Quand Indiana Jones rencontre le Diable fait Femme...

She, c'est avant tout un roman d'aventures, qui mêle la magie aux questionnements philosophiques sur la nature, la vie et la mort, la religion - et qui prend place dans une Afrique fantasmatique, dans le royaume de Kôr, une montagne-tombeau où vit la reine Ayesha/She/She-who-must-be-obeyed, entourée de ses sujets-esclaves.

L'exotisme et l'inconnu sont l'argument principal de l'oeuvre : on trouve comme toujours le topos du récit de voyage véridique et du manuscrit offert à quelqu'un pour qu'il le publie ou non selon s'il trouve de l'intérêt à l'histoire, avec une dimension de "vraisemblance" renforcée par la présence de vestiges archéologiques comme point de départ de l'expédition - mais c'est un voyage rocambolesque, haut en couleurs, et complètement fantastique, dans lequel nous emmènent Holly (le narrateur), Leo (son fils adoptif) et Job (leur serviteur). De l'Angleterre du XIXe à une Afrique peuplée de moustiques, de marais, de cannibales, jusqu'à un lieu hors du temps, Kôr, qui concentre les mystères des civilisations les plus anciennes de l'humanité, les oeuvres d'art les plus fines, les écritures les plus illisibles, les cadavres les mieux embaumés - et où réside bien sûr la femme la plus puissante du monde, immortelle, Vénus incarnée, qui donne son nom au titre de l'oeuvre.
C'est dans ce personnage que réside tout l'intérêt et même toute la complexité de l'oeuvre : car She (Elle en français) est-elle humaine ou non ? Examinons les arguments pour et contre :
-Pour : elle a la forme d'une femme, bien qu'elle se voile pour dissimuler son aveuglante beauté. Elle éprouve des sentiments tout "féminins" (comme on est heureux de l'apprendre ! On ne se cachera pas que Haggard met en scène une femme archétypale qui propose une conception pour le moins ambivalente des femmes de manière générale), tels l'amour, la jalousie poussée à l'extrême (jusqu'au meurtre de la rivale), l'ambition, l'orgueil, l'autorité... Et puis bon à la fin elle (SPOIL SPOIL SPOIL) meurt... Mais renaîtra fatalement un jour, dans le cadre d'une conception cyclique de la vie humaine et naturelle.
-Contre : elle est d'une beauté irréelle, dangereuse, qui fait tomber tous les hommes dès qu'ils l'entrevoient. Elle est immortelle et vit depuis 2000 ans. Elle parle tout plein de langues mortes couramment. Elle est reine d'un lieu isolé du monde où le peuple qu'elle gouverne rampe à reculons pour l'approcher. Elle peut tuer si rapidement que son geste est invisible. Elle a une fontaine magique qui montre ce qu'il y a dans l'esprit des hommes. Elle peut guérir un homme sur son lit de mort. Elle fait danser des momies enflammées pour réjouir ses hôtes. Elle se baigne nue dans un Feu occulte. Elle embrasse toutes les nuits le cadavre de son bien-aimé en se lamentant. Elle ne mange que des fruits (quoi ? Ça ne veut rien dire et il y a des végétariens fréquentables ? Mais parbleu, ouvrez les yeux ! C'est une ruse !). Bref... Elle est démoniaque, et le terme "evil" doit revenir au moins 72 000 fois dans le livre. Elle est terrifiante, personne ne lui désobéit sans être puni de mort... Bref, c'est ou une surfemme, ou Satan en personne. Ainsi, Haggard met en scène LA Femme, oui avec autant de majuscules, et nous propose le modèle de la figure féminine dangereuse, dominatrice, ensorceleuse - le fantasme masculin par excellence ?

Ainsi, si le roman paraît un peu cliché par sa mise en scène d'un voyage qui mène à la découverte d'une femme surnaturelle qui aura tellement de succès culturellement parlant, et qui constituera un des best-sellers les mieux vendus de tous les temps - exemple parfait pour de nombreux films hollywoodiens (moi, cracher sur Indiana Jones ? Jamaaaaais), on peut aller au-delà du cliché. En effet, je le disais en introduction, la réflexion philosophique va un peu au-delà des images d'Epinal sur le méchant sauvage noir anthropophage, de la femme démon, de l'Afrique comme lieu de tous les mystères. Et encore une fois cet intérêt passe par Ayesha - et Holly, qui en dialoguant soulèvent de nombreux points intéressants. L'immortalité n'est pas seulement un truisme, un fantasme, un prétexte à affabulations, mais bien une démarche philosophique : grâce à cette immortalité, Ayesha a acquis une science inédite et inouïe, qui lui permet de comparer les religions constituées pour en faire une critique élégante, subtile, et parvenir à un panthéisme certes traditionnel mais indépassable dans la perspective d'un roman fantastique (la nature dévoilant ses secrets magiques tout ça tout ça). Cela lui permet aussi de proposer une conception cyclique de la nature, je l'ai dit également, où la vie se régénère, et où la mort n'est qu'un passage au même titre que la vie, car tout homme se réincarne à un moment donné - la nature ne meurt jamais, dans sa toute-puissance, elle renaît toujours de ses cendres. Et j'en passe, mais il ne faut pas sous-estimer l'importance des dialogues dans She, et partir du principe que c'est une oeuvre manichéenne et simpliste. Non, si en surface il est vrai que c'est très critiquable, en creusant un peu il y a des raisonnements originaux. On notera aussi la présence d'une conception de l'amour à la fois vexante et pragmatique, comme soumission fatale à la beauté, qui annihile toute possibilité d'aimer quelqu'un d'autre après avoir vu Ayesha. C'est Holly, cette fois, qui nous fait part de son expérience en la matière.

Bref, nous avons là une oeuvre ambivalente : d'un côté, un roman d'aventures fantastiques avec pour coeur la figure du Malin incarnée dans une femme - d'un autre, une richesse de références indéniable, des personnages qui sentent et pensent, notamment un narrateur qui se paie le luxe d'être un professeur érudit de Cambridge. Donc y a quand même un peu de niveau.
C'est en outre assez prenant, forcément, vu le format et l'histoire (que je ne vous ai pas vraiment racontée à dessein... Mais ça parle d'amour, beaucoup, hihi.), même si ça fait quand même 400 pages. On se laisse prendre en jeu et on en retire un peu plus qu'on pourrait le croire avant d'ouvrir le bouquin. C'est quand même fondateur, en plus ! Donc à lire, pourquoi pas.

(Pardon pour le côté brouillon et un peu radoteur de ma critique.)
Eggdoll

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