Dans la forêt
7.8
Dans la forêt

livre de Jean Hegland (1996)

La modernité comme fugue dissociative.

L'homo sapiens existe depuis au minimum 100 000 alors que l'électricité n'existe que depuis 1879. La modernité telle que l'humain d'aujourd'hui la connaît, l'épouse et la vit n'est que très récente, très artificielle, très fragile, un peu comme une fugue dissociative. L'être humain n'est pas fait pour vivre comme il vit : aussi longtemps et aussi confortablement. Il est destiné à retourner d'où il vient, dans la forêt, parmi les ours et les sangliers, dans une incertitude et une prédation constante : voilà la thèse du roman de Jean Hegland Into the forest, qui est indiscutablement un bon roman. Evidemment, une fois le concept du livre connu, c'est la peur qui prend le lecteur assidu, qui ne veut pas lire un roman d'anticipation de pacotille, une sorte de manuel de survivalisme pour les nuls ou pire, un roman psychologique entre soeurs. Malgré l'inquiétude ressentie à la lecture des premières pages, un tantinet mélodramatiques, et au style un peu surfait, le lecteur est finalement vite saisi par ce roman qui raconte l'histoire de deux soeurs, coincées dans la forêt dans leur petite maison de famille, dans un monde chaotique, sans électricité, sans eau courante, sans internet et sans rien d'autre que quelques conserves. Les deux soeurs, chacune passionnées respectivement par la lecture et la danse, vont devoir survivre, se ressaisir, renouer avec la nature comme les Amérindiens d'antan, dans un monde à la fois hostile et en même temps protecteur. C'est alors que commence un réensauvagement progressif, un retour au néolithique qui serait le propre de l'homme.


Le lecteur aurait tort de penser que Jean Hegland livre une critique de notre monde, et d'ailleurs, très vite, il doit refréner sa frustration de ne pas connaître les causes exactes du chaos mondial, de la chute des ressources et des pouvoirs politiques. Finalement, ce n'est pas vraiment le sujet, et le lecteur connaît déjà très bien le désastre écologique à venir. L'auteur est beaucoup plus dure, elle en est presque conservatrice, survivaliste, un groupe de pensée souvent placé à l'extrême droite, et elle montre que les rapports humains actuels ne sont que des postures hypocrites, qu'elles sont terribles, faites de violence et de pouvoir, calqués sur les tribus préhistoriques. La sexualité elle-même est considérée comme un rapport de pouvoir, destinée à la reproduction, puisque Éva tombe enceinte après un viol d'un homme qui rodait autour de la petite maison, tel un véritable prédateur. Si le personnage d'Eli n'existait pas, le lecteur pourrait même penser à un roman misandre. Pour survivre, les personnages sont obligés de sortir de l'assistanat, d'une forme de torpeur du confort des conserves, pour cultiver la terre, chasser, construire des latrines et faire du feu. Toute erreur est fatale, puisqu'il n'existe aucun service public hospitalier, et que toute blessure ou maladie sans importance amènent à la mort. La grossesse elle-même est une affaire de chance : un véritable miracle que d'y survivre. Le lecteur observe les deux protagonistes évoluer, se haïr, s'aider et surtout régresser : il faut arrêter toute lecture, toute danse, toute discipline, seule la survie compte. Cela finit évidemment par effrayer, par terroriser et puis par faire réfléchir : elle montre que notre culture est bien plus grande, en dépense de temps, que notre nature aujourd'hui. L'auteur semble bercer d'un certain pessimisme, et surtout ne croit pas aux thèses anarchistes et darwiniennes de l'entraide : l'état de nature est une guerre de tous contre tous.


Le style n'est pas extraordinaire, il est essentiellement didactique, et essaie de temps à autres de s'élever vers plus de lyrisme mais sans succès. Finalement, le style devient de plus en plus simple et s'accorde plutôt bien à la finalité du roman : celui de décrire une réalité à venir. Le roman se centre sur les deux personnages principaux, et plus particulièrement sur l'une des deux soeurs, et commence par une grande futilité, pour en finir dans une forte gravité. Parfois, le roman est très descriptif quant aux techniques de survie, de jardinage, de chasse. Une certaine tension parcourt le roman, et certains passages sont particulièrement éprouvants en terme de suspens. Plus encore, c'est la relation toute faite d'amour et de désamour entre les deux soeurs, aux tempéraments ontologiquement différents, qui est auscultée par l'auteur. Certains passages sont très forts, notamment la scène de l'accouchement, ou encore de la dispute à propos de l'allaitement. Le roman comporte donc une narration plutôt au point, plutôt bien dotée, sans grandes longueurs et maniant efficacement l'art du suspens. Peut-être souffre-t-il un peu de son côté micro-centré, et de son occultation des causes profondes du chaos? On ne le répétera jamais assez : ce n'est en fait pas vraiment le sujet du livre. La forêt n'est pas une ennemie, c'est la véritable demeure de l'Homme. Presque, le grand cataclysme parait souhaitable.

PaulStaes
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le 16 juin 2018

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