Ensemble d'articles écrits au début des années 1970 par Pier Paolo Pasolini, et rassemblés par lui-même, les Écrits corsaires offrent une réflexion originale et saisissante sur l'époque que vit alors l'Italie et l'ensemble de l'Occident dans ces années d'une grande transformation, d'un grand développement dont on ne sait exactement où il va.


Ce moment historique, Pasolini tente de le comprendre, de le saisir. Chose peu aisée : l'évènement est inédit, la confusion paraît totale dans les esprits. Le cinéaste décrit l'avancée inéluctable d'un capitalisme sorti triomphant de la Seconde guerre mondiale, imposant un « développement » brutal qui paraît inévitable, semant la panique chez des jeunes qui pensent qu'il ne reste que peu de temps pour conjurer le nouveau régime et des marxistes qui ne savent comment se positionner face à cet évènement inédit.


Pasolini, lui, se rend bien compte que l'histoire déraille et qu'elle ne va pas dans le sens anticipé par les marxistes : il sent que le marxisme est une idée déjà morte. D'ailleurs, la dernière révolution en date, Mai 68, n'a pas été marxiste, ou seulement en apparence. Mai 68 fut une révolution « de droite », c'est-à-dire bourgeoise, capitaliste : elle entérine la domination d'un capitalisme fondé sur la consommation et l'hédonisme. Preuve en est : dans les classes bourgeoises du Tiers-Monde, ce sont les codes de Mai 68 qui sont imités, ce qui témoigne de leur caractère dominant. Les jeunes aux cheveux longs sont l'expression d'un nouveau Pouvoir, qualification floue dont Pasolini avoue ne pas en saisir exactement la portée.


La nature exacte de ce nouveau Pouvoir, en effet, lui échappe, il l'admet. Ce n'est plus l'Église, ce ne sont pas les industriels, ce n'est plus le fascisme comme avant, ni les sociaux-démocrates. C'est la consommation, la publicité, l'hédonisme, un conformisme qui nivelle toutes les différences, qui rend tous les hommes identiques. Pasolini fait le même constat que Heidegger : la technique s'est emparée du langage, elle l'a vidée de sa richesse, de son génie créateur ; les argots et les dialectes ont disparu à une vitesse effroyable. Le langage s'est réduit à un simple appareil de communication. Plus personne ne souhaite utiliser les dialectes ou les argots d'autrefois, c'est-à-dire il y a dix ans, associés à un vieux monde prolétaire qui sert de repoussoir : le rêve, c'est de devenir cet homme hédoniste, bourgeois, conformiste, qui est décrit à la télévision.


Ce développement à marche forcée, Pasolini le qualifie de nouveau fascisme. Le fascisme des années 20-30 poursuivait le même rêve d'abolir la diversité des peuples d'Italie dans un Homme nouveau, une construction abstraite, hors-sol, mais il avait honteusement échoué dans cet objectif que personne, parmi la population, ne prenait beaucoup au sérieux. Là où le fascisme a échoué, le capitalisme, le nouveau fascisme, a réussi. Toutes les différences ont été abolies, les cultures populaires ont disparu, l'ensemble de la société s'est très rapidement embourgeoisée. Même le fascisme d'autrefois a disparu, tout comme le communisme : les hommes ne sont plus les mêmes. Ceux qu'on appelle fascistes dans les années 1970 ne sont que des jeunes paumés, et rien de plus... Et le nouveau fascisme se comporte en fasciste avec lui. Comme avec tous ses contradicteurs, car, dans la confusion, aucune pensée contradictoire n'est tolérée : le développement est incritiquable.


Fascisme, nouveau fascisme, droite, gauche : Pasolini peine à trouver un vocabulaire capable de décrire la nouvelle situation politique. Il doit utiliser des expressions aux aspects contradictoires, mais pas dénuées d'une évidente logique. Mai 68 est une révolte de droite car Mai 68 s'impose d'ores et déjà comme un nouveau conservatisme, comme expression du pouvoir des élites. D'une clairvoyance frappante, Pasolini comprend qu'un retournement de valeurs s'opère : la gauche devient conservatrice, le marxisme est relégué de facto aux oubliettes de l'histoire et la révolution qu'il prévoyait n'aura pas lieu. Cinquante ans après, son constat frappe par son incontestable évidence : de manière significative, de nos jours, la star de l'extrême gauche française du net affirme ne pas s'inquiéter par les jeunes trublions contestataires de droite car... ils finiront bien par avoir un travail, une maison, une femme et donc se calmer !


