir été subjugué par la puissance Balzacienne et ses Illusions Perdues (c’est normal non ?), en qui je voyais une sorte de sociologue (littéraire) avant l’heure, et gonflé par le romantisme emphatique de Victor Hugo dans Notre-Dame de Paris.


Preuve de l'ampleur de mon ignorance, j’avais complètement oublié son statut d’oeuvre si populaire, étudiée dans le Secondaire parait-il et connue globalement de tous (sauf de ma personne ?). J'ai d'ailleurs appris à cette occasion que boule de suif signifie boule de graisse et que le personnage centrale de l’histoire est une prostituée...


Pour résumer l’intrigue (certes, c’est du spoil, mais elle n’est pas en soi l’élément le plus important du récit, et j’en suis tombé sous le charme en ayant eu connaissance au préalable de la lecture de son contenu !), débutant comme une sorte de Chevauchée fantastique Fordienne, Maupassant installe l’action en 1870 lors de l’affrontement entre la France et les forces germaniques coalisées, future Allemagne de Bismarck. A Rouen, ville occupée par les Prussiens, une diligence doit partir pour la Manche afin d’y amener une dizaine d’individus. Parmi ceux-ci, deux religieuses, un aristocrate (Comte orléaniste) et sa femme, un couple de riche bourgeois (commerce dans le coton) et de petits bourgeois (marchand de vin), un républicain-démocrates et une boucanière (en simili Claire Trevor). Sur le trajet, les différents personnages seront retenus dans un village par un officier Prussien ayant une idée bien arrêtée du service que pourrait lui rendre la péripatéticienne...qui finira par se sacrifier sur l’insistance de ces camarades d’aventure.


Comme de nombreux de ses contemporains, Maupassant délivre avec Boule de Suif une oeuvre à forte connotations sociales et politiques (une sorte de théâtre socio-politique), en attaquant (ou en tout cas portraiturant) principalement cette fameuse “bourgeoisie” (ou aux classes dominantes/supérieures, selon les usages plus viables ?) et notamment ce qu’on peut appeler le mépris de classe, l’hypocrisie et l’exploitation de cette classe sociale (évidemment diverse).
Mépris de classe, pour l’attitude dédaigneuse, moralisatrice, paternaliste envers Boule de Suif, qui semble représenter finalement les classes dominées. Hypocrisie, pour la faculté de ces individus à modifier/adapter leurs discours et leurs attitudes selon les circonstances, toujours évidemment avec doigté et l'usage du pouvoir des mots (la haute bourgeoisie/aristocratie représentée par le Comte excellant évidemment dans ce domaine). C’est finalement dans les moments importants que se révèle la nature et des individus et la lâcheté humaine. Exploitation enfin, car c’est sur le sacrifice et le labeur des plus démunis que vie et prospère cette classe sociale.
Néanmoins, Maupassant paraît critiquer aussi de manière assez virulente ce que j’appelle les petits bourgeois progressistes, incarnés par Cornudet dans le récit, qui est sans doute le personnage le plus pathétique de la nouvelle, toujours prompte à s'enflammer devant les injustices, incapable de passer des paroles aux actes, mais qui reste passif et finalement, se range, peut être inconsciemment, du côté de ceux qu’ils pensent ses adversaires. Témoignage d’une opposition critique qui s’avère inoffensive pour l’ordre établit.
Enfin, même si plus discrète, de manière plus insidieuse, l'Église en prend aussi pour son grade. En effet, à travers ces deux religieuses apathiques, c’est l’illustration de l’institution religieuse comme indifférente à l’exploitation des masses et des miséreux sous le joug des classes dominantes. Elle qui doit théoriquement s’occuper des plus démunis mais qui préfère détourner son regard. “Cachez ce réel que je ne saurais voir !” On peut même aller plus loin, le discours religieux servirait les classes dominantes ! C’est grâce à leur "soutien" que leur position se maintient, telle la religieuse qui appuie le discours de la Comtesse pour faire plier Boule de Suif. La religion comme caution d’une société inégalitaire.


