« Tu sais, ce que tu m'as éjaculé dans la bouche, c'est peut-être descendu jusqu'à mon cœur ! »

Seul livre de Terayama traduit et édité en France. C'est bien dommage de sentir à côté de quoi on peut passer, ses poèmes, ses romans, ses pièces de théâtres. Ses films sont trouvables en sous-titré anglais grâce à nos voisins anglophones. L’œuvre de Terayama s'offre comme rare et précieuse, car elle est à la limite de l'introuvable ; je ne suis pas sûre que cela était son but.
Je ne comprendrai jamais pourquoi il n'est pas diffusé en France, alors que plusieurs de ses œuvres cinématographiques sont regardées de près par une vraie fanbase (et ont été même présentées au Festival de Cannes à l'époque), alors qu'il est un des plus grands auteur japonais contemporain – enfin, c'est ce qu'on dit, malheureusement nous sommes plutôt incapables de le savoir ou d'en juger.


Restons-en alors à Devant mes yeux le désert.


J'aime énormément son univers, à Terayama. Il me passionne. Il est fait de beaucoup d'étrange. Chaque pas dans son œuvre est une expérience. Je ne savais pas où son livre allait m'emmener, et je n'en suis pas sortie déçue, mais encore émerveillée.


C'est un roman polyphonique. Le narrateur nous donne à lire de manière très intime les vies et déambulations croisées des personnages, qui ont aussi chacun leur histoire à raconter eux-même, que ce soit à travers leur dialogue avec d'autres ou leur propre rumination intérieure, par leur souvenirs racontés ou tus ou leur propres écrits mis en abyme dans le récit. Terayama fait jouer des hommes et des femmes, trouvés dans les rues de Tokyo. Comme une pièce de théâtre. Un commerçant impuissant, un coiffeur bègue, un jeune boxer, une femme indépendante et ses voisines prostituées... Des amitiés au coin de rue, du sexe entre possibles amants, des combats sanglants dans les sous-sols, des salariés payés au mois, les rendez-vous d'ivresse aux bars du coin. Chacun vit, essaie de vivre – des soucis du quotidien et les recherches d'un sens à tout ça.



Je suis soûl... je suis soûl... c'est la faute au whisky...



Terayama fait la critique de l'inconsidération politique et de son éloignement de la classe populaire – critique brève ou parfois implicite : il faut dire qu'il lui rend la pareille, et ne souhaite pas se préoccuper plus des politiciens qu'eux-mêmes se préoccupent du reste. Il y a les propriétaires contre la besogne des travailleurs, qui ont bien des choses à faire, qui cherchent bien comment vivre heureux, qui en ont bien assez des discours du premier venu, nouveau prétendant au poste qui maintiendra leur vie dans la précarité.



Partout c'est comme ça : tous les employeurs sont des trafiquants d'êtres humains. Sauf que, comme ils payent au mois, ça se remarque moins... 



Terayama fait encore plus une critique de l'intellectualisme bourgeois, que l'on trouve à l'université, intellectuels qui n'ont aucun intérêt pour la vie. Ce sont ceux qui ricanent dans leur cercle fermé. Terayama ne les traite pas sans mépris, les intellectuels, en en rejettant leur morale et leur idées qui ne restent qu'entre eux et ne concerne qu'eux. Il préfère la manière dont Shinji met un poing à son adversaire, comment Miyagi se masturbe dans les salles obscures, comment le vieillard ivre au bar se fait virer à coup de pied, et où se place Farine, après son dernier client, dans l'escalier de son immeuble pour regarder la lune. Terayama veut s'ancrer dans le concret, dans la vie matérielle. S'échapper des discussions abstraites qui ont lieu seulement entre les quatre murs de l'intelligence académique.



Le mot « université » était associé pour Shinji à l'image d'un pénitencier, entouré de hauts murs et séparé de la ville. Les lois qui interdisent l'inceste, les données qui régissent le cours de la Bourse, les systèmes dont chacun présente une conception du bonheur, tout ça, sous le nom de Science, est mis en quarantaine, à l'écart des citoyens, dans un pavillon pour malades contagieux. L'Université doit descendre dans la rue. 



C'est un roman polymorphe. Terayama découpe et colle des fragments d'autre chose partout et tout le temps, comme un collage géant. Des extraits de chanson, des bouts de poèmes, des morceaux de revues et tickets en tout genre, et il y mêle ses propres tanka. La narration est entrecoupée, constamment. Le roman est d'une richesse immense.
Car c'est un roman de rue, une traversée des quartiers de Tokyo et des vies qui s'y font, dans les sous-sols, les ruelles, les petits commerces. Autour des publicités aux grandes lettres clignotantes du consumérisme ou de la promesse d'une vie heureuse idyllique. Entre des affiches collées aux murs, des panneaux d'informations et des journaux, qui tracent la vie qui se déroule entre les murs de la ville, où chacun se trouve et se retrouve, que chacun lit et souvent ignore.



C'est une prison / Où l'on échoue un beau jour / A bord d'un camion, / Une folie où l'on sombre / Au pied d'un grand tournesol...



Le langage est cru. Terayama n'a pas peur de choquer, d'être vulgaire, il ne se gêne pas. Tous les mots ont un intérêt. C'est pourquoi il donne une grande importance aussi aux mots et expressions du quotidien. Il rend compte de la portée philosophique, politique, et même métaphysique de la banalité. Il rehausse le vécu des vies miséreuses qu'ont crées les sociétés modernes et les standards de la norme sociale.



Qui dit mal de tête, dit aspirine. Qui dit toux, dit pastilles Machin. Dans des cas aussi bénins, il est bien sûr plus d'un remède, et d'un emploi facile. Mais contre le dégoût de la vie, nulle potion n'a été prévue. Contre la triste vie de locataire, nulle pilule radicalement efficace.



Si j'ai mis cette citation tirée du livre en guise de titre de ma critique, c'est parce qu'elle représente plutôt bien ce que me fait ressentir Terayama. C'est comme s'il nous lançait au visage tout ce qu'il aimait, son oeuvre, venant du plus profond de lui-même, et que notre cœur se l'accaparait.
J'en suis sûrement tombée amoureuse, de sa passion d'écrire, de décrire ces vies, croisées, ces quotidiens qui s'animent ensemble en se vivant chacun dans leur coin. J'en suis sûrement amoureuse de toute son œuvre qu'on trouve rarement ailleurs, aussi brute, aussi sincère, aussi multiple, perturbante d'étrangeté parfois, mais qui toujours résonne.

Redmill
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le 17 mai 2020

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