Une reine condamne à mort son amant sur la foi d’un rêve, une salle de café prend des allures de morgue et inversement, un aristocrate brave la mort au point de serrer la main d’un lépreux, l’oaristys de deux jeunes amoureux est contaminée par l’intérêt bien compris… : bienvenue dans les commodément nommés Contes cruels. À priori, peu de liens entre tous ces textes publiés en journaux entre 1867 et 1882, qui couvrent une période allant de l’Antiquité au futur proche – le futur proche du dernier tiers du XIXe siècle s’entend – et vont de la nouvelle à l’anecdote historique en passant par le poème en prose, la réclame publicitaire étoffée, la suite de quatrains en vers et le dialogue pseudo-lyrique. Mais il y a un pivot, un point commun à tous ces judicieusement nommés Contes cruels : la haine.
Cette haine est dirigée : contre tous les ennemis de l’âme – au premier rang desquels, naturellement, les bourgeois. Évidemment pas les bourgeois au sens socio-économique, dans la mesure où Villiers ne se préoccupe pas d’économie, mais au sens moral : « de joyeux vivants, ronds en affaires. Mais sur le chapitre de l’honnêteté, halte-là ! par exemple : intègres à faire pendre un enfant pour une pomme » (p. 676, dans « Les Brigands »), incapables d’adopter d’autres critères que celui de l’argent (cf. « Le Plus Beau Dîner du monde »), médiocres et fiers de leur médiocrité (« Deux augures »), dépourvus dès leur jeune âge de la moindre émotion pure (« Virginie et Paul »). Leur devise : « Du calme ! – Du calme. – Du calme. » (p. 671, dans « L’Appareil pour l’analyse chimique du dernier soupir »). Cette figure de bourgeois-là est l’issue de tous les procès en philistinisme et en haine de la vie intentés par les deux ou trois générations précédentes (mettons pour faire court par les romantiques), appliquée à une époque où la Révolution industrielle est déjà bien avancée sur la voie de son succès.
(La misogynie aurait pu constituer un autre point commun, certes moins contrôlé par l’auteur – où l’on retrouve l’éternel débat entre ce que l’auteur veut dire et ce que les textes disent… Mais quelques-uns de ces textes ne comportent pas de figure féminine, et d’autres ne ménagent pas plus les hommes que les femmes. Voir « L’Inconnue », par exemple, que je tiens pour un des cinq meilleurs récits courts qu’il m’ait été donné de lire.)
Donc, Villiers de l’Isle-Adam, quoique aristocrate en l’occurrence déchu, ne met pas l’aristocratie de la naissance au-dessus de celle de l’âme. D’où, sautant aux yeux dans la Révolte mais récurrent dans son œuvre, son rejet de tout ce qui est pratique, positif, apparenté au bon sens et finalement au mercantilisme (c’est-à-dire l’application de principes économiques à ce qui n’est pas l’économie). Je laisse le lecteur juger du caractère actuel, voire inactuel, de ces contes… Quant au parallèle avec l’ami Léon Bloy, autre éternel fauché, il est évident, malgré leurs vingt ou trente années d’écart et l’origine roturière de celui-ci : la figure du bourgeois vue par l’auteur de Tribulat Bonhomet est aussi abjecte – mais médiocre dans l’abjection ! – que celle mise en scène par, mettons, l’Exégèse des lieux communs.
Cependant les Contes cruels ne sont pas qu’une série de réquisitoires contre l’esprit du temps : si tel était le cas, on n’obtiendrait dans le pire des cas une suite de textes sans grande portée littéraire, et dans le meilleur quelque chose comme les Histoires désobligeantes (de Bloy, précisément), qui, pour violentes, réussies et judicieusement intitulées qu’elles soient, montrent les limites de ce que produit la colère en lutte avec l’humour noir.
C’est que le recueil est traversé par l’idéal. Dire de deux amants « Ils épuisèrent la violence des désirs, les frémissements et les tendresses éperdues. Ils devinrent le battement de l’être l’un de l’autre » (p. 555, dans « Véra ») ; faire dire à un narrateur « Quant à moi (s’il est nécessaire de parler de ce convive), je portais aussi un masque ; moins apparent, voilà tout. / Comme au spectacle, en une stalle centrale, on assiste, pour ne pas déranger ses voisins, – par courtoisie, en un mot, – à quelque drame écrit dans un style fatigant et dont le sujet vous déplaît, ainsi je vivais par politesse » (p. 616, dans « Le Plus Beau Dîner du monde ») ; donner in extremis une grandeur d’âme à cet « histrion » sans rôle et par ailleurs pathétique en le faisant « expir[er], déclamant toujours, en sa vaine emphase, son grand souhait de voir des spectres… – sans comprendre qu’il était, lui-même, ce qu’il cherchait » (p. 665, dans « Le Désir d’être un homme ») ; ou même parler de cette « façon » qu’ont femmes « de prononcer le mot rêve et le mot poète qui serait à mourir de rire si on en avait le temps » (p. 627-268, dans « Maryelle »), – faire tout cela, c’est ne pas se contenter d’être cruel.


