Et puis d'abord je suis qui, moi, pour donner un avis sur Proust ? Hein ?
Je suis qui, moi, du haut de mes 700 et quelques bouquins notés sur SC pour donner une note sur Marcel, que d'aucun considère comme un des maîtres absolus de la littérature française et donc mondiale, comme le summum du style, du raffinement, la maîtrise totale de la description des choses, des être et des sentiments ? Non mais franchement, hein ? Je suis qui ? Hein ? Hein ? Hein ?

Ben, pour tout dire, je suis juste un gars qui se disait, depuis un moment, que de ne pas avoir lu ou au moins essayé Proust, à 42 ans, ça commençait à peser. Non seulement faut pas mourir idiot, mais en plus, sait-on jamais ? Si ça devait être une révélation brutale et susceptible de changer ma vie, ce serait idiot d'attendre, non ?

C'est donc comme cela qu'il va falloir lire cette "critique": comme un guide du quadragénaire qui a plongé sur le tard dans l'oeuvre du maitre et renvoie une sensation, des réflexions, qui pourront peut-être éclairer d'autres personnes, qui comme moi, jusque là, s'étaient senti un peu intimidé par la taille du monument et pourraient, ce serait merveilleux, du coup se dire: "bon allez, zou ! Tentons l'aventure".

Rien de plus.
OK ? Allons-y.

Bon, parce que les thèmes, hein...
Les réserves que peuvent se faire les lecteurs d'aujourd'hui ont été partagées par les premiers lecteurs "professionnels" de Proust. D'abord refusé pour des motifs de thématique: le comité de lecture de la NRF, dont fait parti André Gide (qui s'en mordra cruellement les doigts peu de temps après) "ne voit pas l'intérêt du livre et déclare ne pas comprendre qu'un monsieur puisse employer trente pages à décrire comment il se tourne et se retourne dans son lit avant de trouver le sommeil". Voilà pour le fond. Pour la forme, l'incompréhension est proche: Jacques Madeleine (ironie du destin que ce nom !) se désole "qu'après d'infinies désolations d'être noyé dans d'insondables développements et de crispantes impatiences de ne jamais pouvoir remonter à la surface, on a aucune notion de ce dont il s'agit" (citation de Elyane Dezon-Jones, tirée de l'introduction de l'édition du livre de poche)
Voila donc les deux écueils qui heurtent le lecteur qui découvre Proust, en 1913 ou en 2011: d'abord, un style à nulle pareille, fait de phrases d'une longueur qui interdit le vagabondage de l'esprit. Souvent, il faut reprendre le début de celle-ci pour en retrouver le sujet. Ensuite, des thèmes pas toujours évident en terme de suspens et d'intérêt immédiat. A l'exemple (utilisé plus haut) du héros qui décortique l'intérieur fantasmé de sa chambre, je préfèrerais pour ma part évoquer celui d'un enfant qui ne peut s'endormir sans recevoir le baiser de sa mère. Sans déconner, on a envie de se soucier du bien-être d'un mioche aussi pleurnichard ? Dans le même ordre d'idée, la description d'une église imaginaire de sa jeunesse (subconsciente, normande) mérite-t-elle qu'on y passe plus de quinze pages alors qu'on a le poulet à aller acheter et la poubelle à descendre ?
Et ben oui, ça vaut quand même le coup, et malgré la noirceur de ces considérations introductives, je vais essayer de vous le montrer à présent.

Lire Proust, c'est commencer à penser autrement.

Le mécanisme Proustien est assez systématique. Chaque objet, chaque personne qu'il évoque est matière pour lui à digresser, à évoquer une image que ce sujet lui inspire, à comparer une situation avec une autre pour mieux en éclairer la première. Un procédé utilisé avant et après Proust mais porté par lui à un point d'incandescence. Ses comparaisons sont non seulement incessantes mais le plus souvent lumineuses. Un "c'est comme si..." qui nous replonge en enfance ou nous fait pénétrer de manière inattendue et absolue dans une compréhension différente du monde, non seulement celui que peint Proust, mais aussi celui que nous arpentons tous les jours. Après plus d'une centaine de pages du "côté de chez Swann", on se surprend à mieux détailler ce que nous voyons, à évoquer à notre tour des comparaisons qui nous auraient été auparavant inconnues et inaperçues.
Un phénomène plus que rare: précieux.

Et que comprenons-nous à la lecture de ce premier volume ? Entre autre chose que les affres de l'âme humaine sont éternelles (le lecteurs assidus de mes critiques avaient été prévenu: cela allait venir). Sa description quasi clinique des tourments amoureux, par exemple, est vertigineuse? Nous nous reconnaissons et nous redécouvrons avec une telle précision, un tel talent que e que nous ignorions de nous-même jusqu'alors semble désormais limpide et évident.

Je ne résiste pas au plaisir de citer, par exemple, cette phrase sur les convictions que nous nous forgeons et qui restent imperméables aux faits, et qui expliquent tant de vicissitudes du monde tel qu'il existe, a existé ou existera toujours: "Les faits ne pénètrent pas dans le monde où vivent nos croyances, ils n'ont pas fait naître celles-ci ils ne les détruisent pas; ils peuvent leur infliger les plus constants démentis sans les affaiblirent et une avalanche de malheurs ou de maladies se succédant sans interruption dans une famille, ne la fera pas douter de la bonté de son Dieu ou du talent de son médecin". N'est-ce pas splendide ?

Pour en terminer sur ce style si particulier et insister sur le fait qu'il est bien plus d'un enjolivement extérieur à un fond qui en serait détaché, je citerai cette fois Jean Milly, qui décrit mieux que je ne pourrai jamais le faire le style de Proust (y a quand même quelques personnes qui se sont penché sur l'auteur depuis une centaine d'année, ne soyons pas trop présomptueux):
"Le style (...) c'est la révélation de l'univers particulier que chacun de nous voit et que les autres ne voient pas. Le plaisir que nous donne un artiste, c'est de nous faire connaître un univers de plus".

Et, puisque je suis parti dans les citations, je vais donc conclure par une dernière, de ce livre, connue, mais si vraie et applicable à l'ouvrage même dont il est extrait ! C'est Swann qui parle:
"Ce que je reproche aux journaux c'est de nous faire faire attention tous les jours à des choses insignifiantes tandis que nous lisons trois ou quatre fois dans notre vie les livres où il y a des choses essentielles".
Bien dit Marcel.

(par contre, que son petit-fils, Alain, avec de tels antécédents, ait pu se mettre a la course automobile reste un mystère)
guyness

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