Peut-on parler de féminisme au XVIIe siècle ? D'un philosophe cartésien tombé dans l'oubli, au nom assez ridicule, qui s'inspire des principes du doute méthodique pour remettre en question tous les préjugés, venus du fin fond des âges et perpétués par les plus grands penseurs, concernant les femmes ?

Il me semble qu'on le peut. Nous ne tenterons pas de donner une définition unie du féminisme tel qu'il est aujourd'hui, c'est-à-dire tellement divers qu'il en est flou, éparpillé, fourre-tout ; mais nous ferons preuve de bon sens. Stricto sensu, être féministe, c'est défendre la cause des femmes : défendre les droits des femmes, défendre l'égalité des femmes aux hommes, dans le domaine philosophique, social, politique, économique. Cette définition à la fois serrée et très libre, me semble parfaite pour dire que Poullain de La Barre est un féministe méconnu : en effet, il est sans doute un des premiers, historiquement, à prendre parti et à défendre des idées aberrantes pour son temps. Quoi, les femmes auraient les mêmes droits, le même cerveau, les mêmes capacités professionnelles même, que les hommes ? Autant d'idées farfelues que pourtant Poullain prend très au sérieux. Il ne s'agit pas seulement de crier dans le vent ; il s'agit de démontrer par A + B que les anciens ont tort, que les préjugés sont infondés en raison et qu'ils sont bien commodes pour ceux qui les promeuvent. Ce que pointe le philosophe, dans l'ensemble, est le manque flagrant d'éducation donné aux femmes. Son synthétique traité met le doigt là où ça fait mal, et prévient toutes les objections de manière absolument remarquable, surtout quand les arguments ne peuvent être matériellement aussi rigoureux que ceux du scientifique moderne. A coup de "pourquoi non", il met en opposition les minutieuses spéculations métaphysiques des grands qui se targuent de faire tourner le monde, à leur imbécillité concernant leurs considérations sur les femmes... Comme si elles étaient de trop dans leur univers suprasensible. Pas le temps pour les futilités féminines, pensent-ils. Et qui n'a jamais remarqué en grimaçant ou en riant la misogynie terrible d'Aristote par exemple ? Et après Poullain, connaissez-vous les superbes déclarations phallocrates de Nietzsche par exemple ? De telles conceptions perdurent jusqu'à nos jours, même si elles paraissent à nous autres occidentaux souvent (heureusement) totalement périmées et discriminantes.
Le livre de Poullain, s'il eût été plus lu, toute la face de la terre aurait changé. (Enfin une explicitation de mon mystérieux titre !)

Le seul tort de Poullain, finalement, est de n'être pas né, de n'avoir pas écrit à la bonne époque. Son essai, magistral, est un indispensable pour tout individu se disant concerné par les droits des femmes. Quel précurseur ! Il va encore plus loin que certains aujourd'hui, en postulant une égalité physique entre les hommes et les femmes (si l'entraînement était de part et d'autre identique). Seul petit élément susceptible de choquer le lecteur pointilleux : dans son éloge des femmes, Poullain ne s'affranchit pas d'une certaine idée de la sensibilité, de la délicatesse féminine... trait constitutif de la nature féminine selon lui, le seul qu'il n'explicite pas et qu'il tient pour acquis. Seule petite bévue qu'on pardonnera aisément à un tel homme, qui a par ailleurs le mérite de ne chercher à flatter personne. Il tape sur les grands, sur les petits, et ne cherche nullement à s'attirer la flatterie d'une gent féminine qu'il considère pour ses possibles et non pour la séduire, comme le font - fait-il remarquer avec finesse - trop de jeunes gens désireux de s'approprier une belle. Point de rhétorique galante ici : on est véritablement dans une perspective philosophique.

Que dire d'autre ? C'est un peu redondant parfois, mais c'est bien excusable quand il s'agit de faire entrer dans le crâne du lecteur du XVIIe siècle de telles nouveautés... On ne peut que déplorer l'échec éditorial de l'ouvrage, qui fut très peu lu jusqu'à nos jours. Espérons que sa réédition en Folio 2€ lui rendra justice au XXIe siècle. Honorez sa mémoire : courez l'acheter !!

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le 18 mars 2015

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Eggdoll

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