"L’art brillant du loupé" ou "Les errances de Dimitri"

En France, ne serait-on pas spécialement doués pour « passer à côté » des choses les plus importantes ? Comédies françaises, le nouveau roman magistral d’Eric Reinhardt, porte sur ce moment crucial où tout semble basculer du mauvais côté, parce qu’à un moment, on fait un mauvais choix, aussi bien sur le plan politique, esthétique, que sur le plan sentimental.


Laissez-vous happer par l’épaisseur romanesque de ce roman, vous plongerez dedans, il y a bien UNE histoire, celle du héros, Dimitri, 27 ans, mais tellement d’autres aussi, liées entre elles. Dimitri, c’est une sorte d’obsédé du coup de foudre et de la rencontre amoureuse, et cette quête est un moteur qui fait avaler les pages au lecteur ; on lit aussi pour suivre ce fil, de façon naturelle, et en même temps on a peur des clichés : on se dit « oh non, il ne va pas nous faire le coup de la rencontre fatale, à la André Breton, dès le premier chapitre à Madrid avec ce personnage dans lequel même Beigbeder se reconnaît, qui va dans un restau branché… »: et pan, non, sur le bec ! Les choses ne se passent pas comme il le veut : une sorte de mécanique déceptive se met en route, qui tient le lecteur en haleine et qui n’entame pas pourtant pas l’espoir dans la quête amoureuse du héros - comme nous tous, Dimitri a ses attentes magiques par rapport à la réalité, on a besoin de rêver sa vie, de la rendre romanesque, quand bien même elle nous déçoit. Nous avons beau nous dire que nous faisons des choix conscients, que le hasard existe, mais si nous croyons rencontrer plusieurs fois la même personne, voilà que malgré toute notre rationalité, nous y voyons un signe ! Ce livre porte aussi sur ce besoin de magie et d’irrationnel, essentiel, qui peut aller jusqu’à des formes de ridicule, mais est-ce si ridicule ? – ( et on retrouve d’une certaine manière ce besoin d’irrationnel dans la vie d’Ambroise Roux, ce patron des télécommunications sur lequel enquête Dimitri aussi.)


Car Dimitri est un jeune journaliste qui veut écrire un livre, et c’est ainsi qu’il enquête sur Louis Pouzin, un inventeur d’Internet français bien réel, encore vivant, et complètement ignoré de l’histoire française, parce que Giscard, influencé par le très puissant PDG Ambroise Roux, a préféré miser sur le Minitel. On espère que ce livre réparera cette grande injustice ! J’ai aimé la générosité de ce livre, et ce qui me plaît, c’est son aspect hétéroclite (le roman, en général, c’est sa nature, pour moi), sa grande liberté affirmée (et oui, avec le mot « bite » plein de fois, pourquoi pas), qui intègre l’onirisme, l’ambition de raconter aussi le monde actuel, l’histoire d’internet, avec son aspect documentaire intégré (et tellement moins rasoir que Bellanger), les références aux surréalistes et donc le côté manifeste esthétique aussi (whaouh la litanie des créateurs de spectacles). Et j’ai tellement ri avec la sexualité de Peggy Guggenheim, ou l’anti-cafards chez Maurice ou les lettres à Giscard… Le portrait d'Ambroise Roux, la satire de sa biographie officielle sont d'une férocité brillante ! C’est un livre à surprises, ce qui permet de ne jamais s’ennuyer. On aimerait que d’autres hommes se mettent à faire l’éloge de la pilosité des femmes, par exemple ! Quant au dénouement, il pourrait inscrire le roman dans la littérature fantastique.


Pour autant ce roman disparate est en profondeur très cohérent, parce que tout semble lié. J’ai d’ailleurs trouvé des correspondances subtiles entre cette histoire de communication par paquets de données dans Internet, qui choisissent leur direction pour arriver à leur but, et l’errance du personnage, par exemple dans Bordeaux : il s’agit en quelque sorte de la même histoire de choix libres de chemins, qui semble errante et arrive à sa destination. Il y a beaucoup de choses qui s’emboitent ainsi savamment, comme aussi l’histoire des tables tournantes, et de l’espèce de charlatan à la fin.


Encore une fois le livre fait système avec les autres romans d’Eric Reinhardt, on y retrouve par exemple le motif de la cantatrice, l’épisode onirique de l’appartement avec les femmes me fait beaucoup penser à une mini-histoire intégrée (dans quel roman déjà ? Cendrillon ?) avec une inconnue nocturne, une nuit passée chez elle, dans un grand appartement sombre, où il y avait un piano. Le personnage du père -je l’ai vraiment beaucoup aimé- avec son avion qui est comme un rêve d’envol pour se venger des humiliations de sa vie professionnelle, fait écho au père du Moral des ménages et en même temps il fait un peu penser au brocanteur de L’Amour et les forêts. On va retrouver également des principes fondamentaux pour le romancier autour de la rencontre amoureuse comme dans Cendrillon, l’importance des sensations, l’éloge de l’émerveillement.


Dimitri critique Ambroise Roux, sa misogynie, son art de la manipulation, mais en même temps, il éprouve une fascination très ambiguë pour lui, alors que dans ce roman, le vrai génie Louis Pouzin n’apparaît presque qu’en creux, comme s’il intéressait moins Dimitri -qui rate même sa première rencontre avec lui. Finalement, Dimitri lui-même ne se départit pas complètement de ce modèle de l’homme français séducteur intelligent et machiavélique qu’il critique si pertinemment, et je trouve aussi cette ambiguïté intéressante, il a d’ailleurs lui-même été lobbyiste, il est un peu superstitieux aussi finalement, et séducteur même s'il est féministe. Alors comment fait-on pour nous-mêmes nous arracher vraiment de ces modèles culturels nationaux qui nous imprègnent, alors même qu’on en est conscients ? Voilà ce que sont nos « comédies françaises ».

FrançoiseCahen
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le 19 août 2020

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