"De mon enfance je n'ai aucun souvenir heureux. Je ne veux pas dire que jamais, durant ces années, je n'ai éprouvé un sentiment de bonheur ou de joie. Simplement la souffrance est totalitaire : tout ce qui n'entre pas dans son système, elle le fait disparaître."

Un jeune homme, étudiant normalien et issu d’un milieu très pauvre dans un village du Nord de la France, auquel sa délicatesse, ses manières efféminées et son attirance, alors refoulée, envers les hommes, n’ont valu que brimades, insultes et coups pendant toute son enfance et son adolescence, écrit et publie à seulement vingt-deux ans ce roman autobiographique.

Et c’est un livre remarquable, au ton juste, échappant pour l’essentiel aux écueils qui le menaçaient, et qui permet de toucher du doigt les barrières quasiment infranchissables de la pauvreté, de l’éducation et du langage, par le témoignage de celui, être exceptionnel, qui a réussi à franchir ce mur.

Le titre, «En finir avec Eddy Bellegueule», et la cohabitation dans le récit de la parole de l’auteur, devenu Edouard Louis, et des mots des parents et des habitants du village, font s’ériger ce mur du langage, entre ceux qui sont exclus et les autres.

"Bellegueule est un pédé puisqu’il reçoit des coups."

La violence, verbale ou physique, est omniprésente au village, envers le narrateur, les femmes, les immigrés, et les habitants, impuissants face à leur vie sans perspective et face à ce qui est la cause réelle de leurs maux (le manque d’argent, le travail harassant à l’usine, le chômage, l’exclusion), trouvent toujours, avec l’aide de la télévision constamment allumée, et que les enfants regardent six à huit heures par jour, d’autres cibles à stigmatiser : ceux, plus pauvres qu’eux, montrés du doigt comme des fainéants qui abusent du système, les noirs ou les arabes.

"Mais alors tu fous quoi de tes journées si tu n’as pas la télé ?"

En devenant pensionnaire à Amiens à son entrée en seconde, l’auteur réussit à s’extraire de son milieu, à briser l’enchaînement de vies identiques qui se succèdent d’une génération à l’autre, et nous livre ce récit vécu de l’intérieur et qui rappelle le mémorable «Quai de Ouistreham» de Florence Aubenas.

"Des années après, lisant la biographie de Marie-Antoinette par Stefan Zweig, je penserai aux habitants du village de mon enfance et en particulier à ma mère, lorsque Zweig parle de ces femmes enragées, anéanties par la faim et la misère, qui, en 1789, se rendent à Versailles pour protester et qui, à la vue du monarque, s'écrient spontanément "Vive le roi !" : leurs corps - ayant pris la parole à leur place - déchirés entre la soumission la plus totale au pouvoir et la révolte permanente."
MarianneL
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le 26 janv. 2014

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