Au-delà des éléments susmentionnés qu’on pourrait extraire du récit (et ceux non mis en avant notamment ceux non abordés) le lecteur est aussi conquis par la plume de Maupassant, d’une précision clinique et redoutable qui sait habilement jouer sur plusieurs tableaux en maniant son vocabulaire tantôt sur un registre humoristique tantôt dramatique, le lecteur alternant phases d’amusement et de profond malaise.
Maupassant, c’est aussi un créateur d’ambiance, aux frontière du fantastique dans un écrit réaliste où l’on perçoit l’auteur du Horla, en particulier au début du récit où il installe une atmosphère crépusculaire comme l’illustrent ces quelques extraits : ““un calme profond, une attente épouvantée et silencieuse avait plané sur la cité ; la vie semblait arrêtée, les boutiques étaient closes, la rue muette ; l’angoisse de l’attente faisait désirer la venue de l’ennemi ; il y avait cependant quelque chose dans l’air, quelque chose de subtil et d’inconnu, une atmosphère étrangère intolérable, comme une odeur répandue, l’odeur de l’invasion. Elle emplissait les demeures et les places publiques, changeait le goût des aliments, donnait l’impression d’être en voyage, très loin, chez des tribus barbares et dangereuses”.


Au niveau de la construction du récit, celui-ci se découpe, après une phase de mise en contexte (occupation Prussienne de la ville), en 3 principaux actes : le premier trajet collectif, jusqu’à la ville de Tôtes, le temps passé à l’auberge de la ville en étant retenu par le soldat prussien (aux accents du huis clos Tarantinien), enfin, le deuxième trajet groupé jusqu’à Dieppes. Finalement, ce découpage permet à Maupassant de faire jouer les différents protagonistes de l’histoire, l’intérêt des personnages du récit étant d’incarner des idéaux-types d’individus de la société française, chacun avec son ethos de classe, et se sont leurs attitudes, leurs interactions qui créeront l’intérêt de fond du roman.


En déroulant depuis la fin les fils du récit, on peut penser finalement que la substance de ce qui va arriver par la suite se trouve dans la première confrontation entre les différents protagonistes. A chacune de présentations à grands traits des personnages est rapidement accolé une ou plusieurs caractéristiques : Loiseau, le petit bourgeois arriviste, rusé, plaisantin, fourbe, d’où le surnom “Loiseau vole” ; Carré Lamadon, grand bourgeoise calculateur qui est “resté tout le temps de l’Empire chef de l’opposition bienveillante, uniquement pour se faire payer plus cher son ralliement à la cause qu’il combattait avec des armes courtoises” ; le Comte Hubert de Bréville, l’aristocrate de la bande, superficiel et si attaché à son image et sa réputation qu’il “s'efforçait d’accentuer par les artifices de sa toilette sa ressemblance naturelle avec Henri IV” et qui, étant rentier, tire l’essentiel de sa fortune d’activités non productive, accompagnés chacun de leur femme (un peu moins mises en avant je trouve) ; deux religieuses ; Cornudet le “démoc” républicain, sorte de transfuge de classe, “terreur des gens respectables” qui dilapide sa fortune familiale en agissant comme un révolutionnaire de salon (ou plutôt dans le cas présent, de bistro) ; et bien entendu notre chère Elisabeth Rousset, alias Boule de Suif.
Une forme de séparatisme social est d’entrée perceptible dans l’occupation même de la diligence. Comme l’indique Maupassant, les couples de la bonne société occupent “le fond de la voiture, la côté de la société rentrée, sereine et forte, des honnêtes gens autorisés qui ont de la Religion et des Principes”. Ainsi, dans l’occupation physique de l’espace semble se matérialiser une forme séparation entre le nous et le eux (avec une sous séparation entre hommes et femmes, les femmes étant assises les unes à côté des autres “par un étrange hasard” pointe ironiquement l’auteur), voire même d’hygiène sociale séparant les purs et les impurs. De même, cette présence d’un agitateur et d’une prostituée provoque d’elle même le rapprochement complice des gens de la bonne société, instinctivement les femmes se rapprochent à la vue de la dame à petite vertue, de même que les trois notables “rapprochés par un instinct de conservateur à l’aspect de Cornudet (...) et tous les trois se jetaient des coups d’oeil rapides et amicaux. Bien que de conditions différentes, ils se sentaient frère par l’argent”. On le voit, les quelques points communs (différence de degré mais non de nature) permettent, dans une situation inconfortable, de se souder en (relatifs) égaux et se distinguer des figures d’épouvantes. L’appartenance à un groupe, c’est déjà la volonté de se différencier d’un autre.


