Chanson douce
7.2
Chanson douce

livre de Leïla Slimani (2016)

Pourquoi ne pas avoir aimé un roman lu d'une traite ?

C’est à regret que j’ai lu d’une traite et passionnément le roman de Leïla Slimani , prix Goncourt 2016 . C’est un goût amer que me laisse la lecture de ce roman, si bien écrit et racontant une histoire si plausible, si convaincante que la radiographie précise que cette histoire présente de la société d’aujourd’hui me met extrêmement mal à l’aise : c’est donc par un meurtre et par une action d’une violence extrême que se conclurait la rencontre quotidienne des laissés pour compte ( Louise) et des nantis ou plutôt des semi-nantis ( les Massés), non seulement la rencontre mais l’interpénétration de leur monde respectif – de cela témoigne les vacances « communes » sur une île grecque- au cours des mois qui lient le couple à leur nounou , chargée de la garde des enfants tout petits de Myriam et Paul . Ceux-ci veulent monter dans la société, ils veulent réussir dans leur profession – ils sont à un tournant, au moment où un surcroît de travail leur fera bientôt faire un saut qualitatif inappréciable qui les propulsera hors de la classe moyenne, vers la classe supérieure . C’est pour dans deux, six mois mais c’est certain . Adieu au petit appartement parisien étriqué et aux vacances sur une île grecque se substituera, qui sait ? une croisière, bénéfice des sacrifices consentis .
De bénéfice, pour Louise qui travaille dur de son côté aussi mais à des tâches subalternes , il n’est pas question ! Car l’engrenage de la dégringolade vers l’extrême pauvreté est entamée avant même qu’elle-même n’en prenne pleinement conscience lorsque le contenu des lettres du Trésor Public jamais ouvertes réclamant le paiement de la dette de l’époux dont elle est veuve et annonçant les saisies sur salaire est porté à la connaissance de Myriam et Paul, interloqués . Nous comprenons que Louise ne pourra pas s’en sortir, qu’il faudrait un miracle …Or Louise n’offre aucune prise à une démarche solidaire – il faudrait que les Massé se transforment avec passion en Bon Samaritain, mais cette charité n’est pas dans leurs moeurs ; d’autant que Louise se mure dans le silence : la parole à ce moment-là serait tellement salutaire, pense le lecteur ! Cela dépend : pour le laissé- pour- compte, quelle phrase d’explication, quelle demande habilement formulée pourrait bien freiner la chute ? Louise instinctivement n’y croit pas : elle n’a pas appris le pouvoir de la parole ( elle n’a pas appris non plus à nager) ; elle ne se reconnaît dans aucune des stratégies payantes de ceux qui ont appris tôt ou tard les moyens de faire face ; Louise ne comprend même pas les termes utilisés par l’administration des impôts ; elle subit les dettes de son mari comme, de son vivant, elle subissait sa goujaterie, son mépris, ses colères .
En conclusion du chapitre, la narratrice constate que Louise voudrait se blottir au sein de la famille Massé, dormir au plus près de leur humanité, et ne plus avoir à retourner vers sa solitude glaciale . Mais c’est précisément cela qui est impossible car l’individualisme est une donnée irréductible, fondatrice, de nos sociétés , une des cartes d’un jeu qui, depuis 1968 et le mouvement hippie, n’a plus jamais été rebattu . Voilà pourquoi une nounou ne dormira jamais, sinon par stricte obligation, dans la proximité fraternelle de ses employeurs , pourquoi ceux-ci jamais n’auront d’elle un souci qui les fera percer l’énigme de sa passivité, de sa déréliction …Quand ils pourraient faire sa connaissance dans son espace à elle, la romancière la leur fait voir furtivement à travers les vitres de la voiture où, par des détours en banlieue , ils cherchent à regagner Paris.
