La jeune vie d'un jeune français, Dimitri, un peu intello, qui aimerait bien devenir un écrivain, que l'on surprend à Madrid, assis, solitaire, à la table d'un restaurant branché, levant quelquefois les yeux des Essais de Montaigne, son livre de chevet, sa seule compagnie, pour savoir s'il ne pourrait pas en crocheter une autre, avec de jolis seins et un peu de poil. Car Dimitri, comme tous les gens d'époque, est un original : il aime les filles poilues. Il s'amourache à un seul regard – le plus souvent le sien-, peut suivre une fille dans la rue durant des heures, saisi d'effroi à ce qu'elle puisse ne pas lui prêter attention ou, au contraire, qu'elle se sente espionnée, paniquant à l'idée de ne pouvoir lui adresser la parole et tout autant à celle de devoir le faire. Dimitri est sympa comme tout, vaguement agaçant : il aime le théâtre, trouve un stage à la mairie de Paris, fréquente alors vaguement quelques homosexuels, pour ne pas déroger trop, décroche un CDI dans un cabinet de lobbying à la stupéfaction de son entourage, s'amuse qu'un oligarque russe veuille acheter la Tour Eiffel et que son patron ne lui dise pas d'emblée que cela est impossible, et croit apercevoir partout le visage de la fille entrevue à Madrid, alors qu'il souffre de prosopagnosie qui est précisément le trouble de qui ne reconnaît pas les visages, ce qui offre quelques scènes cocasses.


Eric Reinhardt n'a pas son pareil pour faire de la littérature des travers d'époque. C'est enlevé, amusant, intelligent. Quelques pages sur la poésie des connexions, les vraies, celles qui se nouent d'un regard, dans la rue, le métro ou un couloir d'hôpital, et qui n'existent pratiquement plus, chacun étant désormais absorbé par les écrans portables, sont merveilleuses. A moins, s'interroge toutefois le père de Dimitri, qui se confie à son fils, que ce ne soit dû à l'âge : « La poésie de la vie, et le prix déraisonnable que l'on accorde aux regards que peuvent poser sur soi les femmes, des inconnues. Juste ça. Sentir qu'on existe pour elles. Et figure-toi qu'à partir de cinquante ans, cinquante-quatre ans, par là, tout a changé. Ma vie est devenue désertique. Le sortilège s'est dissipé ».


Jusqu'ici tout va bien.


Dimitri, devenu journaliste à l'AFP et qui s'y ennuie, a deux idées de livres : le premier sur la rencontre entre Marx Ernst, le peintre surréaliste, et Jackson Pollock ; l'influence des artistes européens- et essentiellement français-, exilés à New-York à compter des années 40, sur la nouvelle génération des artistes américains ; le passage de Paris capitale des arts aux Etats-Unis au tournant des années 50 : le dripping, l'Action painting, l'expressionnisme abstrait. Le second livre porte sur le sort fait en France à la découverte par un ingénieur bien de chez nous, Louis Pouzin, d'une technologie de communication en réseau par paquets, dits datagrammes, qui passe pour être l'ancêtre d'Internet.


Le problème, c'est que ces deux livres, Eric Reinhardt va nous les offrir dans le sien, comme on accommode les restes d'un pot-au-feu quand on ne veut pas jeter.


Or, si le basculement artistique de l'Europe vers les USA est très intéressant à lire, parfaitement mené avec des portraits qui sont encore ceux d'un écrivain – brossés, goûteux : l'arrogance d'André Breton, Peggy Guggenheim croqueuse d'hommes-, le deuxième thème sur la supposée naissance d'Internet en France n'est plus d'un écrivain. Ce pourrait être du bon journalisme, ce qui ne serait déjà plus de la littérature, mais c'est, en réalité, du néo-complotisme un peu naïf.


Le ton est, en effet, à l'indignation et au scandale : Internet aurait pu être Français ! Et à la dénonciation d'une corruption : ce serait Giscard, plus ou moins manœuvré, sinon acheté, par Ambroise Roux, un très grand patron de l'époque, qui aurait supprimé le centre de calcul où oeuvrait notre Louis Pouzin. Internet français, nous suggère l'auteur, vous imaginez ce que cela aurait pu nous rapporter si les grands capitaines d'industrie avaient eu plus de discernement ou de considération pour l'intérêt général ?


On a envie de dire à notre auteur que le Web a été inventé en Suisse et que les GAFAM n'ont pas pour autant leur siège social à Genève ou Zurich. Que les travaux de Pouzin, qui n'a pas inventé Internet mais a eu, pré-historiquement, la prescience d'un protocole en réseau susceptible de concurrencer les communications téléphoniques classiques, n'étaient nullement protégés par un brevet : il travaillait avec un américain à ses côtés. Que de part et d'autre de l'Atlantique, des savants cherchaient la même chose en pleine coopération, de sorte que celui qui trouvait les tuyaux n'était pas nécessairement le bénéficiaire du pactole. Que l'invention d'une technologie ne dicte pas nécessairement la nationalité de ceux qui vont en deviner et développer les usages possibles, investir, prendre des risques. Et que s'il est dommage que la France se soit à l'époque désengagée d'une coopération européenne en informatique, la raison d'une telle stratégie ne tenait pas nécessairement à des considérations liées au financement de la campagne de Giscard mais à l'excellence française en matière de télécoms que la France n'a pas, alors, souhaité partager ni mêler de trop près aux recherches informatiques qu'au fond, nos ingénieurs français, majoritairement et pour les plus prestigieux d'entre eux, méprisaient un peu. Nous pouvons désormais dire : sans doute à tort. Mais les anachronismes, il est vrai affectionnés par l'époque, sont une falsification de l'histoire et une altération du jugement.


Alors, bien sûr, le portait d'Ambroise Roux est saisissant et quelque fois très drôle. Mais ce deuxième livre, artificiellement greffé sur le premier, gilet-jaunit le tout, entre foi infinie pour le témoignage des acteurs de l'époque – les informaticiens du fameux Centre de calcul que l'auteur a interrogés-, et fabrication d'un scandale d'Etat à partir d'un sentiment subjectif de déception, celle-ci serait-elle sincère.


Le roman verse alors dans le fossé, comme la voiture de Dimitri qui,venant d'interroger les héritiers d'Ambroise Roux, dérape sur la route. Dimitri meurt dès les premières pages du roman. Une enquête est ouverte : on ne sait jamais, si c'était un crime ? L'énormité de l'accusation fait désormais la vérité du fait !


« Comédies françaises » porte bien son nom : cela commençait comme un (bon) roman ; hélas, en cours de route, l'auteur a préféré endosser la tenue d'un fabricant d'indignation factice, d'un faux-découvreur de cadavres dans le placard, d'un vain lanceur d'alerte rétrospectif. A lire, tout de même, tant le naufrage, sous la force des émois contemporains, est impressionnant.

JoëlBoyer
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le 17 sept. 2020

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Joël Boyer

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