P.S. – Ma digression sur la misogynie des Contes cruels prenait des proportions qui ne convenaient plus à une digression, et anticipait sur les analyses que j’ai proposées par la suite. Les Contes cruels, disais-je, sont misogynes quand il est question de femmes, comme leur auteur, comme l’époque tenait pour naturelle une forme paternaliste et condescendante de misogynie – mais aussi de racisme et de charité. (En gros, dans la mentalité dominante à la fin du XIXe siècle, la femme – mais aussi le nègre et le pauvre – sont des sortes d’enfants à protéger – c’est-à-dire à exclure – d’un monde où les choses sérieuses, la paresse et les tentations les menacent.) Je ne dis pas cela pour exonérer Villiers. Mais sa misogynie se double d’une fascination.
J’y arrive. Dans le conte intitulé « L’Inconnue » (titre à double fond), un jeune aristocrate de province (du nom de Félicien de La Vierge !) tombe au premier regard amoureux fou d’une femme entrevue à l’opéra. Ce sont incontestablement deux âmes sœurs, au sens fort de l’expression. Faisant fi de toute convenance, il la suit dans la rue, l’aborde, engage la conversation. (Remarque : dans une société où ce serait à la femme de se déclarer à l’homme, les rôles seraient inversés – impossible alors de parler d’une misogynie propre à Villiers.) Le contenu du dialogue est à peu près le suivant : 1. il l’aime, 2. elle le croit volontiers vu son comportement, 3. il lui déclare sa flamme, 4. leur amour est impossible, 5. est-elle mariée ?, 6. non, 7. mais alors ?, 8. alors elle est sourde.
Si elle lui a répondu, et plutôt spirituellement, c’était sans l’entendre : « ce que vous dites, vous le croyez personnel, mon ami ! Vous êtes sincère ; mais vos paroles ne sont nouvelles que pour vous. – Pour moi, vous récitez un dialogue dont j’ai appris, d’avance, toutes les réponses. Depuis des années, il est pour moi toujours le même » (p. 716). Incontestablement elle est sincère, et n’a rien d’une manipulatrice – exit le cliché misogyne de la femme trompeuse et perverse.
Mais on peut aussi considérer que si elle est sincère, c’est parce que le jeune homme est, comme elle, une âme d’exception, sans quoi elle l’aurait mené par le bout du nez : « L’illusion, je vous la donnerais, complète, exacte, ni plus ni moins qu’une autre femme, je vous assure ! Je serais même, incomparablement, plus réelle que la réalité » (p. 716, on appréciera le contenu des italiques…). En fait, la misogynie de Villiers épargne les femmes de haute et ancienne naissance : c’est ce qui sauve Tullia Fabriana dans Isis, c’est ce qui condamne Alicia Clary dans l’Ève future.
La suite de « L’Inconnue » propose une version transposée et modernisée du mythe de l’aveugle voyant : « La fatalité, d’abord si douloureuse, qui a frappé mon être matériel, est devenue pour moi l’affranchissement de bien des servitudes ! Elle m’a délivrée de cette surdité intellectuelle dont la plupart des autres femmes sont les victimes » (p. 717).
Mais ce qui fascine Villiers chez la femme et qui par conséquent suscite encore davantage l’ambiguïté – or je parle plus haut de balancement entre cruauté et idéal –, c’est ceci : « Vous prêtez aux femmes un secret, parce qu’elles ne s’expriment que par des actes. Fières, orgueilleuses de ce secret, qu’elles ignorent elles-mêmes, elles aiment à laisser croire qu’on peut les deviner. Et tout homme, flatté de se voir le divinateur attendu, malverse de sa vie pour épouser un sphinx de pierre. Et nul d’entre eux ne peut s’élever, d’avance jusqu’à cette réflexion qu’un secret, si terrible qu’il soit, s’il n’est jamais exprimé, est identique au néant » (p. 718). C’est ici la femme elle-même qui parle…
S’il y a un éternel féminin, il ne tient pas dans un mystère essentiel, mais bien dans quelque chose qui doit être « exprimé ».(L’expression éternel féminin est-elle misogyne ? Je crois que là encore tout dépend de quoi on parle, et un débat sur le féminisme nous emmènerait décidément trop loin.)
Ne reste plus à l’auteur qu’à conclure – et l’ambiguïté demeure, mêlée d’amertume : « Certes, il [Félicien] pouvait se vanter d’avoir rencontré, du premier coup, une femme sincère, – ayant, enfin, le courage de ses opinions » (p. 721).

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le 18 août 2018

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