Après avoir refermé le livre, de suite je ressentais le besoin de le rouvrir, et de retrouver certains passages pour vraiment croire à ce que j'avais eu sous les yeux : certainement le meilleur manuel de théorie politique de l'après-guerre. Je ne peux pas en être certain puisque je suis loin d'avoir tout lu, mais en ce qui me concerne, suite à la lecture de cette oeuvre, je me disais que tous les étudiants en première année devraient en avoir connaissance, pour avoir les idées plus claires sur la profondeur des enjeux politiques contemporains.


C'est d'autant plus triste que les conclusions d'Hannah Arendt sur le fonctionnement du système politique n'ont pas amené à le remettre en cause, comme l'avait tenté le marxisme-léninisme auparavant. L'empire de la nécessité a finalement imposé sa cadence, ses outils et sa souveraineté sur le monde. L'espace public a été envahi par les intérêts particuliers et la prolétarisation généralisée menace d'inaction ce qu'il reste de corps politique, et de mener à la perte l'humanité qui est prise dans ses filets.


Un certain nombre de scientifiques, notamment de philosophes, ont cherché à continuer les pistes avancées par Hannah Arendt - Foucault, Agamben, Habermas, et bien d'autres, mais peu de pratiques institutionnelles ont été développées à partir de ces oeuvres. Et pour cause, l'ironie est que The human condition a été publié à une époque de l'après-guerre où se réalisait ce qu'elle critiquait : le marxisme flamboyant servait de support à l'invasion du public par les acteurs privés et allait effectivement conduire à la disparition de l'action politique, ouvrant les portes à toutes sortes de réactions totalitaires et fondamentalement meurtrières. Paradoxalement, elle est en accord sur ce point avec Friedrich Hayek, autre exilé politique, qui faisait du socialisme le précurseur du nazisme et défendait un nouveau libéralisme avec le moins de contraintes administratives possibles. Donc, sachant que l'un et l'autre sont inscrits dans deux courants de pensée différents, cet argument est à prendre au sérieux mais en revanche en ce qui concerne le libéralisme, Arendt est beaucoup moins optimiste et reprend tout simplement une perspective historique en reliant la genèse de la modernité aux troubles politiques du XXème siècle.


Voilà pourquoi cette oeuvre est si importante, notamment pour les gens de gauche qui veulent repenser de nouveaux fondements de la politique, et aussi pour la droite qui peut se contenter du pragmatisme. Arendt n'apporte pas beaucoup de réponses et son ouvrage finit par le triomphe de l'animal laborans, où l'action politique est réduite à la cadence d'une chaîne mécanique, finissant par détruire la vie elle-même. Mais l'essentiel se trouve ailleurs, comme bien souvent chez les philosophes, dans la méthode d'analyse des phénomènes, d'une part, et dans une articulation entre les fonctions socio-politiques qui élève l'action politique au-dessus des contingences de la nécessité et détache l'homme de sa condition animale, lui permettant enfin d'accéder à l'immortalité et d'accepter le monde tel qu'il est.

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le 4 avr. 2015

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