Civilizations
6.3
Civilizations

livre de Laurent Binet (2019)

Uchronie d'une uchronie - et si ce roman avait été différent ?

Civilizations nous raconte ce qu'aurait pu être l'histoire si les Amérindiens avaient découvert l'Europe et non l'inverse. Le livre s'organise en quatre parties dans lesquelles Laurent Binet, auteur de HHhH et de l'excellent La septième fonction du langage, imite le style de divers genres de littérature ancienne (saga, journal de bord, chronique, roman ancien). La plus longue de ces parties est une sorte de chronique historique à l'image de celles du XVIème siècle, écrite du point de vue des Incas.


On y découvre avec plaisir les grands noms de l'Europe du XVIème siècle, Charles Quint, Luther, Érasme etc. Laurent Binet s'est manifestement bien documenté, son récit est détaillé et fait preuve d'un soucis de vraisemblance. Il contient malheureusement également quelques erreurs historiques, assez étonnantes compte tenu de l'important travail de documentation qu'a dû mener l'auteur.


Mais le soucis n'est pas là. Civilizations est réellement une bonne uchronie, mais un roman qui laisse sur sa faim. La majeure partie du récit prend la forme d'une chronique historique au style plutôt sec. Tout comme les chroniqueurs de l'époque, le narrateur s'intéresse avant tout aux grands événements historiques de son temps, les guerres, les mariages, les assassinats etc. En imitant de trop près le genre de la chronique historique Laurent Binet ne nous donne pas l'occasion de véritablement nous plonger dans le monde qu'il a inventé. On n'y aperçoit le monde qu'en surface, en suivant le déroulement de l'histoire politique et militaire.


L'auteur parait très attaché à démontrer que ce récit est plausible, et de montrer qu'en effet les Incas auraient pu envahir l'Europe. Mais cela, en tant que lecteurs, nous étions déjà disposé à le croire de toute façon, que ce soit réaliste ou non, en utilisant notre bonne vieille suspension volontaire d'incrédulité. Ce qu'on attend d'une uchronie n'est pas tant une réponse à la question "est-ce que cela aurait pu se passer ?" qu'à la question "comment cela se serait passé ?"
Il aurait été intéressant de nous montrer ce monde alternatif de manière plus vivante, de l'intérieur. Un beau sujet, bien développé par exemple dans la controverse de Valladolid est celui des conceptions différentes de l'art ou de l'humour chez les Européens et chez les peuples précolombiens. Il aurait été intéressant de se pencher sur ces questions en inversant les rôles du vainqueur et du vaincu. Une bonne idée du roman est par exemple celui des


"95 thèses du soleil" faisant suite aux "95 thèses de Luther", mais avions nous vraiment besoin de lire les 95 thèses du soleil ? Il aurait été plus intéressant d'entendre une discussion suscitée par quelques unes de ces thèses, laissant à notre imagination le contenu des autres.


La chronique historique qui compose la plus grande partie de l'ouvrage aurait constitué une excellente toile de fond pour développer un récit plus intime dans lequel on se serait attaché à des personnages vivant les grands événements de cette chronique. Certaines critiques que j'ai pu lire comparent négativement l'oeuvre au maître du haut château, la comparaison est pertinente. L'effet est en effet bien plus puissant dans le roman de K. Dick. Le lecteur y est plongé au cœur d'une histoire alternative sans qu'on ait vraiment besoin de savoir pourquoi ce monde existe plutôt que le nôtre.


Binet a peut être tenu à respecter les codes de la chronique historique par soucis de réalisme. Mais dans un monde où les Incas dominent l'Europe, il était peut-être possible de se laisser aller à ce type d'anachronisme. L'exemple du Nom de la rose montre bien comment le style propre à la chronique ancienne peut être mis au service d'un type de récit tout a fait différent de celui de l'histoire politique. Chez Eco le style de la chronique sert un récit policier, et cela fonctionne très bien, pourvu que l'auteur s'y tienne. A l'inverse Binet ne s'écarte quasi jamais du récit historique mais adopte occasionnellement une narration plus moderne, proche du roman. L'effet produit est celui d'un récit hybride, mi chronique, mi roman, ne rendant vraiment justice ni à l'un ni à l'autre.


La dernière partie du livre est en revanche très réussie, cette fois l'auteur y utilise le style des romans des XVIème et XVIIème siècles, qu'il maîtrise très bien et qui lui permettent d'adopter des points de vue plus intéressants que dans sa chronique. Dommage que cette partie n'ai pas constitué une part plus importante du livre.

Orphu
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le 22 sept. 2019

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