Conscient de ces contradictions, Pasolini est incapable de se positionner. Fascisme, communisme et capitalisme sont les trois catégories de l'époque pour décrire un positionnement politique. Il n'entre dans aucun des trois. Il a, certes, un passif communiste mais il a coupé les ponts avec le PCI en raison de ses trop nombreux désaccords (après avoir été remercié à cause de son homosexualité). Il pense que l'Union soviétique est le dernier conservatoire des cultures populaires, du mode de vie paysan et ouvrier. Bien sûr, il se trompe (je renvoie à l'excellente critique de Lien Rag sur le sujet), mais on comprend tout de même par là que son intérêt pour le marxisme est avant tout motivé par son amour du peuple, de l'âme populaire, du peuple concret. Chose, au vrai, fort rare : les intellectuels, qui ne viennent dans l'immense majorité des cas pas du peuple, se font rarement une idée réaliste du peuple. C'est le cas de Marx et, souvent, des marxistes, qui voient dans la révolution non pas la conservation du peuple mais sa transformation en vue de la réalisation d'un type humain idéal, voir de l'humain réellement réalisé.


Comme Heidegger, d'ailleurs, Pasolini s'inquiète de la disparition de ce peuple d'autrefois : comme le philosophe allemand, qui était d'origine paysanne, il y voit la disparition d'une humanité authentique, remplacée par un idéal-type artificiel, un homme nouveau abstrait et hors-sol auquel chacun doit se conformer. La dictature du capitalisme hédoniste, le régime le plus répressif qui ne fut jamais, a réussi à anéantir ce type humain millénaire qu'était la paysannerie. C'est par regret pour un mode de vie où les classes populaires étaient fières d'être classes populaires, fières « de leur modèle populaire d'analphabètes appréhendant pourtant le mystère de la réalité » selon son expression très belle qui vise très juste, que Pasolini regrette aussi le déclin de l'Église et du christianisme, avec lequel il entretient une relation ambigüe. Homosexuel, il garde de mauvais souvenirs des brimades qu'il recevait de la part du curé du village. Il n'en garde pas moins une certaine fascination pour la religion, surtout dans sa version paysanne, païenne, scandant les rythmes de la nature et des travaux agricoles.


La nature, c'est l'autre chose qu'il regrette. Dans son très bel article sur la « disparition des lucioles » (effectivement causée par la pollution), il termine de dresser le portrait de ce qui sera parfois appelé un socialisme conservateur. Un anarchisme populaire, méfiant à l'égard de l'État et du pouvoir, refusant la centralisation, l'uniformisation, trouvant dans la religion des valeurs pour devenir véritablement humain et servir de socle à la collectivité, conchiant les lubies progressistes virant inévitablement à la théocratie autoritaire, rejetant le confort et l'hédonisme offerts par le salariat, par le capitalisme, par le système industriel et, en miroir, promouvant un idéal d'héroïsme paysan, vivant fièrement avec peu dans la beauté de la nature. Proudhon, Orwell, Debord, Lasch, Michéa, Waechter (le fondateur des Verts), De Benoist, et, souvent, beaucoup de militants écologistes des années 1970 : cette gauche — ou ce socialisme — qui refuse frontalement et radicalement le capitalisme, même dans ses promesses de confort, de douceur, d'idylles de paix, de sécurité, d’innocuité, d'égalité auxquelles tous les autres, de droite à gauche, ont succombé. Pasolini fait partie de ces communistes qui, avant tout anticapitalistes, ont refusé fermement le nouveau capitalisme, même si celui-ci s'était paré du beau nom de progressisme.



L' « hédonisme » du pouvoir de la société de consommation a déshabitué d'un seul coup, en même pas dix ans, les Italiens de la résignation, de l'idée de sacrifice, etc. : les Italiens ne sont plus disposés — et plus du tout — à abandonner la petite quantité de confort et de bien-être (même misérable) qu'ils ont en quelque sorte gagnée. Ce que pourrait promettre un nouveau fascisme devrait donc être « confort et bien-être », ce qui est une contradiction dans les termes.



Pasolini se résout à l'évidence : il existait autrefois un monde véritablement libre où l'homme était véritablement humain, mais ce monde a disparu.


https://www.youtube.com/watch?v=_KJCVJVxaTE

Antrustion
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le 31 août 2020

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