« Le nu de la vie »


Jean Hatzfeld, ancien journaliste sportif puis reporter de guerre pour Libération, arrive au Rwanda en juillet 1994. L’attention médiatique est alors tournée vers l’exode massif des Hutus, qui se réfugient au Congo. Quant aux survivants Tutsis – c’est le silence.


La vitesse et l’efficacité du génocide rwandais est inconcevable. Tout se précipite avec l’assassinat du président Hutu Juvénal Habyarimana, le 6 avril 1994. Les massacres, soigneusement planifiés par certains politiques et intellectuels depuis quelques mois, trouvent là leur élément déclencheur. Du lundi 11 avril 11h au samedi 14 mai 14h, 50 000 des 59 000 Tutsis ont été anéantis, dans la plus extrême indifférence internationale. Un tel rendement, supérieur à celui de l’extermination nazie, est inimagineable.


L’attention de Jean Hatzfeld se porte immédiatement vers les victimes. Son premier ouvrage, Dans le nu de la vie. Récits des marais rwandais, est un recueil de témoignages déchirants, accompagnés de superbes portraits de Raymond Depardon. A Nyamata, bourgade du Bugesera, région de collines et de marais, certains Tutsis parviennent à mettre des mots, leurs mots, sur ce qu’ils ont vécu. Ces monologues, exprimés en kinyarwanda, la langue natale, en français rwandais ou en français de l’Hexagone, sont fidèlement traduits, laissant cours à un vocabulaire imagé et fort, d’une terrifiante beauté. Effacés, en retrait, ces rescapés éprouvent une culpabilité infinie d’être encore là, alors que tous leurs proches ont été décimés. La colère est étrangement étouffée, alors même que ce qu’ils confient est d’une violence insoutenable.


Durant un mois, chaque Hutu, après avoir détruit les églises dans lesquelles s’étaient spontanément précipités les Tutsis, descendait aux marais, armé de sa machette. Il chantait fort, découpait les corps, et avant que la nuit ne tombe, remontait rejoindre ses semblables autour d’un festin. L’alcool et la nourriture coulaient à profusion, puisque toutes les possessions des Tutsis étaient pillées. Interahamwe, tueur, c’était son nom.


Avec ce premier livre, Jean Hatzfeld rompt l’étrange silence dans lequel se noient les survivants. Dès lors, il n’aura de cesse de revenir au Rwanda, obsédé par ce qui est survenu, et que personne ne veut dévisager. Il abandonne son travail de journaliste. Et franchit les portes du pénitencier de Rilima, où sont enfermés les Hutus chassés du Congo par le Front Patriotique Rwandais (FPR). Là, avec réticence, effroi et révolte, il se rapproche des meurtriers, donnant naissance au second volume, Une saison de machettes.


Avec la libération soudaine des prisonniers, au bout de six ou sept ans, l’angoisse jamais éteinte reprend de plus belle. Comment cohabiter avec l’assassin de son père, saluer l’ancien interahamwe, supporter son regard, sa liberté, le danger de sa présence ? C’est cet impossible questionnement que soulève La stratégie des antilopes, décrivant leur retour indécent à la vie commune et brisée, auréolée d’un malaise incurable.


L’obstination bouleversée de Jean Hatzfeld est à l’origine de cette grande enquête littéraire, somme précieuse et ô combien nécessaire, bâtie sur la pudeur de l’écoute et la sensibilité du regard, qui avec délicatesse pose des mots sur l’indicible.


Extraits :


« Chez le rescapé, je crois que quelque chose de mystérieux s’est bloqué au plus profond de son être pendant le génocide. Il sait qu’il ne va jamais savoir quoi. Alors il veut en parler tout le temps. Il y a toujours quelque chose de nouveau à dire et à écouter. Par exemple, quelqu’un qui était à Kibuye et qui raconte comment s’était à Kibuye, et l’autre répond comment c’était à Cyangugu, et ça ne peut jamais finir. »
Innocent Rwililiza


« Je pense d’ailleurs que personne n’écrira jamais toutes les vérités ordonnées de cette tragédie mystérieuse ; ni les professeurs de Kigali et d’Europe, ni les cercles d’intellectuels et de politiciens. Toute explication sur ce qui s’est passé faillira d’un côté ou d’un autre, pareille à une table bancale. Un génocide n’est pas une mauvaise broussaille qui s’élève sur deux ou trois racines ; mais sur un nœud de racines qui ont moisi sous terre sans personne pour le remarquer. »
Claudine Kayitesi


« Parce que si on s’attarde trop sur la peur du génocide, on perd espoir. On perd ce qu’on a réussi à sauver de la vie. On risque d’être contaminé par une autre folie. Quand je pense au génocide, dans un moment calme, je réfléchis pour savoir où le ranger dans l’existence, mais je ne trouve nulle place. Je veux dire simplement que ce n’est plus de l’humain. »
Sylvie Umubyeyi

Alphonse
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le 14 déc. 2015

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