Des anecdotes qui se perdent, des histoires drolatiques, de poignantes morales, une œuvre cohérente et inébranlable : Maupassant, qui capture l’essence d’une région comme le ferait un documentaliste, façonne un recueil de nouvelles (ou de contes si l’on se fie au titre) à l’impressionnante singularité et au mélange de genres éblouissant. Orfèvre de la langue, maître des prémisses, il infuse une grâce mélancolique à ses histoires, enrobe d’indicibles tristesses et de douces gaietés son splendide ouvrage. S’attelant à la fastidieuse tâche d’explorer les sentiments humains prépondérants au cours d’une vie, le sculpteur de phrases forme un étrange amalgame émotionnel où se trouvent réunis l’avarice (qui, en raison de son importance au sein des divers récits, apparaît comme la plus fondamentale des qualités humaines, signe du pessimisme du romancier), la cupidité, l’amour (conjugal et familial), la peur, le désespoir et la souffrance. Mettant en scène la cruauté de la vie et s’armant d’un antimilitarisme virulent, Les Contes de la bécasse s’offre au spectateur à la manière d’une pomme empoisonnée qui, sous ses airs appétissants et inoffensifs, dissimule son intrinsèque venin, sa noirceur et son âpreté.


Poursuivant le sillon entamé par les réalistes qui intégraient sans gêne à leurs textes des expressions tirées d’un vocabulaire familier, Maupassant, avec Les Contes de la bécasse, explore (bien plus amplement que Balzac ou d’autres avant lui) le domaine des traditions campagnardes et plonge, lui et sa plume polymorphe, au cœur du patois normand. Auscultant avec fascination les mœurs arriérées de la campagne, Maupassant, bien qu’il affecte un mépris impressionnant à l’égard des habitants de ces contrées (mépris qu’il entretient aussi envers les citadins), aborde (en premier lieu) la vie de campagne avec douceur et déférence, décrivant la touchante austérité des habitants, leur étrange mais admirable résilience et leur joie de vivre insensée et contagieuse. Ces brefs moments de poésie humaine qui ponctuent les nouvelles foncièrement sombres habillent l’ensemble d’un céleste éclat, moirant le pessimisme d’un baume melliflu. Puis il y a la langue. Entendre (ou plutôt lire) ce nouvelliste faire sonner cette poésie alambiquée, mettre de l’avant ce parler tortueux, braver les conventions littéraires et délier la pudeur stylistique des romans de l’époque relève du sublime : l’audace anticonformiste de l’œuvre est incandescente et brille plus ardemment qu’un réverbère.


La précise écriture qui fait loi au sein des textes de Maupassant acquiert ici, puisque l’ouvrage est tel un enchâssement de multiples récits, une liberté considérable, dantesque. Ainsi, chaque nouvelle histoire est synonyme de rupture stylistique avec la précédente. On passe alors d’une rédaction rigoureuse et quasi-mathématique à un style chantant, élégant et doté d’un éclat magique qui finalement aboutit, lorsque le conteur s’affranchit de toute contrainte, à un surréalisme littéraire, sorte d’envolée poétique qui n’a de cesse de s’élever. Envoûtant, son style protéiforme sonde et calque le propos une nouvelle à la fois et s’adapte en fonction de celle-ci, optant parfois pour l’exactitude et l’économie des mots et d’autres fois pour une extravagance manuscrite épatante qui restitue parfaitement des sentiments surnaturels et incontrôlables tels que la peur ou l’amour. Enfantant de grandioses images, Maupassant dévoile son écriture cabalistique (dans le bon sens du terme), tanguant d’un mode à l’autre mais toujours conservant une concision admirable; douce comme « le sourire d’une vieille » et cruelle comme « la plainte aigüe, déchirante, d’une bête blessée ».


