Ben voilà, quoi. Génie. Génie de la simplicité et de la réflexion. Génie de la pénétration et de l'humour. Génie de l'alliance discrète entre pratique et théorie. Génie de la politesse consistant à rendre le lecteur, l'air de rien, plus intelligent quand il referme un livre. En 50 pages ? Génie.


Ça commence un peu comme un catalogue d'Ikéa : comment refaire sa maison sans dépenser trop d'argent mais en restant fidèle à ce qu'on aime. Bon. Mais, par glissement progressif et soyeux, comme une reine criminelle chez Kurosawa, voilà que Tani (oui ben je peux me montrer familier, après tout le gars vient de me faire visiter ses toilettes, hein) réalise que le Japonais est féru d'espaces sombres contrairement à l'occidental qui se la joue éclairage TDG ( "Tout dans la gueule", comme dans un bon vieux Joséphine ange gardien). Et de là, en méditant sur la porcelaine, les gâteaux, le Nô, le kabuki, les temples, les dents noires et les lèvres bleues des femmes d'antan, notre rusé Junichiro San a l'illumination (ah ah) : le Japon a depuis le commencement courtisé l'ombre non seulement par amour de la suggestion, mais surtout parce que ses habitants ont toujours cherché à intégrer les obstacles plutôt que de les combattre frontalement. Une esthétique issue d'un tempérament.


En continuant à creuser son sujet, doucement, tendrement, Tani regrette un peu que par mimétisme pressé, le Japon ait accepté sans barguigner les habitudes TDG de nos claires contrées. Pas parce qu'elles valent moins, Junichiro San serait plutôt du genre tolérant, mais parce qu'elles ne découlent pas justement du même tempérament. Ah, se dit-on, ça y est, on va avoir le droit au c'était mieux avant ! Mais c'est oublier un peu vite que ce n'est pas aux vieux singes que l'on apprend à faire la grimace : la solution de Tani est tellement plus belle, plus adéquate et plus magistrale. Laissons-la pour l'instant dans l'ombre, histoire de ne pas tout déflorer, soyons nous aussi obliques. Et laissons-lui conclure ce petit bijou trouble, comme le jade qu'il aimait tant, en retournant à l'obscurité : "et pour voir ce que cela peut donner, eh bien, je m'en vais éteindre ma lampe électrique".

Chaiev
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le 18 juin 2012

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