Je précise que je n'ai pas lu cette traduction, mais bien celle d'Aline Schulman chez POINTS.
Je ne peux pas préjuger de la valeur de cette traduction, mais, concernant un texte qui est illisible par les espagnols dans sa langue d'écriture originelle (l'espagnol écrit du temps de Cervantes ayant varié bien plus que l'ancien français), il faut se dire que les traduction peuvent être vraiment très très TRES différente.
En ce qui concerne la traduction que j'ai lu, elle a fait foin de tous les archaïsme et propose une langue très moderne qui fait la part belle à l'incroyable fraîcheur et modernité du propos. SI on lit se livre en se disant qu'il s'agit d'un "vieux classique" on risque alors d'être surpris.
A tel point qu'à ma première lecture, j'avais l'impression que c'était un texte écrit l'année précédente par un américain s'apprétant à révolutionner le roman. Alors que non, ça avait été écrit 400 ans plus tôt, par un espagnol qui allait juste CREER le roman.
On donne à Cervantes ce nom pompeux de "Père du Roman" (ou père du roman moderne, comme vous voulez). Bon... Ce n'est PAS pompeux. C'est vrai. C'est même assez en dessous de la réalité, tellement ce texte est, encore aujourd'hui, en avance sur bien des sujets qui divisent nos contemporains ( l'égalité homme femme, pour n'en parler que d'un). Bref, c'est une bonne grosse surprise quand on s'attend à lire un truc un peu poussiéreux... (si tant est que votre traduction ne l'est pas et s'est libéré des constructions archaïsantes qu'affectionnent certains traducteurs pour "faire authentique", alors que la traduction étant de base une trahison, qui pensent ils duper ?)
Pour ma part, n'étant pas hispanophone de base ( Allemand premiere langue, Deutsch ist klasse! ), j'avais ce préjugé que Don Quichotte c'était l'histoire d'un type qui se prenait pour un chevalier et qui attaquait des moulins.
L'image d'Epinal.
Alors oui. Il fait ça.
Au chapitre 5. D'un livre qui compte plus de 500 pages. Sachant que chaque chapitre est étonnemment court.
Que fait Don Quichotte durant la cinquantaine de chapitre qui suivra ? Mystère et boules de gomme. Surement attaquer des Moulins. Et puis d'autres moulins... et puis ben... Il attaque des moulins.
Si vous voulez savoir si votre interlocuteur a lu Don Quichotte, demandez lui de quoi ça parle. S'il vous parle des moulins, c'est garanti sur facture : la personne n'a PAS lu Don Quichotte.
Comme beaucoup de récit qui suivront, Cervantes va agglomérer à son récit plein de micro-récits, souvent racontés par d'autres personnages rencontrés par la suite (on trouvera ce procédé chez bon nombre des plus grands récits fondateurs qui suivront : le Decameron, L'enfer de Dante, par exemple. On suit un personnage qui en fait est un narrateur passeur d'histoire).
Du reste, ça peut parfois perdre un peu le lecteur. Le premier livre peut être un peu déroutant et, parfois, lassant, par ses histoires à tiroir.
On rencontre un personnage qui raconte son histoire ou on rencontre un autre personnage qui raconte son histoire où il raconte son histoire où...
En revanche, dès le premier livre, Cervantes aborde des sujets d'une modernité criante : l'antisémitisme, le sexisme, l'égalité des gens, l'esclavage... et ce côté "drolatico-cocasse" qui parait à certains léger permet en fait de traiter des sujets grave et de donner un point de vue pas du tour dans la norme qu'est sensé incarner, en fait, le chevalier à la triste figure.
En donnant le rôle du classicisme et des valeurs traditionnelles (comme la femme trophée) à son personnage bouffon, Cervantes moque subtilement ces valeurs réactionnaires et glisse subtilement le lecteur dans le camp opposé.
Bref ce n'est pas un "livre rigolo" (mais on peut passer à côté, ce n'est pas grave)
En revanche, le second livre (car Don Quichotte, ce n'est pas 1 mais bien 2 livres, très différents et écrit à dix ans de distance), le second livre est une tuerie totale. La drôlerie cède le pas au sentiment. Les micros-récits se recentrent sur des actions de plus longue haleine et la fin, mama mia. Des larmes pour la mort de Don Quichotte.
Car, comme le dit si bien Sancho : la vie est une folie, mais il n'y a pas plus grande folie que de reconcer à la vie ! (citation très approximative, mais l'idée est là)
(du reste, quand vous arrivez à ce moment où le grand escogriffe renonce à combattre et à poursuivre sa vie, au nom de la raison et de la mélancolie, vous êtes comme tout le reste des personnages, vous voulez vous ruez au chevet du chevalier pour le remettre à cheval )
J'en profite pour signaler qu'il y a une super adaptation en bd par l'anglais Rob Davis (traduction Anatole Pons)