Parlant breton aussi bien que français, l’homme de lettres et académicien Charles Le Goffic, né le 14 juillet 1863 et mort le 12 février 1932 à Lannion, dans les actuelles Côtes d’Armor, assemblait en 1928 une série de douze contes, sous le titre « Contes de l’Armor et de l’Argoat », donc du pays de la mer et du pays des bois.


Fervent régionaliste, il s’est déjà fait connaître par de nombreux écrits, romans, essais ou poèmes, parmi lesquels « Le Crucifié de Keraliès » (1892) ou encore « L’Ame bretonne » (1902-1922), en quatre volumes ! En dépit de ce qu’annonce le titre, ce n’est pas véritablement un rattachement à la mer ou aux bois qui organise ces contes, puisque tous, sauf « Trois vigiles des morts » et « Le Noël de Jean Gouin », s’inscrivent dans une Bretagne essentiellement intérieure, plutôt terrienne que marine. Bien que habilement entremêlés, trois types de récits s’offrent là.


Des contes issus du folklore breton, tel celui, « Les baliniers de Kerjean », qui ouvre le recueil : la fidélité d’une femme est mise à rude épreuve par la jalousie que suscite le spectacle d’un amour heureux... Le thème avait inspiré Émile Souvestre (1806-1854) pour son propre recueil, « Le Foyer breton » (1844) et plonge ses racines jusque dans l’Italie de Matteo Bandello (1480-1561) ; on ne s’étonne pas qu’il ait également parlé à Musset, dont il a nourri la courte pièce, « La Quenouille de Barberine » (1835). S’abreuvent aussi à cette veine irriguée d’imaginaire populaire les deux derniers contes du recueil, « La pennérez de Kerario », qui traite de la finesse et haute vertu d’une jeune « héritière », et
« Le voyage de Laouik », où se lit la force de la leçon chrétienne et sa profonde imprégnation en terre celte, éprise d’idéal et d’absolu.


Tirant parti de sa maîtrise du breton et de sa connaissance des êtres et des lieux, l’Académicien consacre à plusieurs figures de son pays natal six récits, qui vont de la chronique locale au témoignage ethnographique. Des personnalités singulières sont brossées, associées à une anecdote ou un destin, dans « L’aventure merveilleuse de Marc-Pierre Pencallet », ou comment un pauvre enfant en vint à passer la nuit de l’Epiphanie dans l’église de son village ; « M. le louvetier », ou le bon tour de M. Leblond, aussi fier louvetier qu’habile avocat ; « Marie-Reine », ou le triste destin d’une trop belle fille ; « Le jako de Zilis-Coz », sur les ailes duquel on s’envole vers l’Amérique du Nord, au temps où ces vastes terres devaient être défrichées par des hommes de main souvent enrôlés de force... C’est parfois un lieu qui a la vedette : dans « A la foire de Bré », on grimpe sur les flancs du Ménez-Bré, jusqu’à la mystérieuse chapelle Saint-Hervé, où l’on retrouve la foule bigarrée qu’une foire attire trois fois l’an à son entour, ainsi que la cohorte de légendes et de croyances qui ont crû à son contact. « Trois vigiles des morts » éparpille les lieux et les époques dans la vie du narrateur, qui se met personnellement en scène, dans son rôle d’écoute et de recueil. Deux points communs, toutefois, dans l’espace et le temps : ces trois récits, les plus explicitement ethnographiques du groupe, narrent des veillées proches de la Toussaint, qui toutes se sont tenues sur la rive nord de la Bretagne, au bord de cette Manche qui a rythmé de ses marées l’enfance de l’auteur. Chacun cisèle, avec un sens du portrait et de l’évocation infiniment subtil, l’importance de la mort dans ces contrées maritimes où la mer faisait les femmes si tôt veuves, et où les tombes étaient si souvent douloureusement vides que les os y étaient perçus comme une chance, presque une faveur, un don. Très précisément, l’auditeur devenu raconteur relate des rituels funèbres qui paraissent aussi inouïs et lointains que s’ils étaient prêtés à des peuplades inconnues, mais qui élargissent considérablement les différentes modalités envisageables dans le rapport de l’homme à la mort.


Ce lien à la réalité d’un territoire achève de s’affirmer lorsque cette réalité se fait historique, à travers la confrontation de la Bretagne aux guerres qui ont encadré l’entrée dans le XXème siècle : la guerre de 1870 et la Première Guerre Mondiale. Bien éloignés des contes - encore que ceux-ci emplissent toujours l’esprit plus ou moins passionné ou venteux des personnages évoqués -, surgissent ainsi trois récits, intenses et bouleversants. « Le biniou du mobilisé », encore ancré dans le XIXème, retrace la séparation, puis les retrouvailles terribles, d’un joueur de biniou avec son précieux instrument, lors de la dernière guerre napoléonienne. Le très touchant « Job-aux-cloches » retrace les péripéties d’un simple qui voulut guerroyer... Enfin, « Le Noël de Jean Gouin », plus bref, évoque la singulière façon dont le héros éponyme, vigie sur un torpilleur, fête Noël, par une nuit de guerre, en mer...


Douze récits qui font saillir différents visages de la Bretagne, mais des visages qui ont pour point commun une intensité, une pureté, une droiture... À l’image de son illustre aîné qu’il égale souvent, Anatole Le Braz (2 avril 1859 - 20 mars 1926), Charles Le Goffic excelle dans l’évocation de celles que Pierre Michon, plus d’un siècle après lui, nommera « Vies minuscules ». Des vies qui, chez les trois auteurs, paraissent immenses, à force d’humilité et, surtout, d’humanité déchirante.

AnneSchneider
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 9 avr. 2020

Critique lue 167 fois

12 j'aime

4 commentaires

Anne Schneider

Écrit par

Critique lue 167 fois

12
4

Du même critique

Petit Paysan
AnneSchneider
10

Un homme, ses bêtes et le mal

Le rêve inaugural dit tout, présentant le dormeur, Pierre (Swan Arlaud), s'éveillant dans le même espace, mi-étable, mi-chambre, que ses vaches, puis peinant à se frayer un passage entre leurs flancs...

le 17 août 2017

76 j'aime

33

Les Éblouis
AnneSchneider
8

La jeune fille et la secte

Sarah Suco est folle ! C’est du moins ce que l’on pourrait croire lorsque l’on voit la jeune femme débouler dans la salle, à la fin de la projection de son premier long-métrage, les lumières encore...

le 14 nov. 2019

73 j'aime

21

Ceux qui travaillent
AnneSchneider
8

Le travail, « aliénation » ou accomplissement ?

Marx a du moins gagné sur un point : toutes les foules, qu’elles se considèrent ou non comme marxistes, s’entendent à regarder le travail comme une « aliénation ». Les nazis ont achevé de favoriser...

le 26 août 2019

70 j'aime

3