À en croire l’appareil critique de l’édition « GF », la liste des auteurs revendiquant l’influence du Discours de la servitude volontaire ressemble à un inventaire à la Prévert. En philosophie je ne sais pas, mais en littérature, un texte susceptible de subir une telle fortune est en général soit très mauvais, soit extrêmement riche.
Je retiens la deuxième solution, mais il me semble que la fascination exercée par celui-ci s’explique aussi autrement : par les circonstances de sa rédaction. Et autant j’aime savoir qui a écrit quand je lis autre chose que de la fiction, autant ce que je critique en dernier recours, c’est toujours un texte. En quoi le fait que le Discours ait été rédigé – ou au moins commencé – par un auteur de seize ou dix-huit ans plutôt que par un quinquagénaire manchot le rendrait-il meilleur ou moins bon ? En quoi le milieu dont est issu La Boétie discréditerait-il son travail (1) ?
Donc, cette cinquantaine de pages trouve autant d’écho chez le plus dogmatique des marxistes que chez le libéral le plus funeste, chez le fascistoïde le plus violent que chez le plus pseudo-rebelle des étudiants en sociologie. Je crois qu’on peut l’expliquer par le caractère péremptoire d’un propos qui, dans un sens, malgré les références antiquisantes, malgré la syntaxe sinueuse, reste très en surface – superficiel, dans le bon sens du terme. Le Discours évoque le strict minimum, laissant le lecteur compléter les creux par lui-même, lire entre les lignes. D’où les multiples appropriations.
Et pourtant, c’est un travail scolaire – voir la quantité d’exemples empruntés à l’Antiquité, c’est-à-dire à ce mélange d’histoire et de littérature qu’on appelait Antiquité au XVIe siècle. De nos jours, l’œuvre serait une dissertation. Construite à la romaine. Mais les auteurs latins, dans leurs réquisitoires ou leurs plaidoyers, s’attaquaient à des individus, et La Boétie parle d’un système : d’entrée, « c’est un extrême malheur d’être sujet à un maître, duquel on ne se peut jamais assurer qu’il soit bon, puisqu’il est toujours en sa puissance d’être mauvais quand il voudra » (p. 108). Autrement dit, il n’y pas d’un côté les monarques éclairés et de l’autre les despotes sanguinaires. Il n’y a même pas d’un côté les régimes politiques garants des libertés et de l’autre ce qu’on appellerait aujourd’hui les systèmes totalitaires. (Du reste, le texte évoque peu la question de la violence.)
Il y a simplement le pouvoir, exercé par les uns, subi par les autres. D’où l’atemporalité – on pourrait ajouter l’universalité – de cette œuvre, souvent relevée. D’où aussi sa radicalité. Comme la radicalité ne signifie pas le manque de nuance, il faut savoir lire. Et je ne parle même pas des obstacles que le français de 1550 peut dresser sur le chemin du lecteur moderne (2).


Prenons une phrase comme « Soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres » (p. 117). L’usage de la deuxième personne du pluriel me semble d’autant plus rhétorique qu’elle renvoie aux « pauvres et misérables peuples insensés, nations opiniâtres en votre mal et aveugles en votre bien » (p. 116). D’autre part, La Boétie écrit « plus », et non pas (3), comme si le thème du Discours n’était pas exactement la liberté, mais l’affranchissement. En outre, il n’écrit pas Ne servez plus : suffirait-il aux peuples d’y être « résolus » ?
Par ailleurs, si l’incitation à « ne servir plus » peut paraître bien fade à des lecteurs modernes, elle a sans doute une dimension plus polémique aux yeux de quiconque a lu la Bible – c’est-à-dire à la quasi-totalité des Européens sachant lire en 1570 – : c’est le Non serviam de Lucifer (Jérémie 2:20). Faire de La Boétie un genre de sataniste avant l’heure serait de la pure connerie, mais je crois qu’il y a là une critique aussi féroce que voilée de la monarchie de droit divin.
Et autant il me semble abusif de voir dans le Discours un éloge de l’athéisme (cf. le dernier paragraphe), autant il me semble que la religion y est – relativement – laissée de côté, dans ce sens où elle n’est pas une ligne de force du propos : « Par tromperie perdent-ils [les hommes] souvent la liberté, et, en ce, ils ne sont pas si souvent séduits par autrui comme ils sont trompés par eux-mêmes » (p. 123). Les ennemis de la liberté ne sont plus extérieurs (« autrui » peut aussi être le Diable, le Séducteur / Trompeur par excellence), mais intérieurs.
Comme on a du pluriel, on peut y lire l’idée que le peuple se nuit à lui-même (et qu’il en est responsable, idée insupportable à un philanthrope de 2020 mais assez bien assimilée par quiconque exerce un pouvoir politique), mais aussi que le diable se trouve en chaque individu. Je ne suis pas certain que trouver cette idée dans un texte qui date des débuts du protestantisme soit un hasard : dans Une histoire du diable, Robert Muchembled parle de « la culture américaine de l’intériorisation du démon » et la fait naître au XIXe siècle – sur ce point aussi, La Boétie est un précurseur.


J’ai délibérément laissé de côté, dans cette critique, les idées les plus abondamment exposées dans le Discours : le système pyramidal de pouvoir, la question de la nature, la mise en cause du fait que le peuple « ait le sens commun, ou, sans plus, la face d’homme » (p. 149)… D’une part, des spécialistes en parlent très bien (4) ; d’autre part, il me semble que quelques micro-lectures rendent justice à la richesse du texte, qui se lit aussi comme une œuvre littéraire. Je ne sais pas si c’est un trait de la philosophie humaniste, mais cette idée m’avait déjà marqué à la lecture de quelques chapitres des Essais.


(1) Au XVIe siècle, qui écrit ? Quiconque lit ce texte uniquement comme l’œuvre d’un nobliau de province soucieux de ses prérogatives devrait se poser cette question, au lieu d’adopter une attitude aussi stupide que celle consistant, par exemple, à idolâtrer (ou à blâmer) les poésies d’un Rimbaud, d’un Baudelaire ou d’un Villon en raison de l’âge, des idées politiques ou des activités de l’un ou de l’autre.
(2) Cette langue-là n’est pas la plus aisée à pratiquer, mais reste à la fois suffisamment proche de la nôtre pour permettre une lecture fluide – fût-ce en adoptant un rythme lent – et suffisamment éloignée pour qu’on n’y trouve guère de ces « faux amis » qui facilitent faussement la lecture de certains textes du XVIIIe ou du XIXe siècles.
(3) Il me semble que d’une manière générale, la question du temps est un point d’autant plus central dans le Discours qu’elle n’est pas traitée explicitement. Il y est seulement question d’habitudes.
(4) L’édition « GF » compte deux cent quarante pages, dont soixante de Discours – dont un bon quart est occupé par des notes… Comme pour l’édition de l’Utopie de More (l’éditrice est d’ailleurs la même), les cent pages d’introduction sont très intéressantes, et lisibles pour elles-mêmes.

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le 14 août 2020

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