Dominique
7.2
Dominique

livre de Eugène Fromentin (1863)

Fromentin est un pudique. Derrière le titre de son roman, il ne dit rien de son sujet. Il raconte en apparence une histoire d'un jeune homme qui, dans une ville fictive de province va se lier avec les habitants des environs. Parmi eux, un mystérieux et noble châtelain, Dominique, qui donne son titre au roman. Ce Dominique, au fil de leur amitié va pourtant aborder le personnage central de l'intrigue, celle autour duquel tout le monde tourne, Madeleine, l'amour secret retenu entre ces lignes. Madeleine cache un véritable amour de jeunesse de Fromentin, un amour qu'il s'échine à cacher, et à n'aborder que d'un point de vue détourné. Il est en cela bien un peintre. Il dissimule au milieu de son tableau le véritable sujet de son oeuvre, sous d'épaisses couches de vernis.


Certes l'histoire contée n'a rien d'originale, elle est presque une marotte du roman réaliste et de la période romantique. Un amour impossible entre un jeune garçon et une jeune femme mariée. L'Éducation Sentimentale a déjà dit beaucoup de ce sujet. Il y a d'ailleurs beaucoup de Flaubert dans ce roman, un mélange de langueur mélancolique à la Bovary et une ingénuité virevoltante doublée de culpabilité et désenchantement à la Frédéric Moreau.


Mais la force de Fromentin réside dans son art ramassé de l'exactitude descriptive, dans l'obsession quasi autobiographique avec laquelle il revient au vrai sujet de son livre. La ville fictive que décrit le narrateur est en réalité La Rochelle, ville de coeur de Fromentin. Puis son expérience de peintre se ressent à travers la description naturaliste, picturale du quotidien rural et à l'inverse vaporeux de Paris.



Le soir venait. Le soleil n'avait plus que quelques minutes de trajet pour atteindre le bord tranchant de l'horizon. Il éclairait longuement, en y traçant des rayures d'ombre et de lumière, un grand pays plat, tristement coupé de vignobles, de guérets et de marécages, nullement boisé, à peine onduleux, et s'ouvrant de distance en distance, par une lointaine échappée de vue, sur la mer. Un ou deux villages blanchâtres, avec leurs églises de plateformes et leurs clochers saxons, étaient posés sur un des renflements de la plaine, et quelques fermes, petites, isolées, accompagnées de maigres bouquets d'arbres et d'énormes meules de fourrage, animaient seules ce monotone et vaste paysage (...).



L'amour raconté n'a rien d'héroïque. Il est impossible et le baiser final n'est qu'un moment d'égarement arraché à la pudeur, aux conventions. Les deux personnages, engoncés dans leurs vies de principes, elle dans son mariage, rêvant d'enfants qu'elle ne semble pas pouvoir concevoir, lui, s'imaginant un instant célèbre, adulé et aimé de la bonne société, ne font que s'effleurer. L'amour est frémissant, jamais pleinement assouvi, le désir est retenu, et même réprimé. Les deux êtres s'aiment sans se le dire. Il faudra attendre les quelques pages finales pour qu'ils osent enfin s'avouer cette évidence.



"Mon pauvre ami ! me dit-elle ; il fallait en venir là. Si vous saviez comme je vous aime ! Je ne vous l'aurais pas dit hier : aujourd'hui cela peut s'avouer, puisque c'est le mot défendu qui nous sépare."



Le style de Fromentin est aussi limpide qu'élégant, le symbole d'une époque où la langue française avait quelque chose d'altier et de subtil, comme si elle coïncidait parfaitement avec le réel. L'amour y est décrit avec une retenue de style et un ciselant absolu. Fromentin est minutieux, il est peintre. Mais il est surtout un peintre romantique et orientaliste. Plus que quiconque, il aime la suavité retenue, les amours corsetées de harem, les odalisques silencieuses, dissimulant maladroitement les soubresauts de jeunes coeurs.