Le premier événement, la première rupture dans le récit survient lorsque la faim tiraille les ventres douillets des différents protagonistes, et la mise devant l’évidence de la dépendance des mets de la prostituée (la seule ayant pensé à voyager “équipée”) ! Infâme situation où c’est le “petit peuple” qui doit nourrir les possédants (par un étrange hasard pourrait ajouter Maupassant …). C’est d’ailleurs avec une bien grande souffrance, une intense humiliation, un tiraillement existentiel brûlant que les dames de la Haute (bien plus haineuses envers la prostituée que les hommes) acceptent de se soumettre à la dépendance (momentanée) de la fille de petite vertue, dont Maupassant exposait que “le mépris des dames pour cette fille devenait féroce, comme une envie de la tuer, ou de la jeter en bas de la voiture, dans la neige, elle, sa timbale, son panier et ses provisions”. Pyramide inversée, c’est bien dans ce sens que chaque protagoniste se voit “contraint” d’accepter la nourriture, du bas vers le haut. Première rupture donc à travers laquelle les relations et les places s’inversent, comme une forme de bouleversement social des préséances dans la société (même si du coup une forme de réalisme s’y perçoit …).


Elément caustique, durant ce repas collectif, les attitudes envers la prostituée évoluent lorsqu’on se rend compte que cette digne représente de la lie de la société partage finalement des valeurs constitutives de la vertu bourgeoise ! Primo, être un minimum distingué, “Comme elle se tenait fort bien, on s’abandonna davantage”, secundo faire preuve de courage, à l’instar de Boule de Suif qui a attaquée un Prussien, raison pour laquelle elle cherche à fuir Rouen (le nationalisme du petit peuple). C’est en devant prouver sa valeur (envers les références de l’identité bourgeoise) que l’on accède à la considération des bonnes gens, en apportant la preuve que l’on a pu s’extraire quelque peu de sa condition. En passant, Maupassant ne manque pas à cette occasion d’illustrer que les tenants de l’attitude bourgeoise ont eux fuit pour leurs intérêts matériels, alors que c’est bien celle “d’en bas” qui a mis en pratique leurs (supposées) valeurs (“Elle grandissait dans l’estime de ses compagnons qui ne s’étaient pas montrés si crânes”).


L’acte 2, celui des quelques jours passés à l’auberge est aussi particulièrement intéressant du point de vue de l’évolution des attitudes-positionnements des différents personnages-types. Arrivés sur place, Boule de Suif est convoquée chez le militaire prussien maître des lieux. Celle-ci refusant tout d’abord de s’y rendre (se doutant de l’objet de cette “invitation”), le Comte se permet de la sermonner (figure paternaliste du grand bourgeois) en lui indiquant telle une maxime qu’“il ne faut jamais résister aux gens qui sont les plus forts”, de laquelle on peut interpréter une vision plus générale de la société et une justification de l’ordre établit, emprunt d’une forme de darwinisme social mal digéré. Boule de Suif finit par se plier à la demande, revient furieuse de ce bref entretien et révèle avec colère ce qu’elle subororait à ses comparses d’aventure. Ni une ni deux, c’est l’indignation qui s’exprime parmi eux ! Un véritable scandale que cette demande ! C’est ainsi que tous semblent se serrer les coudes face à ce goujat étranger. Alliance de classe face à l’infamie.
Nonobstant cet état de fait, rapidement, nos vertueux représentants de la digne société comprennent qu’ils ne pourront quitter les lieux tant que la demande du Prussien n’aura pas été assouvie. C’est à cet instant là que la “solidarité compréhensive” (d’apparence, de mots et de posture) envers Boule de Suif disparaît, lorsque la défense de sa situation (refuser qu’elle se livre) rentre en opposition avec l’objectif poursuivi par chacun : arriver à destination. A partir de là, le but sera de faire plier Boule de Suif. Comble du manque d’humanisme et de solidarité ainsi que de la facilité de retournement de position des protagonistes, notre cher Loiseau propose même, avec l’aval des autres, de l’abandonner sur place à l’occupant ! Refusé par le Prussien.
Seule solution donc, convaincre Boule de Suif de céder. C’est alors que la conspiration bourgeoise se met en place. A cette occasion, une des dames avança même que Boule de Suif n’avait point de justification à refuser la demande du Prussien, étant donné son activité professionnelle. Une prostituée met à disposition son corps contre de l’argent, pourquoi donc refuser à cet instant étant donné que le prussien est un “client” comme un autre ! On le voit, la personne qu’est Boule de suif est finalement d’abord une prostituée avant d’être une femme. Son métier passant avant son être, c’est une forme de libre arbitre qu’on lui refuse.
Après avoir tenté en vain d’illustrer à Boule de suif les nombreuses femmes s’étant “sacrifiées pour la bonne cause” dans l’Histoire (réelle ou inventée) pour lui montrer cette généalogie du sacrifice et du sens du devoir, la Comtesse trouve l’angle qui fera craquer notre pieuse Boule de Suif : la Religion. En effet, en s’appuyant sur le discours et la caution des religieuses le stratagème toucha sa cible et Boule de suif finit par “accepter” la demande du soldat.
Le “contrat” remplit, les différents protagonistes peuvent donc repartir. Nouveau retournement de situation, après les rapports de proximité, de considérations envers Boule de suif, les relations s’inversent à nouveau et celle-ci redevient officiellement méprisée de tous, renvoyée à son statut, entre remarques assassines, jugements et surtout ignorance. La prostituée étant indigne d'attention, la barrière sociale apparaît et elle n’existe plus aux yeux des notables. Inversement du premier acte, c’est Boule de suif qui se retrouve sans nourriture, au milieu des victuailles consommées par ses voisins, sans un seul déniant partager ses mets avec elle.