Louise est par essence une nounou, une femme qui aime les enfants dont elle s’occupe au point de ne plus considérer sa garde aimante comme une activité professionnelle susceptible de connaître un terme ou des limites. Lorsqu’elle comprend intuitivement qu’il n’y a plus d’avenir chez les Massés, que cette conscience la fait progressivement quitter sa rigueur et délaisser les petits – ceux-ci deviennent vite insupportables et Mila – celle qui est capable de mordre - verse dans une indiscipline qui renforce le retrait de Louise . L’abandon symbolique qu’on voit dans son attitude précède de quelques jours le meurtre des enfants . Se détachant d’eux puisqu’elle ne les gardera plus, elle rend possible la violence impensable contre la vie des petits qu’elle aimait ; elle sacrifie deux enfants puis tente, en retournant le poignard contre elle, de supprimer le dernier « petit », elle-même . Par ce triple meurtre, elle aurait ainsi supprimé la séparation insupportable, l’origine du mal, elle qui dans sa fonction de garde d’enfants était destinée à habiter ad aeternam ( elle n’espère plus qu’une chose : que le couple aura un nouvel enfant) le monde de l’innocence d’avant la concrétion sociale, d’avant le durcissement des membranes qui nous enferment dans nos cellules sociales et nous rendent imperméables à la détresse d’autrui . Elle voulait servir – l’argent gagné ne l’aurait jamais sortie de la mouise ! – elle voulait se vouer à la cause de l’innocence non pas pour avoir un statut mais pour s’oublier dans cette abnégation de tous les instants et vivre loin d’elle et de son échec social sans recours . Seulement , au XXI ème siècle on n’ose plus renvoyer la bonne d’un coup comme au XIX ème, on la renvoie « à petits feux », d’autant plus cruellement qu’on lui cache les raisons du rejet- les erreurs commises, la dépendance mal vécue après avoir été un sujet d’enthousiasme ! Myriam et Paul cependant ne sont pas des maîtres capricieux, ils réfléchissent à ce qu’ils ressentent, ils sont remplis d’hésitation mais rien n’y fait, à la p. 177 , la décision, Paul la dicte à Myriam qui en est profondément désemparée ( le masculin l’emporte néanmoins sur le féminin !) : « On attend l’été, on part en vacances et au retour nous lui ferons comprendre que nous n’avons plus vraiment besoin d’elle. » Le sort de Louise, une fois de plus, en est jeté ; les cols Claudine, détail vestimentaire si bien trouvé, sorte de bouée de sauvetage passée au cou de la jeune femme frêle et blonde ( regardez combien l’émigrée Maffa s’en sort mieux …) n’auront pas suffi à la sauver de la disgrâce sociale , de la malédiction, de la spirale de l’échec .
La lecture de ce roman brise chez le lecteur l’élan compassionnel, celui qu’il ressentait pour Félicitée en lisant Flaubert ; la romancière lui fait dévaler un torrent sans lui tendre aucune branche : elle sait que le courant mène aux grandes chutes de la perdition . Perdus les enfants, perdue la nounou, perdus la mère et perdu le père dont on n’apprend pas la réaction- je suppose qu’il se jugera éternellement coupable de n’avoir pas renvoyé Louise avant la catastrophe - Le lecteur est entraîné à leur suite dans l’atroce dévalement …il a le cœur brisé et il se sent en lui-même coupable car ce que fait voir cette fiction tétanisante, c’est la responsabilité de chacun des nantis ( en gros chaque lecteur de Leila Slimani en attendant que ce livre soit diffusé très largement par l’école par ex. ) de l’état du monde aujourd’hui . Or la fascination que nous éprouvons à lire jusqu’au bout ce livre, est aussi le reflet de notre passivité : l’auteure ne nous aide pas à en sortir car les plombs de la fatalité sociale scellent le récit ; ni Stéphanie, ni Maffa, ni l’amoureux occasionnel de Louise, ni les enfants avec leur charme si prégnant, rien ni personne n’est en mesure de récupérer Louise avant le basculement vers le geste fatal . Ainsi la violence est entièrement victorieuse et le livre fini, nous restons avec notre désespoir et une peur que ce livre fait naître . Une peur mauvaise, impuissante !

in-excelsis
8
Écrit par

Créée

le 25 août 2017

Critique lue 615 fois

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