Elle avait les deux bras croisés sur sa poitrine, peut-être pour en comprimer les battements. Tout son corps, penché en arrière, obéissait à des palpitations irrésistibles, et chaque respiration de sa poitrine, en se communiquant du siège à mon bras, m'imprimait à moi-même un mouvement convulsif tout pareil à celui de ma propre vie. C'était à croire que le même souffle nous animait à la fois d'une existence indivisible, et que le sang de Madeleine et non plus le mien circulait dans mon coeur entièrement dépossédé par l'amour.



Il y a le portrait de cette femme, dont on ne sait au fond presque rien de son for intérieur, si ce n'est au détour de quelques phrases et aveux. Fromentin la dessine, et la redessine à l'envi. Le narrateur l'admire, éperdument. Il la cherche à travers les pages, la croise, la perd de vue, la retrouve. C'est une histoire d'amour qui ne cessera de se chercher au fil du livre, comme si les deux êtres ne pouvaient se trouver dans la même pièce ou dans le même paragraphe. Il décrit une société où on réprime la passion et où on la vie follement. Quelques passages sur cet amour fugace sont superbes :



Je me mis à courir comme un fou, en pleine nuit, emportant, comme un lambeau du coeur de Madeleine, ce paquet de fleurs où elle avait mis ses lèvres et imprimé des morsures que je savourais comme des baisers.



Madeleine eut l'air de perdre tout à coup la raison. Je ne sais quel étourdissement la prit qui la rendit extraordinaire et positivement folle d'imprévoyance, d'exaltation et de hardiesse. Je reconnus ce regard foudroyant d'éclat qui m'avait appris le soir du théâtre que nous étions en péril, et portant toutes choses à outrance, morceau par morceau, elle me jeta pour ainsi dire son coeur à la tête, comme elle avait fait ce soir-là de son bouquet.



Il va même jusqu'à la peindre, dans une description assez sublime :



C'était un portrait coupé à mi-corps, conçu dans un style ancien, avec un fond sombre, un costume indécis, sans nul accessoire ; deux mains splendides, une chevelure à demi perdue, la tête présentée de face, ferme de contours, gravée sur la toile avec la précision d'un émail, et modelée de je ne sais quelle matière sobre, large et pourtant voilée, qui donnait à la physionomie des incertitudes extraordinaires et faisait palpiter une âme émue dans la vigoureuse incision de ce trait aussi résolu que celui d'une médaille. Je restai anéanti devant cette effigie effrayante de réalité et de tristesse. (...) Madeleine était là devant moi qui me regardait, mais avec quels yeux ! dans quelle attitude ! avec quelle pâleur et quelle mystérieuse expression d'attente et de déplaisir amer ! (...) c'était Madeleine de plus en plus triste, de plus en plus fixée dans je ne sais quelle anxiété terrible et pleine de songe. (...) Il y avait des moments où le modelé fuyant des joues, l'étincelle des yeux, l'indéfinissable dessin de la bouche donnaient à cette muette effigie des mobilités qui me faisaient peur. On eût dit qu'elle m'écoutait, me comprenait, et que l'impitoyable et savant burin qui l'avait emprisonnée dans un trait si rigide l'empêchait seul de s'émouvoir et de répondre.



Le livre est fondé sur une séparation, une antithèse, soulignée par Madeleine plus haut, "c'est le mot défendu qui nous sépare." Dominique, lui, a tranché entre les deux vies qui lui étaient offertes, celle de la passion, celle de la sérénité, presque une maxime philosophique. Il choisira la douceur d'un logis provincial, les rebords de l'océan où il avait grandi, plutôt que l'agitation de la foule et du coeur. Il y a cette petite localité rochelaise et il y a Paris, il y a la vie paysanne, il y a la bourgeoisie, il y a les délices, il y a les tourments, il y a Dominique, il y a Madeleine.



Je me souviens seulement qu'après avoir parlé vendange, récolte, chasse et campagne, seuls sujets qui nous fusses communs, le nom de Paris se présenta tout à coup comme une inévitable antithèse à toutes les simplicités comme à toutes les rusticité de la vie.