Et comme termine Maupassant : “ Boule de suif pleurait toujours; et parfois un sanglot qu’elle n’avait pu retenir passait, entre deux couplets, dans les ténèbres”

Créée

le 5 mai 2019

Critique lue 4.9K fois

22 j'aime

3 commentaires

Critique lue 4.9K fois

22
3

D'autres avis sur Boule de suif

Boule de suif
JeanG55
9

Les gredins honnêtes

J'ai hésité entre ce titre et "pas un pour racheter l'autre". Puis j'ai préféré cette formule de Maupassant dans :"Elle se sentait noyée dans le mépris de ces gredins honnêtes qui l'avaient sacrifiée...

le 27 sept. 2022

11 j'aime

7

Boule de suif
Rahab
8

Critique de Boule de suif par Rahab

Dans cette oeuvre, Guy de Maupassant nous prouve une fois de plus que la nouvelle est un domaine qu'il maîtrise avec art. La brièveté du récit lui confère une efficacité inégalable qui aurait perdu...

le 9 mars 2012

8 j'aime

7

Boule de suif
JadeJade1009
8

Boule de Suif ou la nouvelle carnavalesque

Boule de Suif est la nouvelle qui a révélée Maupassant. Issue des "Soirées de Médan", et sûrement meilleure nouvelle du recueil, Boule de Suif révèle tout le talent de l'auteur. C'est sous le thème...

le 29 avr. 2011

7 j'aime

1

Du même critique

The Tree of Life
Alexis_Bourdesien
1

L'alphabet selon Terrence Malick

The Tree of Life c’est : A : abstrait B : barbant C : captivant, nan je blague, chiant D : déconcertant E : emmerdant F : fatiguant G : gonflant H : halluciné I : imbuvable J : joli K :...

le 28 août 2013

143 j'aime

60

Brazil
Alexis_Bourdesien
9

Welcome en dystopie

Brazil, film de l’ancien Monty Python Terry Gilliam (Las Vegas Parano ou encore l’armée des 12 singes), réalisé en 1985 son premier grand film (et même le plus grand de sa carrière ?), relate...

le 20 mars 2013

134 j'aime

15

Les Sentiers de la gloire
Alexis_Bourdesien
9

Lutte des classes et lutte des places

Dimanche au travail, dimanche sans visiteurs, dit donc dimanche de la critique. C’est Les Sentiers de la gloire qui passe cet après-midi au Scanner de Confucius, de manière désorganisée et rapide...

le 24 juin 2013

123 j'aime

17