Rodion Romanovitch Raskolnikov est un jeune homme de la bourgeoisie russe. Mais sans le sou. Il a été obligé d'interrompre ses études de droits faute de pouvoir payer les frais de scolarité. D'un autre côté, il n'a rien d'un battant : par certains efforts à sa portée, il pourrait gagner de quoi vivre (certes chichement) et suivre ses cours. Mais il n'en pas vraiment envie et préfère rester à ne rien faire (il dit réfléchir, mais ruminer conviendrait mieux) dans sa misérable mansarde qu'il occupe sans en régler le loyer à sa logeuse qui n'est autre que la mère de sa fiancée décédée.
Raskolnikov a une vision élitiste de l'humanité qu'il sépare en deux catégories : les élus (la première) qui ont le pouvoir de vie et de mort sur la plèbe (la seconde) qui n'a d'autre justification d'être qu'une vie servile faite d'obéissance. Ils doivent tout oser, tout se permettre au nom de leur savoir, leur science, leurs recherches. Aucune contrainte d'ordre étique ne doit venir entraver la marche du progrès dont ils sont le moteur. Tous les grands de ce monde ont du sang sur les mains. Napoléon, son modèle dont il parle fréquemment, n'aurait rien réalisé s'il avait eu à cœur de préserver la vie humaine. Cette idée, qu'il l'a d'ailleurs couchée sur le papier (l'article a été publié sans qu'il le sache), fait son chemin dans son esprit malade. Vaniteux, il se considère comme faisant partie des gens extraordinaires. A ce titre, il doit oser et a donc le droit de tuer. Osera-t-il seulement mener à bien ce projet ? Projet qu'il voit comme un passage obligé, un baptême du feu lui ouvrant les portes de la réussite. Il est un peu dans le même état d'esprit que Lord Arthur Saville (inventé par Oscar Wilde) qui est persuadé qu'il ne peut se marier tant qu'il n'a pas réalisé le crime que lui a révélé une chiromancienne. Cette étape de sa vie tourne à l'obsession. Il choisit une victime (une vieille usurière qui, pour lui, représente la lie de la société), va chez elle pour faire un essai et passe enfin à l'acte sans réelle préparation après une centaine de pages. Le crime se passe mal. La sœur de la victime entre inopinément sur la scène du drame et le meurtre devient double-meurtre, il ne trouve pas le coffre de l'usurière et vole au hasard, la porte de l'appartement reste ouverte... Rien ne correspond à l'idée qu'il se faisait d'un crime. Il parvient à rentrer chez lui sans encombre et par miracle.
Dès cet instant, sa vie change. Sa paranoïa est exacerbée. Il est convaincu que son crime se lit sur son visage, que tous savent et qu'on va venir l'arrêter. Il sursaute à chaque bruit dans l'escalier, ne trouve aucun repos, sort de chez lui, erre en ville, rentre, ressort et sombre dans une folie qui inquiète passablement ses proches. Dix fois, il manque de crier son crime, de leur jeter à tous la vérité à la face. Il exècre tout le monde et lui-même en premier. Son dégout de lui-même culmine peu après qu'il se soit rendu à la police. Car un grand homme n'aurait pas craqué et serait parvenu au bout de son crime. Procès et finalement, circonstances atténuantes pour folie passagère. Raskolnikov, sur le plan judiciaire s'en tire bien.
Mais sur le plan moral, sa moralité à lui, se rendre était lâche et indigne. Fait-il réellement partie de l'élite ? Avait-il le droit de tuer ? Ces questions le torture un moment, mais sa vanité maladive l'emporte et il finit par y répondre affirmativement. Oui, il en avait le droit, mais son crime ne lui a ouvert aucune porte. Il ne voit plus la finalité de son acte, ne comprend plus quel but il poursuit. Pourquoi vivre, que doit-il attendre de la vie. Il regrette de s'être livré et aurait dû se donner la mort. Regret ne n'avoir pu assumer son acte et non remord de l'avoir commis.
Dans cet épilogue très noir, à l'image de l'ensemble du roman, la fin lumineuse est une réelle surprise. Il découvre réellement le personnage de Sonia qui l'a suivi en Sibérie et se rend compte qu'il en est amoureux. La vie prend alors tout son sens.
Un livre magnifiquement écrit, très simplement pour mettre en scène un théâtre fort complexe : droit à transgresser les lois, élitisme, misère, alcool, prostitution, folie... Un livre que je ne regrette pas d'avoir lu mais que je n'aurais probablement jamais le courage de relire tant il est sombre. La fin est particulièrement difficile. Tout comme Raskolnikov, le lecteur étouffe, cherche de l'air. La folie nous gagne également et on n'entrevoit plus aucune issue. Mais impossible de s'arracher à cette descente aux enfers. Impossible de laisser Raskolnikov tout en souhaitant ardemment en finir d'une manière ou d'une autre.
BibliOrnitho
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le 20 juin 2012

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