Créanciers
6.9
Créanciers

livre de August Strindberg (1888)

Le titre est trompeur. « Créanciers » ne renvoie pas à quelque persécution financière de la part de nantis envers quelque pauvre hère ; il ne rejoint pas quelque obsession balzacienne d’une accumulation financière sujette à d’imprévisibles coups du sort. Non, Strindberg poursuit l’exploration de sa marotte dramaturgique : l’incommunicabilité entre hommes et femmes et la guerre des sexes, que d’excessives différences ontologiques empêchent radicalement de se comprendre.


La trame de la pièce ne porte guère que sur les affrontements homme-femme. Un certain Adolphe, qui récupère d’une « attaque » (quelle sorte d’attaque ? On parle beaucoup d’épilepsie dans les dialogues, mais tous les symptômes ne sont pas épileptiques...), se confie à son ami, Gustave, pour se plaindre des relations désastreuses qu’il entretient avec sa femme. En gros, Adolphe, artiste en panne sèche d’inspiration, ne sachant plus par quelle voie s’exprimer, se plaint de ce que sa femme, présentée comme inintelligente et dépourvue de talents, lui a longuement soutiré de l’énergie et de la créativité, au point de vampiriser complètement le pauvre Adolphe, qui, ayant tout donné à sa femme « par amour », n’est plus qu’une loque vidée de toute substance. Résultat : la femme est devenue une romancière reconnue, tandis qu’Adolphe végète.


La notion de « créance » doit donc être entendue en plusieurs sens :


1) Ce que le mari donne à sa femme en biens matériels, en énergie, en témoignages d’amour, en volonté de l’élever psychologiquement et socialement


2) Pourtant, le mot apparaît dans cette pièce le plus souvent avec un autre sens : un « créancier » serait en quelque sorte le regard de la société qui pèse sur deux amants, les poussant à refuser que leur relation soit sexualisée. De fait, le spectateur ne manquera pas d’être choqué que, dès les premiers mots entre Adolphe et Tekla (la femme au centre de l’intrigue), Tekla appelle son mari « petit frère », traduisant une relation fortement désexualisée (et qui, entre mari et femme, ne peut donc aboutir qu’à une dégradation de cette relation). On fera le rapprochement avec le mot « Camarades » (titre d’une pièce antérieure de Strindberg), qui est pris par l’auteur dans un sens comparable. Ce « créancier » (fantasme du regard social, quasi sartrien) est présenté comme quelqu’un qui est dans la pièce d’à côté, qui regarde ce que fait le couple, et qui le dissuade de poursuivre lorsque la relation devient trop tendre. Résultat : Gustave, en créant de toutes pièces cette instance fantasmatique (qui ne ressemble pas peu au « Surmoi social » freudien), cherche à maintenir Adolphe dans l’état le plus conflictuel possible dans ses relations avec sa femme.


On ne comprend qu’assez tard pourquoi Gustave agit ainsi : il est l’ancien mari de Tekla, qui vient « récupérer ses créances » ( = en gros, se venger de l’inconduite de Tekla qui a mené ce couple au divorce), en l’occurrence, pousser Tekla à se séparer d’Adolphe en attisant la mésentente et le conflit entre les deux. On est donc en pleine manipulation.


La tension de la pièce vient de ce qu’Adolphe n’apprend que très tard que son « ami » Gustave est le premier mari de Tekla. Un vaudevilliste eût tiré des effets hilarants de la confrontation entre l’ancien et le nouveau mari. Mais Strindberg n’est pas un comique, et la pièce finit en tragédie.


L’antiféminisme de Strindberg se manifeste par le portrait qu’il fait de Tekla (et de pas mal de femmes dans d’autres pièces) : peu intelligente, peut douée, frivole, ayant le pouvoir d’aller impunément draguer de beaux jeunes gens en prétendant qu’elle a le cœur « ouvert » et assez grand pour cela, Tekla apparaît comme une vampiresse qui soutire tout ce qu’elle peut des hommes de sa vie, en les laissant tomber dès qu’il n’y a plus rien à exploiter chez eux, pour partir vers de nouvelles victimes masculines.


Dramaturgiquement, le « créancier » est doublement matérialisé dans la pièce :


1) Chacun des deux hommes (Gustave et Adolphe) énumère quelles sont les choses que Tekla leur doit.
2) L’idée de présenter le « créancier » comme quelqu’un qui, dans la pièce d’à côté, espionne une relation de couple, est concrétisée deux fois dans la pièce : d’abord quand Gustave, en prétendant jouer, assiste à la rencontre entre Adolphe et Tekla ; ensuite, quand Gustave et Tekla se retrouvent et révèlent leur ancienne relation sous les yeux d’Adolphe, qui est dans une pièce voisine, et qui ne résistera pas à cette révélation catastrophique...


Pièce sur l’incommunicabilité entre hommes et femmes, sur la cruauté manœuvrière d’un ex-mari revanchard, « Créanciers » contient en germe les noirceurs et les pertes de repères éthiques que développera plus tard l’existentialisme. Il en reste l’habileté d’écriture d’une intrigue qui tend à mystifier le pauvre Adolphe, et qui fait la part belle au machiavélisme manœuvrier et aux mensonges de Gustave et de Tekla.

khorsabad
7
Écrit par

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le 8 nov. 2016

Critique lue 139 fois

3 j'aime

khorsabad

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