Au début, on s'interroge, et au fur et à mesure des mots, des doutes s'installent. La première sortie se passe, avec son lot de ridicule et de bastonnades, et puis c'est l'inquiétude qui nous gagne. Aura-t-on à faire à une sorte de slapstick littéraire ? Don Quichotte ne sera-t-il que le cousin manchègue de Dingo, réceptacle de tous les cassages de gueule ? C'est que 1200 pages de récit nous attendent, alors forcément, on craint le pire...


Et puis... C'est comme une apparition. Entre ici, Sancho Pança, avec ton cortège de proverbes et tes rêves de gouvernement !


Sancho, mes amis, mais Sancho, c'est un petit enfant glouton et naïf, c'est l'innocence même ! Regardez-le pleurer parce qu'il s'est fait volé son grison ! Se blottir contre les jambes de son maître parce qu'un bruit dans la nuit le terrorise ! Comment ne pas s'attendrir ?


Sancho, c'est la vie croquée à pleines dents ! Du gros rouge qui tâche, une tranche de pâté, une meule de fromage pour la route, c'est les plaisirs de la table, dégustés sous l'ombre d'un chêne liège. Mariage forcé ou non, si le mari vous offre du ragoût, il ne doit pas être foncièrement mauvais.


Mais c'est aussi la cupidité, qui dérobe une cassette pleine de piécettes et l'angoisse de la perdre. C'est l'ambition démesurée de gouverner une isle, au prix de l'acceptation de toutes les folies. C'est l'effronterie, parfois pleine de subtilité, et toujours sur le point de s'en prendre une. C'est se faire prendre par ses propres ruses. C'est la gaucherie de propos malvenus, et une faiblesse d'esprit, entrecoupée d'éclats de sagesse, de plus en plus au fil des pages, jusqu'à devenir le parangon du bon sens, ainsi que les exégètes de tous poils s'en souviendront pour les siècles à venir.


C'est le rire, tout simplement, qui accompagne ce qui est pour moi un des personnages comiques les plus réussis que j'ai vu à ce jour, et la relation maître-valet la plus délicieuse qu'on puisse imaginer.



« Il me faut encore déchirer mes vêtements, éparpiller mes armes et me cogner la tête contre ses rochers, avec d'autres choses de même sorte qui vont te surprendre. »



Et si ce n'était que ça, ça serait le pied, pour sûr ! Mais non, le roman s'étale hélas en bien trop d'écueils pour les ignorer. Déjà, par la conception même de ce que doit être un roman d'après Cervantès : un enrichissement pour la vertu. Oh, pas besoin d'avoir fait 10 ans d'études littéraires pour s'en rendre compte : il expose sa théorie au travers de voix diverses tous les 5 chapitres. Mais on en reparlera.


Cette obsession moralisante et exemplaire le pousse, notamment dans la Première partie, à multiplier les digressions. J'ai rien contre les digressions en tant que telles, au contraire, mais pour le coup, elles affaiblissent considérablement le roman. On a notamment l'histoire de Cardenio, l'amant malheureux qui s'est reclus dans la montagne, qui parasite toute la fin de la Première partie, ou encore la nouvelle du Curieux Malavisé, où l'on apprend notamment que demander à son meilleur pote de draguer sa femme est une mauvaise idée. Toutes ces histoires annexes sont vraiment d'un sérieux à la limite du ridicule qui dénote complètement avec le reste de l'histoire, et malgré la qualité du dit reste, on peut difficilement ignorer ces longues pages et ces chapitres vains au moment d'attribuer une note.


De ce point de vue là, la Deuxième partie est un peu plus réussie. Mais le reproche que je ferais à cette dernière est la longueur abusive de la séquence chez le Duc et la Duchesse. Même si la sophistication de leurs tours permet de sortir de l'habituelle auberge devenue château et l'habituel clodo croisé en route devenu chevalier noir, c'était pas la peine d'en faire autant. Une des seules satisfactions de cette partie, en-dehors du moment de gloire de Sancho qui est pour moi l'acmé du roman, c'est la façon dont la cruauté de leurs tours devient de plus en plus néfaste physiquement et psychologiquement à Don Quichotte, au point de ne plus faire rire personne au château. C'est comme si Cervantès se rendait compte, en même temps que le Duc et la Duchesse (mais bien après moi hélas), de l'aspect méchant et répétitif de ces farces, et cela lui permet d'introduire progressivement la fin de son héros.


Sinon, comme évoqué plus haut, un autre défaut du livre à mon sens est la manière dont Cervantès se sert du discours direct d'un des personnages pour disserter sur des sujets un peu désuets. Et quand je dis "disserter", je veux dire que certains personnages – et en premier lieu Don Quichotte – ont le droit à des monologues qui s'étendent parfois sur plusieurs chapitres. La plupart du temps, le susnommé hidalgo déblatère sur la beauté de la chevalerie errante, et sur sa supériorité vis-à-vis d'à peu près tout ce qu'il peut trouver. Alors, ne soyons pas médisant, c'est souvent bien trouvé, et ça participe à l'épaisseur du personnage ; mais honnêtement, y en a trop. Et puis, quand il ne s'agit pas de la chevalerie errante, c'est des argumentaires détaillés sur ce que doit être le théâtre, et par-delà, la fiction : à savoir quelque chose qui renforce la vertu du spectateur / lecteur. Et c'est dit avec un ton très XVIIème siècle, qui rappelle un peu les "Querelles" françaises qui viendront quelques années plus tard ; c'est-à-dire que Cervantès refuse toute légitimité aux visions contraires à la sienne, et laisse entendre que leur aspect néfaste mériterait une interdiction. On appréciera l'ouverture d'esprit, et puis surtout, était-ce la peine d'en faire de telles tartines, et l'endroit le plus judicieux pour développer son point de vue était-il au beau milieu d'un roman ?