Invariablement, on retrouve au sein de l’œuvre maupassienne des transports de joie exagérés, des sentiments d’une hardiesse ahurissante et d’extravagantes machinations, tentatives machiavéliques déraisonnables ou ambitions candides démesurées : un mélange qui le dissocie farouchement du naturalisme, courant refusant les excès de sentimentalité. Toutefois, à contrario des romantiques, les personnages qu’il crée, tout romanesques qu’ils soient, ne voient que rarement leurs envies concrétisées : ce refus total d’optimisme contribue à la crudité du livre, à son hyperréalisme. Avec une touchante sensibilité et un raisonnement logique génial, l’auteur normand se positionne des deux côtés de l’échiquier, comme atteint de schizophrénie lors de l’élaboration de l’œuvre, teintant son jugement de condescendance mais aussi d’admiration face aux émotions d’une trop grande beauté, tellement nobles qu’elles en deviennent excessivement pathétiques, et tellement pathétiques qu’elles en deviennent immensément nobles. Le paradoxe dressé est sublime et résume impeccablement sa pensée (qui se voit encore plus frontalement synthétisée dans cet extrait de l’œuvre : « Il n’y a pas d’hommes honnêtes; ou du moins ils ne le sont que relativement aux crapules. »)


À plusieurs égards, l’œuvre de Maupassant traite de la faillibilité humaine : que ce soit la frustration permanente des personnages (étant le résultat de leurs ambitions démesurées), les remords et les regrets qui toujours les tourmentent ou encore l’impossibilité d’entretenir des relations fonctionnelles, tout nous ramène à l’échec (la vie n’est qu’un grand et fastidieux échec nous dirait probablement celui qui se fit appeler Guy de Valmont en début de carrière). Se déployant en un nombre incalculable de variations, la troisième catégorie (le dysfonctionnement des relations) s’impose comme fondamentale dans l’étude sociologique que mène ici l’auteur. Réapparaissant à quelques reprises durant les récits des Contes de la bécasse, la déchirure des liens familiaux est la déclinaison qui, sans aucun doute, occupe la place capitale. Ces liens à la fois inextricables et autodestructeurs sont, pour l’écrivain, un véritable labyrinthe, une énigme irrésolvable, hautement paradoxale. L’occasion se présente alors de pointer du doigt l’absurdité de ces phénomènes, ce que fera le bonhomme, sans toutefois verser dans une jouissance malsaine qui satiriserait excessivement. Pour approfondir son étude, il expérimentera avec son sujet en le confrontant aux désirs pervers de l’être humain; ce faisant, il prouvera l’ascendant qu’ont les sentiments vils sur les (supposés) sentiments nobles. L’avidité et l’avarice sortiront donc victorieuses de l’affrontement. L’amour, quant à lui, sera escroqué, troqué contre quelques vulgaires francs : prostitué.


Le regard de Maupassant, bien que ne se focalisant pas sur l’écart des classes entretenu par la structure sociétale archaïque (cheval de bataille de son confrère Émile Zola), ne manque pas de percer de son œil aiguisé les déboires sociaux, le dialogue accidenté qui unit les différentes strates de l’échelle sociale. Pour mieux dénoncer, il expose froidement, sans artifice aucun, la brutalité extrême du mépris des classes élevées à l’égard de leurs inférieurs ainsi que leur perte de sens moral lorsqu’ils échangent avec de petites gens. L’occasion de multiplier les attaques envers une époque nageant dans ses contradictions octroie un motif à Maupassant qui, galvanisé par son processus de démantèlement sociétal, poursuit son hécatombe du côté religieux, lapidant avec allégresse les sacrosaints principes cléricaux. L’atomisation du christianisme dans son concept fondamental (accomplie en pervertissant la foi et les sentiments pieux) est pour le moins jouissive tant l’agressivité de la démarche est destructrice. Le tout, d’une virulence sans égale, se conjugue merveilleusement à l’humanité qui ressurgit lors de brèves occasions.


Du lyrisme majestueux dont il se dote au catapultage d’aphorismes savoureux qu’il effectue brillamment, Les Contes de la bécasse, œuvre par moments sulfureuse et à d’autres occasions plus superficielle (encore une fois, l’équilibre est primordial dans la réalisation), est, bien qu’elle n’aspire pas aux mêmes sommets littéraires que Bel-Ami, terrassante d’intelligence, mais surtout profondément humaine, alimentée de défauts comme de qualités qui révèlent un ensemble inégal reproduisant méthodiquement la maladresse existentielle de l’être humain. Parce que la vérité s’échappe de la structure narrative comme le dioxyde de carbone de nos poumons, c’est-à-dire avec une simplicité bouleversante, Les Contes de la bécasse s’inscrit comme l’une des créations les plus harmonieuses du génial auteur qu’est Guy de Maupassant.

mile-Frve
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le 16 juil. 2021

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Émile Frève

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