C'est aussi un jeu de miroir inversé. Julie, la soeur de Madeleine, est éperdument amoureuse d'Olivier, cousin éloigné et ami de Dominique. Dominique, lui, est éperdument amoureux de Madeleine. Mais aucun des coeurs n'est satisfait et aucun amour est réciproque, du moins en apparence, car la pudeur ici étouffe des ardeurs réelles.


Les personnages sont tous résignés à des vies qu'ils détestent. Chacun échoue dans ses aspirations et chacun s'engonce dans les conventions.


Fromentin s'intéresse aussi à l'art, à la musique, à l'écriture et écrire, il l'explique, sans vraiment l'expliciter, lui permet d'exorciser cet amour perdu. Il est en cela, et ce roman y fait allusion, pétri des classiques et de la catharsis grecque, expiation des passions, l'abjuration des pêchés.



Il chantait l'hymne éternellement tendre et pitoyable des amants qui espèrent. Une à une et dans des mélodies inouïes, il déroulait toutes les tristesses, toutes les ardeurs et toutes les espérances des coeurs bien épris. On eût dit qu'il s'adressait à Madeleine tant sa voix nous arrivait directement, pénétrante, émue, discrète, comme si ce chanteur sans entrailles eût été le confident de mes propres douleurs. J'aurais cherché cent ans dans le fond de mon coeur torturé et brûlant, avant d'y trouver un seul mot qui valût un soupir de ce mélodieux instrument qui disait tant de choses et n'en éprouvait aucune.



Fromentin a écrit ce livre pour expier son amour, un peu à la manière du personnage de Wong-Kar-Wai dans In the Mood for Love susurre son secret aux pierres d'Angor Wat, film qui a le même sujet et étonnement beaucoup de points communs. Il dissimule cet amour, qui le hante, en enchâssant son récit, en repoussant très loin le fantôme de Madeleine. Le début du roman est une fausse route, une sorte de mélancolie contemplative de l'écrivain et du peintre, qui depuis sa demeure près de La Rochelle songe à cette femme. Tout le roman est cette recherche, hantée par ce souvenir.



Je plongeais les yeux dans toutes les loges peuplées de femmes ; cela formait, vu d'en bas, une irritante exposition de bustes à peu près sans corsage et de bras nus gantés très court. J'examinais les chevelures, le teint, les yeux, les sourires ; j'y cherchais des comparaisons persuasives qui pourraient nuire au souvenir si parfait de Madeleine. Je n'avais plus qu'une idée, l'impérieuse envie de me soustraire quand même à la persécution de ce souvenir unique.



Finalement, ce roman est celui des amours mortes et du temps des résignations. Le narrateur-auteur renonce au succès et souhaite une vie paisible et cachée, loin de la capitale, loin de ses tentations, loin du coeur, près des yeux.


Il y a quelques défauts à ce livre, un début un peu poussif et faussement mystérieux, des personnages parfois lisses qui gravitent autour des principaux et une certaine précipitation dans certaines scènes mais le portrait pudique de cette femme, et cette limpidité de style, ça ne se fait plus et c'est admirable.


Fromentin demeure un peintre, fondamentalement et cela se sent, dans sa description des atmosphères et en particulier de la mer, motif auquel il revient sans cesse, la mer et ses tempêtes, ses remous, ou à l'inverse sa calme monotonie.



Il fallait y regarder attentivement pour comprendre où se terminait la mer, où le ciel commençait, tant la limite était douteuse, tant l'un et l'autre avaient la même pâleur incertaine, la même palpitation orageuse et le même infini. Je ne puis vous dire à quel point ce spectacle de l'immensité répétée deux fois, et par conséquent double d'étendue, aussi haute qu'elle était profonde, devenait extraordinaire, vu de la plate-forme du phare, et de quelle émotion commune il nous saisit.


Tom_Ab
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le 18 nov. 2020

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