« Engendré dans une prison, où toute incommodité a son siège, où tout bruit sinistre fait sa demeure »



Enfin, au niveau de l'interprétation, je ne suis pas vraiment de ceux qui voient dans le roman un éloge de l'imagination et dans Don Quichotte le héros des rêveurs, ce qui m'a tout l'air d'être le cas de beaucoup de critiques ici-bas et ailleurs. J'ai du mal à extrapoler ainsi un texte aussi explicite ; cela relève selon moi de la relecture a posteriori, à l'aune du romantisme et de la préséance des sentiments ; même s'il est évident que Cervantès en dit plus qu'il ne le prétend, censure oblige (on est tout de même à une époque où ne pas croire en Dieu vaut un bûcher et ne pas obéir au roi un écartèlement, et Cervantès a qui vient l'idée du roman du fond d'un cachot en sait quelque chose). Mais s'il faut lire entre les lignes, c'est plutôt pour y voir une critique désabusée de sa société.
Non pas d'ailleurs par opposition à une époque chevaleresque, à un bon vieux temps avec des "valeurs", dont Don Quichotte serait le reliquat démodé et inadapté, puisque le sujet du roman est plus ou moins d'expliquer qu'une telle époque n'a jamais existé et n'existera jamais. Si Cervantès compare sa société à quelque chose au travers de son personnage, c'est plutôt à l'idéal inventé de toute pièce par la (mauvaise) fiction.


Parce qu'on aura beau dire, le vrai sujet du roman, répété vingt fois par Cervantès, c'est bien de dénoncer l'irréalisme abusif des livres de chevalerie. Et malgré la complicité de tous les autres personnages, Don Quichotte ne parviendra pas à trouver satisfaction à son délire de chevalier. Cid Hamet Benengeli prend soin de nous le préciser de part en part : Don Quichotte ne cesse jamais d'être triste, et l’impossibilité de devenir le héros de ses rêves et la réalité finiront par le rattraper. Il ne parviendra pas à atteindre l'étendue merveilleuse ouverte par son overdose de lecture, et sera trompé jusqu'au bout par la beauté de la fiction.


Et finalement, c'est là que le roman fait mouche, en tant qu'avertissement clairvoyant de la dureté du réel vis-à-vis de la fausseté des imaginaires invraisemblables, à l'orée de l'ère moderne, où la fiction allait bientôt devenir toute puissante.

LeRossignol
7
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste P'tites Citations de derrière les Fagots

Créée

le 18 avr. 2017

Critique lue 237 fois

1 j'aime

LeRossignol

Écrit par

Critique lue 237 fois

1

D'autres avis sur Don Quichotte

Don Quichotte
clairemouais
9

"Jamais l'oubli ne ternira sa gloire"

Partons, partons, à la suite du bon Don Quichotte et de son fidèle Sancho Pança ! Suivons les traces des chevaliers errants, cherchons les spectres de l'âge d'or Espagnol, guidons-nous grâce aux...

le 25 juil. 2013

22 j'aime

4

Don Quichotte
Elerinna
7

Critique de Don Quichotte par Elerinna

Difficile de faire une critique de ce chef d'oeuvre, déjà parce que c'est un classique, ensuite pour son genre satirique qui n'est pas vraiment un genre que j'adore mais surtout parce que je l'ai lu...

le 5 oct. 2015

7 j'aime

Don Quichotte
JimAriz
9

Critique de Don Quichotte par JimAriz

L'Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche. Dès ce titre ridiculement long, Cervantès fait déjà état de ce que sera son livre : une lettre adressée aux lecteurs de l'époque, trop avares de romans...

le 26 août 2013

6 j'aime

Du même critique

The Tree of Life
LeRossignol
7

Critique Schizophrène

"- Bah moi j'ai pas tout compris... - Ouais, mais t'as pas vu le tout début. - Oui, mais c'est quand même un peu fait pour que tu comprennes pas. - Normal, c'est complexe. Ça te plaît le complexe,...

le 24 juin 2012

11 j'aime

4

Entr'acte
LeRossignol
9

"Un œuf dansant sur un jet d'eau"

Un court-métrage de malades, appuyé sur un scénario de ce taré de Picabia, la musique de Satie, et la réalisation de Clair (même si ça ne l'est pas (ha ha ha)). On joue avec nos yeux et nos sens, le...

le 18 nov. 2011

8 j'aime

Intolérance
LeRossignol
7

Il y a mythe et mythe

J'avoue que je mets un 7 uniquement pour les décors, qui sont grandioses, les costumes et les figurants qui vont avec, les quelques beaux mouvements de caméra. Après, le reste, pour être franc, je...

le 18 janv. 2012

6 j'aime

3