Le visage de la culpabilité dans une Russie sans visage.

Crime et Châtiment de Fedor Dostoïevski est un roman d'une modernité proprement ahurissante au regard de ce qui est traditionnellement considéré comme étant un classique. Si, à première vue, la lecture de ce roman peut paraître fastidieuse et même interminable, l'auteur a construit son récit d'une telle façon que la lecture est vraiment prenante et passionnante, le tout chapeauté par l'élégante traduction d'Elisabeth Guertik qui rend un très bel hommage au texte original. Si ce roman est riche d'enseignements à propos de la Russie de la deuxième moitié du XIXème siècle, de sa situation politique, de sa misère, de son dynamisme intellectuel et aussi de sa grande insécurité culturelle, il est aussi une magnifique fresque de personnages qui parvient à des profondeurs psychologiques rarement égalées dans le domaine. Fedor Dostoïevski raconte l'histoire d'un jeune étudiant nommé Raskolnikov issu d'une noblesse ayant tout perdue, ayant arrêté lui-même les études, vivant dans un appartement exiguë et délabré dans la misère autant économique qu'existentielle de Saint-Petersbourg. Peu à peu, dans son esprit, Raskolnikov cultive l'idée folle et longuement mûrie de l'assassinat d'une vieille usurière pour des motifs en réalité bien obscurs. Après avoir mis d'une manière très médiocre son plan à exécution, le protagoniste est pris dans les affres de la culpabilité, du remords et de l'angoisse. Parallèlement à cela, Raskolnikov accueille sa famille à Saint-Petersbourg et appréhende les problèmes matrimoniaux de sa soeur, coincée entre le désagréable Loujine et l'infâme Svidrigaïlov. De la même manière, il se noue d'amitié avec la famille dun fonctionnaire Marmeladov dont il a fait la connaissance dans un cabaret et qui décède tragiquement, et notamment entretient une relation très ambiguë avec sa fille Sonia. Ces trois arcs se nouent peu à peu dans six parties et de nombreux chapitres pendant lesquels l'étau se resserre autour du jeune homme, harcelé par le juge d'instruction Porphyre Petrovitch et ses terribles et cruelles manœuvres.


Raskolnikov, cet être vain, méprisable et instable n'a semble-t-il rien en commun avec le lecteur. Pourtant, et c'est là tout le génie du roman, il parvient à s'assimiler à nous, à nous incorporer, à nous transporter dans ses langueurs et turpitudes, à un point tel que le lecteur ne désire rien d'autre que son absolution, malgré le fait qu'il est tragiquement pris dans une dynamique fatale allant vers le châtiment de son crime. Celui qui semble dans un premier temps ne pas supporter l'acte qu'il a commis, et en tomber littéralement malade, ce qui rajoute du pathétique au ridicule, va peu à peu prendre conscience presque inconsciemment de l'impossibilité de s'en sortir, et même s'il tente de se justifier notamment en parlant de l'utilité de son acte, plaidoyer pervers fait pour les Lumières, il est dès le départ perdu et déjà condamné, sa peine commençant déjà dans son angoisse qui ressort énormément de par ses langueurs face à sa famille et son fidèle ami Razhoumikine. Certains passages sont déchirants de tristesse notamment entre le personnage principal et sa mère, qui lui pardonne tout, de manière inconditionnelle, sans jamais vraiment regarder en face son crime de sang. Plus intéressant, Raskolnikov semble porter par la bouche de Porphyre qui lit son essai une théorie tout à fait surprenante et saugrenue, mais qui dans une perspective nihiliste est vertigineuse : l'humanité est divisée en deux parties. Il y a d'une part les hommes dits matériaux, faits pour obéir et adorer l'ordre, qui respectent les Lois des puissants et s'en trouvent grandis, appelant au châtiment de ceux qui la transgressent. D'autre part, il y a les très rares hommes exceptionnels qui relativisent les crimes pour créer des Lois nouvelles et qui ne glorifient pas l'ordre à condition qu'ils n'en soient pas les Empereurs : ceux qui remettent tout en question et n'obéissent pas, par principe et intelligence. Cette théorie dont Raskolnikov est conscient de la vanité dit cependant quelque chose de la pensée nihiliste russe de l'époque, glorifiant la force tant qu'elle est salvatrice et porteuse d'un espoir, entre Napoléon et le communisme à venir. A bien y réfléchir, cette théorie vaut le détour et plonge dans des abîmes de perplexité par son prophétisme.


Quant au style, il est surprenant tant par sa simplicité que par sa sophistication. Evidemment, cela n'est pas complètement étranger à la grande qualité de la traduction qui rend admirablement bien, et qui en même temps ne cherche pas à perdre en complexité. Dostoïevski oscille régulièrement entre des dialogues assez bien menés, avec un haut niveau de langage, et des descriptions de lieux et de personnages, simples et efficaces. Surtout, Dostoïevski est à cheval entre le réalisme et un romantisme quasiment fantastique, notamment à travers des rêveries fantomatiques et aussi par l'intermédiaire de structures narratives troublantes qui semblent tomber sous le sens et qui revêtent une forme d'absurdité. Par exemple, le personnage de Porphyre Petrovitch est très intéressant par son omniscience et son instinct surnaturel. D'ailleurs, les meilleurs moments du livre sont les dialogues entre Petrovitch et Raskolnikov, avec des pics d'intensité formidable. Encore, certaines rencontres entre les personnages sont si rapides et tellement sorties de nulle part, avec des conséquences si tragiques, que cela est bien loin de la raison, comme si cela n'était en soi pas le sujet. Quoiqu'il en soit, Dostoïevski signe un chef-d'oeuvre qui démasque une société sans visage, et dont les avatars honnêtes sont bien plus terrifiants que celui du criminel Raskolnikov, seule boussole dans un monde dénué de sens.

PaulStaes
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le 3 mai 2019

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Paul Staes

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