Confession d'un masque est le premier grand roman de Yukio Mishima, publié aux lendemains de la guerre en 1949 alors qu'il n'a encore que vingt-quatre ans. Dans ce court roman, reprenant beaucoup à sa vie mais bénéficiant par contre d'une composition très contrôlée, Mishima met en scène la lente acceptation de son « anormalité » par un narrateur homosexuel incapable de trouver sa place dans les structures attendues de la société japonaise traditionnelle.


Bien que très amateur de l’œuvre du Japonais, j'ai longtemps rechigné à attaquer sa fameuse Confession, échaudé que j'étais par l'étiquette « autobiographique » qui est la plus propice à me faire rejeter un bouquin avant même de l'ouvrir. C'était une erreur, car toute référentielle que puisse être une œuvre parlant manifestement de Mishima, c'est bien dès le titre de la confession d'une persona qu'il s'agit et la construction du roman est artificiellement conçue pour nous faire ressentir une expérience de cas bien plus que pour servir de support à la livraison de souvenirs plus ou moins saisis par l'auto-analyse.


En effet, Confession d'un masque est un roman composé d'une suite de motifs éculés de la littérature amoureuse qui sont intelligemment tordus par l'auteur pour nous faire comprendre directement, par ce décalage, ce que cela peut faire d'incarner l'autre dans une société aux règles bornées. Le roman d'amour constitue ainsi métaphoriquement un exemple de société bien réglée, et la manière dont le narrateur est incapable, en tant que héros de papier, de s'y conformer correctement devient un symbole de l'exclusion provoquée par ses préférences sexuelles : la scène de découverte de l'amour par l'épisode signifiant de l'intimité infantile est à peu près respectée dans sa structure, à cela près qu'elle porte sur un petit camarade et non pas sur une fille ; la scène de fascination par l'inconnue dans les transports publics est complètement subvertie quand le narrateur est parasité par l'image concurrente d'un chauffeur en uniforme seyant ; le désespoir amoureux est causé non par l'absence de réciprocité dans le sentiment mais bien par la présence partagée du sentiment ; la scène castratrice du bordel est, contre la tradition, accomplie jusqu'au bout et dans le même temps évidée de toute puissance érotique ; le triangle amoureux avec la femme, le mari et l'amant est détruit par l'impossibilité fondamentale du narrateur à assumer ce rôle ; la scène d'abandon, qui semble de prime abord mieux s'engager, est presque cruellement ruinée lorsque la femme est totalement oubliée au profit de la description d'un torse poilu. Toutes les scènes charnières du roman fonctionnent sur ce même principe de démythification du motif.


Confession d'un masque a, par là, la qualité rarissime de devenir excellent précisément par là où d'ordinaire pèchent les écrits des jeunes écrivains passionnés de littérature (ce n'est plus un pléonasme) : c'est dans un système référentiel critique qu'il construit sa singularité propre. En identifiant ces différents motifs et en appréciant l'acidité de leur relecture, on goûte beaucoup mieux au drame déchirant de la souffrance d'un narrateur totalement incapable de remplir la tâche qu'on attend constamment de lui. Les quelques pages consacrées à une décortication plus directe des sentiments de Kochan, en discours internalisé, fonctionnent d'ailleurs beaucoup moins bien que ces anti-scènes de romance.


Dans cette perspective, il est important de noter que c'est précisément dans une conception assez ancienne de l'homosexualité comme « inversion », presque biologique, que se place le narrateur de Mishima dans le roman pour évoquer ses travers. On comprend donc qu'astucieusement, au renversement du caractère de son personnage correspond un retournement des scènes attendus, dans un effet-roman ultra efficace puisque la composition épouse exactement l'effet recherché quant au sujet traité. Au niveau de l'intelligence de la construction, c'est bétonné.


Confession d'un masque est également un roman très intéressant dans la manière qu'il a de saisir l'esprit du temps à Tokyo et ses environs durant la fin de la seconde guerre mondiale. Mishima dépeint avec une froideur parfois anxiogène le climat du Japon sous les bombes, où les habitants semblent tirer un confort presque malsain de l'éventualité constante de leur mort soudaine. Le héros, prenant conscience de son incapacité à désirer sexuellement une femme qu'il aime, montre ainsi souvent le désir de mourir brutalement pour échapper à ses tergiversations, mais ce sentiment le déborde pour contaminer toute une société obsédée par sa propre recherche de l'anéantissement, dans une peinture assez saisissante d'un fanatisme sociétal pour le suicide généralisé.


Pour le reste, on retrouve déjà le sens inné de la métaphore naturelle chez Mishima qui permet de rendre la prose très poétique. Si le niveau des images n'atteint pas, encore, le degré de perfection dans la concision coloré qu'il montrera dans les recueils de nouvelles plus tard, les stylèmes de l'auteur sont déjà en place pour le plus grand plaisir du lecteur. Comme défauts, le roman est, à mon goût, assez lent au démarrage – la période d'enfance étant moins propice à illustrer la force de la frustration physique – et, comme j'ai pu le signaler auparavant, parfois maladroit dans ses scènes d'introspection les plus évidées.


De maigres imperfections au regard de la qualité de son projet.

S_Gauthier
9
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le 14 déc. 2020

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S_Gauthier

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