Il faudrait toujours avoir le réflexe de l'envers.
Une belle veste par exemple. Pour saisir la virtuosité du tailleur, on se doit de la retourner, d'en caresser la doublure, de deviner, juste par le toucher, l'agencement savant des renforts, la délicatesse de l'entoilage.
Sans ça on n'en sait rien, ou pas grand chose.

Eh bien la littérature est une couture, et une architecture.
Les journaux, correspondances et annexes en tous genres en sont le bâti et les couloirs souterrains.
Ils nous portent au plus près de celui qui écrit, permettent le voyage qui mène à la fois au coeur de l'oeuvre et en deça, en délivrent les fondations, la charpente et la frondaison.
Ce voyage n'est pas celui de la connaissance, ni même de la compréhension, car peut-on jamais comprendre ce que créer veut dire ?
Il est celui de la perception, du rapprochement, de l'empathie aussi.
En plus c'est souvent très amusant.

Si le journal est le royaume de l'intime, la correspondance offre cela de plus, qu'elle est aussi celui de l'amitié.
Et si cette correspondance est celle de deux artistes, de deux pairs, alors on touche peut-être à la plus belle chose qui soit : une amitié liée par le pur et dense ciment du travail.

Les lettres que s'échangent Pierre Louÿs et Henri de Régnier pendant vingt trois ans, c'est cela, avant tout.
Deux poètes, deux hommes attachés par une admiration fervente et réciproque, par une même ambition esthétique, une même angoisse face à l'écriture, une même aspiration à la gloire.
Ce qui frappe tout de suite, dès les premières missives, c'est qu'il n'y a pas l'ombre dans tout ça d'une quelconque rivalité. Jalousie, envie, dépit, ça n'existe pas chez eux, ça ne leur viendrait même pas à l'esprit.
Ils construisent, creusent, élaguent, et évidemment on se passionne devant ces édifices en train de se monter, devant ces idées qui volent, se posent, se changent en esquisses fragiles, puis en livres.

C'est bizarre, mais il n'y a rien plus poignant que leurs échanges passionnés autour de la justesse d'un vers ou de la profondeur d'une image. Ils en disent bien plus sur l'idée de fraternité qu'une orgie de serments et de promesses.
C'est bien simple, on voudrait être Pierre, ou Henri, et avoir son Henri, ou son Pierre.

Voilà pour 90-95...

La vie est moche, la contingence rattrape même les plus libres, et la poésie n'échappe pas au drame.
Drame de la cassure irrémédiable. Une femme (pas des moindres il est vrai) fera d'Henri un mari, de Pierre un prétendant malheureux puis un amant.
La jeunesse est finie.

(Pour plus de détails historiques : http://www.senscritique.com/livre/Poemes_1887_1892/critique/3731096)

Ce tournant décisif est marqué par la seule lettre non envoyée de la série, sorte de noyau noir de la correspondance. Une seule et unique lettre de reproche de Louÿs à Régnier, qui jamais ne prendra le chemin de la poste, mais qui dessinera le contour net et définitif de la rupture.

Pourtant, pourtant... Contre toute attente c'est dans la seconde partie que l'originalité et la supériorité de ces deux-là apparaît de la manière la plus éclatante.
Ils ne cessent de s'écrire, et ce qui aurait dû abaisser, ternir et engoncer, finit par élever, très haut.
Si l'écrin est banal - les convenances et une certaine bienséance bourgeoise qui veut à cette époque que l'on ne coupe pas une relation pour des différends aussi dérisoires que la duperie ou l'adultère - la pierre est magnifiquement taillée dans la plus grande élégance d'esprit imaginable.

Voilà un monde où l'on sait se tenir, où l'on met un point d'honneur à ne jamais se départir d'une drôlerie certaine, et où la bonne humeur est érigée en qualité morale.
Pas d'hypocrisie, non, rancune et ressentiment sont bien là, chacun le sait. Ils sont juste formidablement tenus en laisse par la distinction et l'amour du style.
Et quand les piques affleurent, elles sont comme le reste, cinglantes et irrésistiblement comiques.
On s'en doute, dans la catégorie Louÿs est inégalable... Ses allusions à Marie (sa maîtresse et l'épouse de Régnier), équivoques et souvent perfides, sont d'une grande cruauté et pourtant terriblement réjouissantes.
Le pauvre Régnier, s'il fait preuve de plus de retenue, ne suscite pas moins d'admiration. La dignité aristocratique avec laquelle il avale les pires couleuvres force le respect.

Quand on pense qu'ils parlaient de leur temps, suivant les mots de Mallarmé, comme d'"une époque qui survit à la beauté", on n'ose même plus regarder par la fenêtre...

Malheureusement, même les plus belles histoires se terminent dans le ruisseau.
Etiolement final, 1913, plus de lettres.
"Vivre avilit".
Olympia
9
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le 24 août 2012

Modifiée

le 24 août 2012

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Olympia

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